Cumond en 1789
Joseph d'Arlot de Frugie, septième enfant de messire Léonard d'Arlot de Frugie, marquis de Frugie, de Cumond et de Lalinde, et de Françoise de Jaubert, naquit au château de Cumond le 18 avril 1733, et fut baptisé le lendemain dans l'église paroissiale, par le curé « messire Christophe de Bertancourt ». Il eut pour parrain son oncle Joseph de Montalembert, lieutenant des maréchaux de France en Périgord, et pour marraine Mlle de Lestang (Marie-Aimée de Jaubert), sa grande tante.
Il fit ses études à la « Petite Mission » de Périgueux, et, selon l'usage, avant d'obtenir la concession des ordres mineurs, il fut pourvu du « titre clérical », ou sacerdotal, exigé « pour empescher tout clerc de mendier son pain au déshonneur de l'église », dans le cas où il ne parviendrait pas à posséder un « Bénéfice ».
C'était un patrimoine dont la valeur était déterminée, pour le diocèse de Périgueux, à cent livres de revenu annuel.
Le 12 novembre 1756, son père lui assigna ce revenu sur sa métairie de la Ferracie, dans la paroisse de Cumond, sous la garantie et caution de MM. François de Jaubert, seigneur de Lestang, ancien capitaine au régiment de Saintonge, chevalier de Saint-Louis, et François de Roux de Campagnac, seigneur de la Meynardie; et, selon l'usage encore, ce titre clérical fut publié trois fois au prône de la messe du dimanche, par le curé de Cumond « messire Martin Lafon de Givry ».
Le 5 mars 1757, le jeune clerc obtint le même jour son élévation aux ordres mineurs et au sous-diaconat, et le 4 juin suivant, son élévation au diaconat, par Jean-Chrétien de Machéco de Prémeaux, évêque de Périgueux, conseiller du Roi en tous ses conseils. Il alla alors terminer ses études théologiques à Saint-Sulpice, sous la direction du pieux abbé Eymery, et y acquit bientôt le grade de « Docteur de Sorbonne », c'est-à-dire de « Docteur en droit canon et en droit civil ». A ce titre étaient réservées de grandes prérogatives, tel que la concession de certains Bénéfices qui ne pouvaient être possédés que par des gradués en théologie, et comme le nouvel abbé pouvait encore ajouter à ces prérogatives celles que donnait la naissance, il n'eut faute de l'oublier et fit ses preuves devant Louis-Pierre d'Hozier de Sérigny, juge d'armes de France, le 7 juin 1766.
Pourvu de ces deux diplômes, il pouvait remplir avec fruit et dignité les saintes fonctions du sacerdoce et aussi prétendre aux honneurs et profits qui y seraient attachés.
Il attendait à Paris la faveur de quelque petit Bénéfice vacant, lorsqu'un ami, son contemporain et son compatriote, Léon-François-Ferdinand de Salignac de la Mothe-Fénelon, de cette illustre maison de Fénelon, où chaque génération donnait un prélat à l'Eglise, promu à l'évéché de Lombez, en Gascogne, le prit comme vicaire général de son diocèse, et lui en délivra le titre épiscopal le 20 juin 1772. L'abbé avait alors trente-neuf ans.
L'évêque était le frère d'Hippolyte-Etiennette-Charlotte de Salignac de la Mothe-Fénelon, marquise de la Cropte-Beauvais, dont la fille avait épousé en 1765 le marquis de Cumond, Léonard d'Arlot de Frugie, frère de l'abbé.
Celui-ci remplit les fonctions de vicaire général de Lombez pendant huit ans, au bout desquels, un canonicat étant venu à vaquer dans le Chapitre de l'église cathédrale de Saint-Front de Périgueux, il sollicita et obtint la faveur d'en être pourvu. A ce titre, en effet, étaient attachés de grands avantages avant la Révolution.
Le Chapitre de Saint-Front, d'origine plusieurs fois séculaire, jouissait de droits considérables et de prérogatives que les maires et les consuls avaient souvent été contraints de reconnaître et de respecter.
La bourgeoisie y coudoyait la plus ancienne noblesse. Ses prêtres, pleins de vertus, théologiens de mérite et de grand caractère, formaient un cortège imposant et vénérable autour de l'illustre prélat qui, depuis 1774, gouvernait le diocèse de Périgueux.
Emmanuel-Louis de Grossolles de Flamarens, abbé commendataire de l'abbaye royale de Saint-Just, évêque comte de Périgueux, était, comme tous ceux de sa race, un grand seigneur sachant allier à la gravité, à la sainteté du prêtre, un grand air, une politesse exquise, qui, loin de contraster avec les vertus sacerdotales, les faisaient encore plus apprécier. Son frère, le comte de Flamarens, maréchal de camp, était Grand Louvetier de France.
L'abbé de Frugie, après la mort du marquis son père, avait eu pour sa part de l'héritage paternel la terre de la Coussière avec ses huit métairies, son moulin banal, ses trois étangs, sa forêt, une maison dans le bourg de Saint-Saud, et tous ses droits seigneuriaux. Il était donc assez largement pourvu pour un abbé et un cadet de sept enfants.
Dès qu'il fut en possession de son canonicat il fit l'acquisition du petit hôtel des Faure de la Lande, nobles bourgeois de Périgueux, à proximité de Saint-Front, dans la rue Taillefer.
