Le hobereau vu par Jérôme Tharaud
Sur cette frontière indécise où le Limousin se fait moins âpre et le Périgord plus sauvage, on a toujours vu foisonner une petite noblesse terrienne, gourmande, besogneuse et faraude. Quand elle donne sa fleur, elle produit les Mortemart, les Noailles ou les Saint-Chamans; quand elle demeure à l'état fruste, elle continue les Pourceaugnac. Partout vous voyez en passant, derrière nos arbres, sur nos coteaux, une grosse ferme à pigeonnier, une maison flanquée de tourelles. Beaucoup de ces vieilles bâtisses ne servent plus que de greniers ou de granges, quand elles ne sont pas un perchoir pour tous les oiseaux de nuit. Tourmentés d'un désir de fortune, les maîtres ont fait comme les métayers: ils sont partis eux aussi pour la ville, où volontiers ils acceptent ces professions ambulantes-agents de compagnies d'assurances, représentants de maisons d'automobiles-qui tiennent de la chasse et du jeu et qui les font vivre au café. Ceux qui restent, ceux qui s'attardent entre nos haies plantées de chênes donnent leur marque à ces campagnes et en font un pays à part, archaïque et romanesque. Presque tous, ils mènent entre eux une existence de bohème campagnarde. Quand ils ont vendu leur bétail, leur récolte ou leur bois, ils s'en vont faire la fête à Périgueux ou à Limoges, le temps que dure leur argent; après quoi ils rentrent chez eux, où ils vivent toute l'année de légumes et de volailles, voire de chasse en la saison.
C'est là notre vrai hobereau. Ni l'ambition ni la gêne ne parviennent à l'arracher à ces arpents de terre où il est un personnage. Si quelqu'un de ses amis plus hardi lui raconte sa réussite dans quelque contrée lointaine, à Toulouse ou à Bordeaux, il écoute, rêve un moment; il compare son humble destin à cette large vie qu'on lui vante; il s'exalte, célèbre à l'envi cette existence de Cocagne, que son penchant naturel à l'exagération embellit. Vous croiriez que lui aussi va partir. Mais non, il reste dans son pigeonnier, malcontent et satisfait tout ensemble de sa médiocrité, et s'attarde à songer parfois, dans quelque chemin creux qui mène à sa gentilhommière ou bien en face d'un beau tournant de la Vienne ou de la Dordogne, à une vie chimérique dans un pays fortuné.
Source : La Maîtresse servante de Jérôme Tharaud.
C'est là notre vrai hobereau. Ni l'ambition ni la gêne ne parviennent à l'arracher à ces arpents de terre où il est un personnage. Si quelqu'un de ses amis plus hardi lui raconte sa réussite dans quelque contrée lointaine, à Toulouse ou à Bordeaux, il écoute, rêve un moment; il compare son humble destin à cette large vie qu'on lui vante; il s'exalte, célèbre à l'envi cette existence de Cocagne, que son penchant naturel à l'exagération embellit. Vous croiriez que lui aussi va partir. Mais non, il reste dans son pigeonnier, malcontent et satisfait tout ensemble de sa médiocrité, et s'attarde à songer parfois, dans quelque chemin creux qui mène à sa gentilhommière ou bien en face d'un beau tournant de la Vienne ou de la Dordogne, à une vie chimérique dans un pays fortuné.
Source : La Maîtresse servante de Jérôme Tharaud.