Après y avoir fait d'importantes réparations et l'avoir meublé, il y était venu demeurer et y vivait paisiblement, « faisant le bien et remplissant avec zèle les fonctions de sa charge », lorsque la mort prématurée de son frère, le marquis de Cumond, en 1787, vint brusquement l'appeler à d'autres devoirs. La marquise de Cumond, MarieJacqueline-Augustine de la Cropte de Chantérac, était morte, elle aussi, prématurément, en 1777, à l'âge de trente ans. Le marquis laissait orphelins une jeune fille de seize ans, Françoise-Henriette, née le 23 décembre 1771, et un enfant de quatorze ans, Louis-Marie d'Arlot marquis de Frugie et de Cumond, né à Cumond, le 5 janvier 1773, filleul de Louis Charles de la Cropte chevalier de Chantérac, frère de sa mère, et de Mlle de la Courre, Marie d'Arlot de Frugie, devenue plus tard Mme de Vassal, sœur de son père.
Dès l'âge de six ans, on l'avait mis à cheval, il suivait la chasse, s'endurcissait à la fatigue et aux intempéries, et devenait un écuyer consommé, ce qui ne l'empêchait pas de s'instruire aux leçons d'un précepteur habile qui lui enseignait la littérature et l'histoire. Il cultivait aussi les arts et jouait agréablement du violon.
Le conseil de famille du jeune orphelin, réuni à Périgueux le 17 décembre 1787, désigna l'abbé de Frugie pour être son tuteur, et celui-ci vint alors habiter le château de Cumond où il se dévoua tout entier, avec le plus grand désintéressement et la plus touchante sollicitude, aux intérêts de son neveu.
« Servir l'Etat, aller aux coups, exposer sa vie, acquitter sa dette héréditaire, l'impôt du sang, le plus lourd des impôts, et après quinze ou vingt ans de service, s'il n'avait pas atteint par un prodigieux hasard la fortune, les hauts grades réservés d'ordinaire aux courtisans de Versailles, rentrer au logis avec le brevet de capitaine et la croix de Saint-Louis, content d'avoir fait son devoir et d'être honorable à ses propres yeux, telle était alors la destinée d'un jeune gentilhomme. »
« D'où venait ce préjugé antique qui faisait dire : le noble métier des armes ? D'où venait cette distinction profonde entre l'officier et le soldat dans notre ancienne société ? Il venait de ce que le soldat était racolé, embauché, de ce qu'il recevait un prix pour servir, tandis que l'officier donnait ce prix au lieu de le recevoir. Il avait dans l'ancienne société française le privilège de se ruiner au service de la patrie en lui donnant son temps, sa santé, son patrimoine, souvent sa vie. »
De là l'attrait de la noblesse pour ce noble métier.
Imbu de ces idées dès sa première jeunesse, l'imagination enflammée aux récits que son père et ses oncles avaient faits devant lui de leurs faits d'armes, de leurs campagnes, le jeune marquis s'était accoutumé à considérer leur état comme le seul qu'il pût embrasser. L'abbé, de son côté, envisageait pour lui dans cet état l'obligation d'un noble devoir à remplir, d'une tradition de famille à continuer. Il le fit entrer dès l'âge de quatorze ans, en 1787, comme cadet gentilhomme, au régiment de « Royal Champagne ».
Il était donc, dès cet âge, de « cette élite de citoyens patriotes, ainsi que le dit Taine, autant que militaires par naissance, éducation et condition, qu'il importait le plus de préserver, puisqu'elle fournissait des instruments tout fabriqués de défense, à l'intérieur contre les scélérats et les bandits, à l'extérieur contre l'ennemi. »
Ils furent les premiers frappés.
Les compagnies de « cadets », la pépinière naturelle et spéciale de l'officier d'élite, ayant été supprimées en 1789, le jeune cadet du Régiment de Champagne fut contraint de rentrer dans ses foyers après deux ans d'école, au moment où il allait être gradé. Il revint à Cumond auprès de son oncle et tuteur.
C'est là qu'ils étaient réunis quand la Révolution éclata.
A l'assemblée des trois États de la province de Périgord tenue à Périgueux en l'église de Saint-Front, sous la présidence du marquis de Labrousse Verteillac, maréchal de camp, gouverneur et grand sénéchal de Périgord, le 16 mars 1789, l'abbé vota comme appartenant au clergé et comme chanoine, avec le Chapitre de Saint-Front représenté par l'abbé de Chabans-Richemont, grand archidiacre, et les chanoines de Ladoire de Chamizac et de Malet.
Comme seigneur de la châtellenie de la Coussière, Saint-Saud, Romain, la Besse, il vota aussi avec l'ordre de la noblesse, s'étant fait représenter par haut et puissant seigneur messireJean-François Faubournet, chevalier de Montferrand, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis.
Enfin, en qualité de curateur de haut et puissant seigneur messire Louis-Marie d'Arlot marquis de Frugie, et de Françoise-Henriette d'Arlot de Frugie, ses neveux, il donna mission à haut et puissant seigneur messire Jacques d'Arlot de Frugie, comte de la Roque, Lieutenant Général des armées du Roi, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, leur grand-oncle, de les représenter dans le même ordre de la noblesse et d'y voter en leur nom.
En Périgord, les premiers événements de la Révolution furent tempérés par le caractère pacifique et honnête des populations, par les liens de respect et d'estime qui les unissaient à ceux qu'ils considéraient plutôt comme des amis et des protecteurs que comme des tyrans et des oppresseurs, avec lesquels ils vivaient sur le pied de la plus grande familiarité. Aussi les explosions, au début, furent rares et isolées.
Le 23 juillet 1789, neuf jours après la prise de la Bastille, « le Conseil des communes de la ville de Périgueux » avait été nommé par les mêmes électeurs qui, au mois de mars précédent, avaient voté pour les Etats Généraux, avec Pipaud des Granges pour président, et l'on avait vu le Lieutenant général comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, le fondé de pouvoir du jeune marquis de Frugie et Cumond, à la tête d'une délégation de la noblesse, se présenter devant le conseil et mettre solennellement la main dans la main de son président, au nom de son ordre, et Pipaud des Granges le prier de rassurer la noblesse et l'assurer que les communes, n'étant animées que de l'amour du bien public, s'empresseraient, dans toutes les circonstances où le concours des ordres serait nécessaire pour opérer le bien, de convaincre messieurs de la noblesse de la réalité de leurs sentiments.
Le 16 août, ces mêmes députés de la noblesse, conduits encore par le même comte de la Roque, s'étaient présentés de nouveau au conseil pour lui renouveler leurs offres de service :
« Lui demander de les comprendre au nombre de ses » concitoyens pour être employés comme tels partout où le bien commun et la sagesse du conseil le croiraient nécessaire. »
Quatre jours après, tout le Chapitre, où figurait en personne l'abbé de Frugie, était venu à son tour adhérer à ce traité fraternel.
« Venez donc, Messieurs, s'écriait Pipaud, venez nous apprendre par votre doctrine et votre exemple l'attachement que nous devons au bien commun. Venez nous montrer que vos vertus doivent consolider et assurer la paix de toute une famille qui cherche à se réunir après avoir été divisée longtemps par de vains préjugés ! Jouissez, Messieurs, de l'avantage que vous avez d'être les guides des autres citoyens. »
Le 23 août, ce pacte d'union avait reçu sa consécration solennelle dans la vaste basilique de Saint-Front, où le maire Pipaud, l'archidiacre du chapitre l'abbé de Chabans, le comte de la Roque, comme présidents de leur Ordre, avaient discouru tour à tour et s'étaient engagés par serment.
« Et tous les délibérants, remplis de la joie de l'union qu'ils venaient de contracter, votaient qu'ils assisteraient, ainsi que toutes les compagnies patriotiques, à un Te Deum, qui serait chanté le mardi matin dans l'église cathédrale, à l'issue duquel il serait allumé un feu de joie, et qu'il y aurait illumination le soir. »
Deux cent quarante-sept signatures figurent au bas de cet acte. On y voit, du côté de la noblesse, les Arlot de Frugie, les Abzac de la Douze, les Beaupoil de Sainte-Aulaire, les Chapt de Rastignac, les Lestrade, les La Rocheaymon, les Touchebœuf, et vingt autres; du côté du clergé, dix-huit chanoines, dont l'abbé de Frugie, l'abbé de Chabans-Richemont, l'abbé de la Doire, et seize autres ecclésiastiques; enfin, du côté du Tiers, le maire Pipaud, tous les consuls, Lamarque, Moulinard, Chillaud la Rigaudie. Prêtres, nobles, bourgeois, artisans, mettaient en commun leur généreuse abnégation et leur mutuel appui.
C'est que dans l'intervalle de ces deux réunions avait éclaté par toute la France « le jour de la grande peur ». Dieu avait voulu que « la fille aînée de l'Eglise » eût, elle aussi, comme le Divin Fils au Jardin des Oliviers, l'horrible et sanglante vision du lendemain.
La nouvelle qu'une bande de brigands et de malfaiteurs avait pris la Bastille, massacré sa garnison, promené au bout d'une pique la tête coupée du gouverneur Delaunay, égorgé Flesselles, le prévôt des marchands, avait gagné la province; et en ces temps où le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone étaient inconnus, les nouvelles, colportées de ville en ville par les voyageurs et les postillons, arrivaient tardives, toujours grossies et défigurées en proportion des distances.
La journée du 14 Juillet avait ainsi pris peu à peu la forme d'une invasion. Les brigands échappés de Paris marchaient, disait-on, sur la province, et tous les regards, fixés du côté de Paris, entrevoyaient déjà, dans des tourbillons de poussière, la forme indécise des objets à l'horizon, les « Carrier », les « Couthon », les « Marast », les « Collotd'Herbois », les têtes coupées, les demeures incendiées et pillées, les fusillades de Lyon, les noyades de Nantes, le sang coulant à flots du nord au midi.
Les gens demandaient avec des cris lamentables de leur envoyer du secours contre les meurtriers qui allaient les égorger. Les cloches sonnant le tocsin, les tambours battant aux champs, augmentaient encore l'effroi. Dans les campagnes, les habitants affolés accouraient armés de haches, de faux, de fusils, de fourches et de volants; et aussitôt s'orgamisèrent de toute part, contre « le péril national », les milices populaires dénommées pour cette raison « les gardes nationales ».
« Sur la crainte générale où est toute la province du Périgord de se voir assaillie de moment à autre par les brigands qui roulent dans le royaume, et pour se conformer à ce qui a été établi dans différents endroits de la campagne relativement à la sécurité publique; ensemble, sur l'invitation du Roi et de l'Assemblée Nationale à tous les fidèles sujets du Royaume de s'aviser des précautions nécessaires pour prévenir tous troubles et séditions, du consentement unanime, il a été formé une troupe pour remplir les intentions du Roi, de la Nation, et des bons citoyens. »
Les gentilshommes, à raison de leurs titres militaires, étaient désignés de plein droit pour le commandement et l'instruction de ces milices; et les officiers municipaux et citoyens assemblés se donnèrent pour chefs ou capitaines des Lestrade, des Bayly, des Sanzillon, des Marqueyssac, des Fayolle, des Rastignac, des Beynac, des Comarque, pendant que le Conseil des communes de la ville de Périgueux, qui espérait bien tenir sous sa direction cet armement provincial, nommait le lieutenant général comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, « inspecteur général des troupes de la province ».
L'alerte de « la grande peur » avait été particulièrement vive dans la région de Ribérac, où le juge de la châtellenie de la Rochechalais, Galaup, avait demandé par exprès envoyé à Coutras, le 30, un prompt secours, dans la crainte où l'on était, à la Roche et dans le pays voisin, d'être attaqué par une troupe de brigands que les uns portaient de six à dix mille, d'autres de vingt à trente mille, qui mettaient tout à feu après avoir pillé et égorgé ce qui leur résistait.
A Saint-Privat, ce même jour, 30, un messager était arrivé sur les dix heures du matin, annonçant que les « Anglais » pillaient, brûlaient, saccageaient tout, et devaient être à cette heure à Aubeterre, passant la Dronne « au grand pont », et « au port de la Bernarde », dans Cumond.
« En conséquence, dit un contemporain, l'alarme formée partout, les gens en armes, épieux, fourches, partent et vont en avant, sans savoir où, se rencontrent mutuellement, se prennent respectivement pour ennemis, décampent. Les plus sages envoient des estafettes vérifier les endroits indiqués, et par là on vérifie partout que ce n'est que de la peur. »
Comme dans toutes les bourgades de la province, une milice s'était aussitôt formée à Saint-Privat, sous le commandement d'un jeune homme de dix-neuf ans, mais déjà dans les chevau-légers de la garde du roi, Léonard de Belhade-Taudias, seigneur de la Mothe, du Mas de Montet, du Repaire-Brunet, dans Saint-Privat, et du Désert, dans Montpaon, habitant alors avec sa mère, le château de La Mothe Saint-Privat, neveu de l'abbé de Frugie.
Par une singulière ironie du sort, ce fut cette milice, instituée pour défendre le pays et y maintenir l'ordre, qui, au contraire, y donna naissance aux premiers troubles; une misérable querelle de gentilshommes qui y provoqua le désordre.
Les Belhade étaient dans Saint-Privat les héritiers universels et les représentants de la noble et ancienne famille des Malleret du Mas de Montet de Saint-Privat et du Repaire Brunet possessionnée dans cette paroisse depuis plus de trois siècles.
Un certain Dubreuilh, simple procureur d'office de la juridiction de Saint-Privat, qui avait pris femme chez les Malleret en 1574, en avait aussi pris le nom. Ses descendants se qualifiaient sans droit seigneurs de Malleret, de Saint-Privat, de la Mothe, etc. Il en était résulté un procès entre les Malleret et les Dubreuilh, à la suite duquel ces derniers avaient été condamnés comme usurpateurs de noblesse en 1660, et contraints de vendre leur terre de la Renaudie aux Duchazeaud de la Reynerie qui l'avaient transmise par alliance aux Tessières de Miremont, en 1769, avec toutes les prétentions seigneuriales et honorifiques des Dubreuilh de Malleret, d'où étaient provenus de nouveaux et interminables procès entre les Belhade et les Tessières, une haine invétérée entre les deux familles.
M. de Tessières, donc, pour faire échec au commandant de la milice de Saint-Privat, réunit un parti de dissidents, détourna quelques gens de la troupe, prétendit faire bénir son drapeau, et mit dans cette compétition un acharnement tel que M. de Belhade dut en appeler au « comité » qui s'était constitué à Saint-Privat dès la première heure, à l'instigation et sous l'égide du « Conseil des communes de Périgueux ».
Le Comité de Saint-Privat en avait référé aussitôt à celui de Périgueux, qui s'était empressé d'expédier sur les lieux un détachement de grenadiers commandé par le notaire Lavergne, son capitaine.
L'intrépide notaire s'empara de quelques mutins et les emmena à Périgueux. Le Conseil se chargea de l'information, qui fut longue, vu les péripéties du conflit. En effet, « le Conseil des communes de la ville de Périgueux et province de Périgord » vit bientôt surgir à côté de lui, et bien plus redoutable que messieurs de la noblesse, le « comité des subsistances», puis, à la formation des communes, le Conseil municipal.
Pipaud, très conciliant, crut qu'il était prudent de faire préciser dans un pacte en règle, par les deux assemblées, les conditions de leur association mutuelle dans le partage de l'autorité.
C'est encore le comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, qui, avec Lamarque, La Rouverade, Louveret, Dubouché et Foncrose, fut chargé par le Conseil municipal de Périgueux d'examiner le plan proposé par Pipaud.
Dans ce conflit d'ambitions locales, l'entente était impossible; un sourd antagonisme ne tarda pas à se manifester entre les deux comités. La municipalité contesta au Conseil des communes la juridiction qu'il s'était attribuée vis-à-vis des milices nationales, particulièrement dans l'affaire de Saint-Privat.
Les prisonniers de la troupe du chevalier de Tessières avaient été incarcérés dans les prisons de Périgueux. Le chevalier n'en était pas. Il était cependant impliqué comme les autres dans les poursuites, sous l'inculpation de violation des règlements militaires. Des murmures s'élevèrent dans la ville. Les ennemis du Conseil des communes excitaient contre lui l'opinion. A sa séance du 9 décembre, deux personnages importants, Poumeyrol, juge de la ville, et Giry, notaire apostolique, cousin des Giry de Saint-Privat, vinrent lui demander compte de son coup d'autorité.
Pipaud répondit que le Conseil, régulièrement requis par la municipalité de Saint-Privat, n'avait agi que dans l'exercice de sa juridiction militaire, attendu qu'il s'agissait d'un cas d'insubordination et de menaces violentes contre le chef de la garde nationale de Saint-Privat, commis par une partie de cette garde. Le Conseil se montra néanmoins disposé à accorder aux prisonniers leur liberté provisoire sous caution.
Ceux-ci repoussèrent cette condition. Il devenait imprudent d'éterniser la détention, alors surtout que Tessières restait en liberté.
Le Conseil fit amener les prisonniers à sa barre. Le chevalier, cette fois, y fut aussi mandé et il s'y présenta ponctuellement. On exigea des inculpés le serment de se représenter toutes les fois qu'ils en seraient requis, « avec injonction, tant audit sieur de Tessières qu'à tous autres commandants de la troupe patriotique de Saint-Privat, de n'assembler la troupe, sous aucun prétexte, à moins de requis du comité local ».
Le chevalier jura, les prisonniers de même, et chacun s'en revint chez soi, mais non sans rapporter et répandre alentour de terribles ferments de haine et de rancune.
Source : Cumond, une commune rurale du Périgord sous la première république.
Il fit ses études à la « Petite Mission » de Périgueux, et, selon l'usage, avant d'obtenir la concession des ordres mineurs, il fut pourvu du « titre clérical », ou sacerdotal, exigé « pour empescher tout clerc de mendier son pain au déshonneur de l'église », dans le cas où il ne parviendrait pas à posséder un « Bénéfice ».
C'était un patrimoine dont la valeur était déterminée, pour le diocèse de Périgueux, à cent livres de revenu annuel.
Le 12 novembre 1756, son père lui assigna ce revenu sur sa métairie de la Ferracie, dans la paroisse de Cumond, sous la garantie et caution de MM. François de Jaubert, seigneur de Lestang, ancien capitaine au régiment de Saintonge, chevalier de Saint-Louis, et François de Roux de Campagnac, seigneur de la Meynardie; et, selon l'usage encore, ce titre clérical fut publié trois fois au prône de la messe du dimanche, par le curé de Cumond « messire Martin Lafon de Givry ».
Le 5 mars 1757, le jeune clerc obtint le même jour son élévation aux ordres mineurs et au sous-diaconat, et le 4 juin suivant, son élévation au diaconat, par Jean-Chrétien de Machéco de Prémeaux, évêque de Périgueux, conseiller du Roi en tous ses conseils. Il alla alors terminer ses études théologiques à Saint-Sulpice, sous la direction du pieux abbé Eymery, et y acquit bientôt le grade de « Docteur de Sorbonne », c'est-à-dire de « Docteur en droit canon et en droit civil ». A ce titre étaient réservées de grandes prérogatives, tel que la concession de certains Bénéfices qui ne pouvaient être possédés que par des gradués en théologie, et comme le nouvel abbé pouvait encore ajouter à ces prérogatives celles que donnait la naissance, il n'eut faute de l'oublier et fit ses preuves devant Louis-Pierre d'Hozier de Sérigny, juge d'armes de France, le 7 juin 1766.
Pourvu de ces deux diplômes, il pouvait remplir avec fruit et dignité les saintes fonctions du sacerdoce et aussi prétendre aux honneurs et profits qui y seraient attachés.
Il attendait à Paris la faveur de quelque petit Bénéfice vacant, lorsqu'un ami, son contemporain et son compatriote, Léon-François-Ferdinand de Salignac de la Mothe-Fénelon, de cette illustre maison de Fénelon, où chaque génération donnait un prélat à l'Eglise, promu à l'évéché de Lombez, en Gascogne, le prit comme vicaire général de son diocèse, et lui en délivra le titre épiscopal le 20 juin 1772. L'abbé avait alors trente-neuf ans.
L'évêque était le frère d'Hippolyte-Etiennette-Charlotte de Salignac de la Mothe-Fénelon, marquise de la Cropte-Beauvais, dont la fille avait épousé en 1765 le marquis de Cumond, Léonard d'Arlot de Frugie, frère de l'abbé.
Celui-ci remplit les fonctions de vicaire général de Lombez pendant huit ans, au bout desquels, un canonicat étant venu à vaquer dans le Chapitre de l'église cathédrale de Saint-Front de Périgueux, il sollicita et obtint la faveur d'en être pourvu. A ce titre, en effet, étaient attachés de grands avantages avant la Révolution.
Le Chapitre de Saint-Front, d'origine plusieurs fois séculaire, jouissait de droits considérables et de prérogatives que les maires et les consuls avaient souvent été contraints de reconnaître et de respecter.
La bourgeoisie y coudoyait la plus ancienne noblesse. Ses prêtres, pleins de vertus, théologiens de mérite et de grand caractère, formaient un cortège imposant et vénérable autour de l'illustre prélat qui, depuis 1774, gouvernait le diocèse de Périgueux.
Emmanuel-Louis de Grossolles de Flamarens, abbé commendataire de l'abbaye royale de Saint-Just, évêque comte de Périgueux, était, comme tous ceux de sa race, un grand seigneur sachant allier à la gravité, à la sainteté du prêtre, un grand air, une politesse exquise, qui, loin de contraster avec les vertus sacerdotales, les faisaient encore plus apprécier. Son frère, le comte de Flamarens, maréchal de camp, était Grand Louvetier de France.
L'abbé de Frugie, après la mort du marquis son père, avait eu pour sa part de l'héritage paternel la terre de la Coussière avec ses huit métairies, son moulin banal, ses trois étangs, sa forêt, une maison dans le bourg de Saint-Saud, et tous ses droits seigneuriaux. Il était donc assez largement pourvu pour un abbé et un cadet de sept enfants.
Dès qu'il fut en possession de son canonicat il fit l'acquisition du petit hôtel des Faure de la Lande, nobles bourgeois de Périgueux, à proximité de Saint-Front, dans la rue Taillefer.
Après y avoir fait d'importantes réparations et l'avoir meublé, il y était venu demeurer et y vivait paisiblement, « faisant le bien et remplissant avec zèle les fonctions de sa charge », lorsque la mort prématurée de son frère, le marquis de Cumond, en 1787, vint brusquement l'appeler à d'autres devoirs. La marquise de Cumond, MarieJacqueline-Augustine de la Cropte de Chantérac, était morte, elle aussi, prématurément, en 1777, à l'âge de trente ans. Le marquis laissait orphelins une jeune fille de seize ans, Françoise-Henriette, née le 23 décembre 1771, et un enfant de quatorze ans, Louis-Marie d'Arlot marquis de Frugie et de Cumond, né à Cumond, le 5 janvier 1773, filleul de Louis Charles de la Cropte chevalier de Chantérac, frère de sa mère, et de Mlle de la Courre, Marie d'Arlot de Frugie, devenue plus tard Mme de Vassal, sœur de son père.
Dès l'âge de six ans, on l'avait mis à cheval, il suivait la chasse, s'endurcissait à la fatigue et aux intempéries, et devenait un écuyer consommé, ce qui ne l'empêchait pas de s'instruire aux leçons d'un précepteur habile qui lui enseignait la littérature et l'histoire. Il cultivait aussi les arts et jouait agréablement du violon.
Le conseil de famille du jeune orphelin, réuni à Périgueux le 17 décembre 1787, désigna l'abbé de Frugie pour être son tuteur, et celui-ci vint alors habiter le château de Cumond où il se dévoua tout entier, avec le plus grand désintéressement et la plus touchante sollicitude, aux intérêts de son neveu.
« Servir l'Etat, aller aux coups, exposer sa vie, acquitter sa dette héréditaire, l'impôt du sang, le plus lourd des impôts, et après quinze ou vingt ans de service, s'il n'avait pas atteint par un prodigieux hasard la fortune, les hauts grades réservés d'ordinaire aux courtisans de Versailles, rentrer au logis avec le brevet de capitaine et la croix de Saint-Louis, content d'avoir fait son devoir et d'être honorable à ses propres yeux, telle était alors la destinée d'un jeune gentilhomme. »
« D'où venait ce préjugé antique qui faisait dire : le noble métier des armes ? D'où venait cette distinction profonde entre l'officier et le soldat dans notre ancienne société ? Il venait de ce que le soldat était racolé, embauché, de ce qu'il recevait un prix pour servir, tandis que l'officier donnait ce prix au lieu de le recevoir. Il avait dans l'ancienne société française le privilège de se ruiner au service de la patrie en lui donnant son temps, sa santé, son patrimoine, souvent sa vie. »
De là l'attrait de la noblesse pour ce noble métier.
Imbu de ces idées dès sa première jeunesse, l'imagination enflammée aux récits que son père et ses oncles avaient faits devant lui de leurs faits d'armes, de leurs campagnes, le jeune marquis s'était accoutumé à considérer leur état comme le seul qu'il pût embrasser. L'abbé, de son côté, envisageait pour lui dans cet état l'obligation d'un noble devoir à remplir, d'une tradition de famille à continuer. Il le fit entrer dès l'âge de quatorze ans, en 1787, comme cadet gentilhomme, au régiment de « Royal Champagne ».
Il était donc, dès cet âge, de « cette élite de citoyens patriotes, ainsi que le dit Taine, autant que militaires par naissance, éducation et condition, qu'il importait le plus de préserver, puisqu'elle fournissait des instruments tout fabriqués de défense, à l'intérieur contre les scélérats et les bandits, à l'extérieur contre l'ennemi. »
Ils furent les premiers frappés.
Les compagnies de « cadets », la pépinière naturelle et spéciale de l'officier d'élite, ayant été supprimées en 1789, le jeune cadet du Régiment de Champagne fut contraint de rentrer dans ses foyers après deux ans d'école, au moment où il allait être gradé. Il revint à Cumond auprès de son oncle et tuteur.
C'est là qu'ils étaient réunis quand la Révolution éclata.
A l'assemblée des trois États de la province de Périgord tenue à Périgueux en l'église de Saint-Front, sous la présidence du marquis de Labrousse Verteillac, maréchal de camp, gouverneur et grand sénéchal de Périgord, le 16 mars 1789, l'abbé vota comme appartenant au clergé et comme chanoine, avec le Chapitre de Saint-Front représenté par l'abbé de Chabans-Richemont, grand archidiacre, et les chanoines de Ladoire de Chamizac et de Malet.
Comme seigneur de la châtellenie de la Coussière, Saint-Saud, Romain, la Besse, il vota aussi avec l'ordre de la noblesse, s'étant fait représenter par haut et puissant seigneur messireJean-François Faubournet, chevalier de Montferrand, ancien capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis.
Enfin, en qualité de curateur de haut et puissant seigneur messire Louis-Marie d'Arlot marquis de Frugie, et de Françoise-Henriette d'Arlot de Frugie, ses neveux, il donna mission à haut et puissant seigneur messire Jacques d'Arlot de Frugie, comte de la Roque, Lieutenant Général des armées du Roi, commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, leur grand-oncle, de les représenter dans le même ordre de la noblesse et d'y voter en leur nom.
En Périgord, les premiers événements de la Révolution furent tempérés par le caractère pacifique et honnête des populations, par les liens de respect et d'estime qui les unissaient à ceux qu'ils considéraient plutôt comme des amis et des protecteurs que comme des tyrans et des oppresseurs, avec lesquels ils vivaient sur le pied de la plus grande familiarité. Aussi les explosions, au début, furent rares et isolées.
Le 23 juillet 1789, neuf jours après la prise de la Bastille, « le Conseil des communes de la ville de Périgueux » avait été nommé par les mêmes électeurs qui, au mois de mars précédent, avaient voté pour les Etats Généraux, avec Pipaud des Granges pour président, et l'on avait vu le Lieutenant général comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, le fondé de pouvoir du jeune marquis de Frugie et Cumond, à la tête d'une délégation de la noblesse, se présenter devant le conseil et mettre solennellement la main dans la main de son président, au nom de son ordre, et Pipaud des Granges le prier de rassurer la noblesse et l'assurer que les communes, n'étant animées que de l'amour du bien public, s'empresseraient, dans toutes les circonstances où le concours des ordres serait nécessaire pour opérer le bien, de convaincre messieurs de la noblesse de la réalité de leurs sentiments.
Le 16 août, ces mêmes députés de la noblesse, conduits encore par le même comte de la Roque, s'étaient présentés de nouveau au conseil pour lui renouveler leurs offres de service :
« Lui demander de les comprendre au nombre de ses » concitoyens pour être employés comme tels partout où le bien commun et la sagesse du conseil le croiraient nécessaire. »
Quatre jours après, tout le Chapitre, où figurait en personne l'abbé de Frugie, était venu à son tour adhérer à ce traité fraternel.
« Venez donc, Messieurs, s'écriait Pipaud, venez nous apprendre par votre doctrine et votre exemple l'attachement que nous devons au bien commun. Venez nous montrer que vos vertus doivent consolider et assurer la paix de toute une famille qui cherche à se réunir après avoir été divisée longtemps par de vains préjugés ! Jouissez, Messieurs, de l'avantage que vous avez d'être les guides des autres citoyens. »
Le 23 août, ce pacte d'union avait reçu sa consécration solennelle dans la vaste basilique de Saint-Front, où le maire Pipaud, l'archidiacre du chapitre l'abbé de Chabans, le comte de la Roque, comme présidents de leur Ordre, avaient discouru tour à tour et s'étaient engagés par serment.
« Et tous les délibérants, remplis de la joie de l'union qu'ils venaient de contracter, votaient qu'ils assisteraient, ainsi que toutes les compagnies patriotiques, à un Te Deum, qui serait chanté le mardi matin dans l'église cathédrale, à l'issue duquel il serait allumé un feu de joie, et qu'il y aurait illumination le soir. »
Deux cent quarante-sept signatures figurent au bas de cet acte. On y voit, du côté de la noblesse, les Arlot de Frugie, les Abzac de la Douze, les Beaupoil de Sainte-Aulaire, les Chapt de Rastignac, les Lestrade, les La Rocheaymon, les Touchebœuf, et vingt autres; du côté du clergé, dix-huit chanoines, dont l'abbé de Frugie, l'abbé de Chabans-Richemont, l'abbé de la Doire, et seize autres ecclésiastiques; enfin, du côté du Tiers, le maire Pipaud, tous les consuls, Lamarque, Moulinard, Chillaud la Rigaudie. Prêtres, nobles, bourgeois, artisans, mettaient en commun leur généreuse abnégation et leur mutuel appui.
C'est que dans l'intervalle de ces deux réunions avait éclaté par toute la France « le jour de la grande peur ». Dieu avait voulu que « la fille aînée de l'Eglise » eût, elle aussi, comme le Divin Fils au Jardin des Oliviers, l'horrible et sanglante vision du lendemain.
La nouvelle qu'une bande de brigands et de malfaiteurs avait pris la Bastille, massacré sa garnison, promené au bout d'une pique la tête coupée du gouverneur Delaunay, égorgé Flesselles, le prévôt des marchands, avait gagné la province; et en ces temps où le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone étaient inconnus, les nouvelles, colportées de ville en ville par les voyageurs et les postillons, arrivaient tardives, toujours grossies et défigurées en proportion des distances.
La journée du 14 Juillet avait ainsi pris peu à peu la forme d'une invasion. Les brigands échappés de Paris marchaient, disait-on, sur la province, et tous les regards, fixés du côté de Paris, entrevoyaient déjà, dans des tourbillons de poussière, la forme indécise des objets à l'horizon, les « Carrier », les « Couthon », les « Marast », les « Collotd'Herbois », les têtes coupées, les demeures incendiées et pillées, les fusillades de Lyon, les noyades de Nantes, le sang coulant à flots du nord au midi.
Les gens demandaient avec des cris lamentables de leur envoyer du secours contre les meurtriers qui allaient les égorger. Les cloches sonnant le tocsin, les tambours battant aux champs, augmentaient encore l'effroi. Dans les campagnes, les habitants affolés accouraient armés de haches, de faux, de fusils, de fourches et de volants; et aussitôt s'orgamisèrent de toute part, contre « le péril national », les milices populaires dénommées pour cette raison « les gardes nationales ».
« Sur la crainte générale où est toute la province du Périgord de se voir assaillie de moment à autre par les brigands qui roulent dans le royaume, et pour se conformer à ce qui a été établi dans différents endroits de la campagne relativement à la sécurité publique; ensemble, sur l'invitation du Roi et de l'Assemblée Nationale à tous les fidèles sujets du Royaume de s'aviser des précautions nécessaires pour prévenir tous troubles et séditions, du consentement unanime, il a été formé une troupe pour remplir les intentions du Roi, de la Nation, et des bons citoyens. »
Les gentilshommes, à raison de leurs titres militaires, étaient désignés de plein droit pour le commandement et l'instruction de ces milices; et les officiers municipaux et citoyens assemblés se donnèrent pour chefs ou capitaines des Lestrade, des Bayly, des Sanzillon, des Marqueyssac, des Fayolle, des Rastignac, des Beynac, des Comarque, pendant que le Conseil des communes de la ville de Périgueux, qui espérait bien tenir sous sa direction cet armement provincial, nommait le lieutenant général comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, « inspecteur général des troupes de la province ».
L'alerte de « la grande peur » avait été particulièrement vive dans la région de Ribérac, où le juge de la châtellenie de la Rochechalais, Galaup, avait demandé par exprès envoyé à Coutras, le 30, un prompt secours, dans la crainte où l'on était, à la Roche et dans le pays voisin, d'être attaqué par une troupe de brigands que les uns portaient de six à dix mille, d'autres de vingt à trente mille, qui mettaient tout à feu après avoir pillé et égorgé ce qui leur résistait.
A Saint-Privat, ce même jour, 30, un messager était arrivé sur les dix heures du matin, annonçant que les « Anglais » pillaient, brûlaient, saccageaient tout, et devaient être à cette heure à Aubeterre, passant la Dronne « au grand pont », et « au port de la Bernarde », dans Cumond.
« En conséquence, dit un contemporain, l'alarme formée partout, les gens en armes, épieux, fourches, partent et vont en avant, sans savoir où, se rencontrent mutuellement, se prennent respectivement pour ennemis, décampent. Les plus sages envoient des estafettes vérifier les endroits indiqués, et par là on vérifie partout que ce n'est que de la peur. »
Comme dans toutes les bourgades de la province, une milice s'était aussitôt formée à Saint-Privat, sous le commandement d'un jeune homme de dix-neuf ans, mais déjà dans les chevau-légers de la garde du roi, Léonard de Belhade-Taudias, seigneur de la Mothe, du Mas de Montet, du Repaire-Brunet, dans Saint-Privat, et du Désert, dans Montpaon, habitant alors avec sa mère, le château de La Mothe Saint-Privat, neveu de l'abbé de Frugie.
Par une singulière ironie du sort, ce fut cette milice, instituée pour défendre le pays et y maintenir l'ordre, qui, au contraire, y donna naissance aux premiers troubles; une misérable querelle de gentilshommes qui y provoqua le désordre.
Les Belhade étaient dans Saint-Privat les héritiers universels et les représentants de la noble et ancienne famille des Malleret du Mas de Montet de Saint-Privat et du Repaire Brunet possessionnée dans cette paroisse depuis plus de trois siècles.
Un certain Dubreuilh, simple procureur d'office de la juridiction de Saint-Privat, qui avait pris femme chez les Malleret en 1574, en avait aussi pris le nom. Ses descendants se qualifiaient sans droit seigneurs de Malleret, de Saint-Privat, de la Mothe, etc. Il en était résulté un procès entre les Malleret et les Dubreuilh, à la suite duquel ces derniers avaient été condamnés comme usurpateurs de noblesse en 1660, et contraints de vendre leur terre de la Renaudie aux Duchazeaud de la Reynerie qui l'avaient transmise par alliance aux Tessières de Miremont, en 1769, avec toutes les prétentions seigneuriales et honorifiques des Dubreuilh de Malleret, d'où étaient provenus de nouveaux et interminables procès entre les Belhade et les Tessières, une haine invétérée entre les deux familles.
M. de Tessières, donc, pour faire échec au commandant de la milice de Saint-Privat, réunit un parti de dissidents, détourna quelques gens de la troupe, prétendit faire bénir son drapeau, et mit dans cette compétition un acharnement tel que M. de Belhade dut en appeler au « comité » qui s'était constitué à Saint-Privat dès la première heure, à l'instigation et sous l'égide du « Conseil des communes de Périgueux ».
Le Comité de Saint-Privat en avait référé aussitôt à celui de Périgueux, qui s'était empressé d'expédier sur les lieux un détachement de grenadiers commandé par le notaire Lavergne, son capitaine.
L'intrépide notaire s'empara de quelques mutins et les emmena à Périgueux. Le Conseil se chargea de l'information, qui fut longue, vu les péripéties du conflit. En effet, « le Conseil des communes de la ville de Périgueux et province de Périgord » vit bientôt surgir à côté de lui, et bien plus redoutable que messieurs de la noblesse, le « comité des subsistances», puis, à la formation des communes, le Conseil municipal.
Pipaud, très conciliant, crut qu'il était prudent de faire préciser dans un pacte en règle, par les deux assemblées, les conditions de leur association mutuelle dans le partage de l'autorité.
C'est encore le comte de la Roque, Jacques d'Arlot de Frugie, qui, avec Lamarque, La Rouverade, Louveret, Dubouché et Foncrose, fut chargé par le Conseil municipal de Périgueux d'examiner le plan proposé par Pipaud.
Dans ce conflit d'ambitions locales, l'entente était impossible; un sourd antagonisme ne tarda pas à se manifester entre les deux comités. La municipalité contesta au Conseil des communes la juridiction qu'il s'était attribuée vis-à-vis des milices nationales, particulièrement dans l'affaire de Saint-Privat.
Les prisonniers de la troupe du chevalier de Tessières avaient été incarcérés dans les prisons de Périgueux. Le chevalier n'en était pas. Il était cependant impliqué comme les autres dans les poursuites, sous l'inculpation de violation des règlements militaires. Des murmures s'élevèrent dans la ville. Les ennemis du Conseil des communes excitaient contre lui l'opinion. A sa séance du 9 décembre, deux personnages importants, Poumeyrol, juge de la ville, et Giry, notaire apostolique, cousin des Giry de Saint-Privat, vinrent lui demander compte de son coup d'autorité.
Pipaud répondit que le Conseil, régulièrement requis par la municipalité de Saint-Privat, n'avait agi que dans l'exercice de sa juridiction militaire, attendu qu'il s'agissait d'un cas d'insubordination et de menaces violentes contre le chef de la garde nationale de Saint-Privat, commis par une partie de cette garde. Le Conseil se montra néanmoins disposé à accorder aux prisonniers leur liberté provisoire sous caution.
Ceux-ci repoussèrent cette condition. Il devenait imprudent d'éterniser la détention, alors surtout que Tessières restait en liberté.
Le Conseil fit amener les prisonniers à sa barre. Le chevalier, cette fois, y fut aussi mandé et il s'y présenta ponctuellement. On exigea des inculpés le serment de se représenter toutes les fois qu'ils en seraient requis, « avec injonction, tant audit sieur de Tessières qu'à tous autres commandants de la troupe patriotique de Saint-Privat, de n'assembler la troupe, sous aucun prétexte, à moins de requis du comité local ».
Le chevalier jura, les prisonniers de même, et chacun s'en revint chez soi, mais non sans rapporter et répandre alentour de terribles ferments de haine et de rancune.
Source : Cumond, une commune rurale du Périgord sous la première république.