Le procès de l'attaque de la diligence

Le second procès est plus récent et bien différent. Il s'agit d'un vol commis par un personnage de bonne famille. Celle-ci, en effet, était, à la veille de la Révolution de 1789, une des plus aisées, sinon la plus riche de la paroisse de Brie où elle possédait de grandes propriétés. Elle était apparentée à la haute bourgeoisie de l'Angoumois et aussi à la noblesse en la personne de Roch Benoist, seigneur du Châtelard, Saint-Ciers et autres lieux.

Le héros, en fut Antoine-Alexandre, fils de Roch Boissier Descombes, ancien député aux Etats provinciaux pour le Tiers Etat, en 1789, ancien garde des Eaux et Forêts, ancien maire de Brie, et au moment, de l'affaire de vol, percepteur du canton de Jauldes, et toujours gros propriétaire terrien à Brie et autres paroisses.

Voici l'acte de naissance de l'enfant :

« Le vingt-deux d'octobre mil sept cent quatre vingt-trois, est né au village des Boussards, paroisse de Brie, et le lendemain a été baptisé par moy, soussigné, Antoine, fils de père et de mère inconnus. Ont été parrain, Antoine Gache et marraine, Marie Lacroix, lesquels habitants de ladite paroisse. Ont déclaré ne scavoir signer de ce enquis. Arnauld, vicaire de Brie. »

Or, le village des Boussats, où habitait la sage-femme, est tout proche de celui de chez Masset, demeure des Boissier. Les parents du nouveau né y étaient bien connus mais on n'osait, par intérêt ou par crainte, dévoiler officiellement ce que tout le monde savait.

Roch Boissier Descombes s'était marié vers 1773 avec Marthe Orillac. Plusieurs enfants étaient nés de cette union et malgré cela, le mari n'hésitait pas à courtiser ses servantes, ses voisines et autres jeunes filles. L'épouse, lassée de cette inconduite, se donna la mort le 17 janvier 1777 en se jetant dans le puits profond de sa demeure de chez Masset. Le veuf avait alors 27 ans. Il n'en fut pas très affecté et, beaucoup plus libre, n'en continua que de plus belle, ses relations avec l'élément féminin et en particulier avec sa cousine germaine, Marie Boissier.

Combien d'enfants naquirent de ces unions passagères ? Nous l'ignorons, d'autant plus, qu'ils n'étaient guère désirés. Mais, vint la Révolution. Roch Boissier avait, à Brie, une situation en vue. Il se décida enfin à épouser sa cousine, la mère d'Antoine, né, comme nous l'avons vu aux Boussats; la mère d'une fillette, née le 22 février 1787, déposée dans la boite des enfants trouvés d'Angoulême, et baptisée sous le prénom de Jeanne, par Simon-Jacques Robert, vicaire de la paroisse Saint-André d'Angoulême; la mère d'Elisabeth, qui devait voir le jour, deux mois après le mariage, le 3 février 1791.

Le mariage eut lieu à l'église de Saint-Projet, le 7 décembre 1790, après dispenses obtenues du vicaire général d'Angoulême, Jean Vigneron, pour 3 bancs et temps prohibé et de la cour de Rome, le 19 septembre, pour consanguinité. Au cours de la cérémonie, les époux reconnurent et légitimèrent deux enfants : Antoine et Jeanne.

Un seul nous intéresse, ici : Antoine, plus connu sous le nom d'Antoine-Alexandre. Son enfance dut s'écouler au village de Chez Masset, dans la vaste demeure de son père.

Vint l'âge de la conscription; il tira au sort en l'an XIII, à La Rochefoucauld, comme étant né dans le canton, entre le 24 septembre 1783 et le 22 septembre 1784. Sur le tableau des conscrits, il porte le n° 25, sa profession n'est pas indiquée, sans doute parce qu'il n'en avait pas et sa taille mesure 1m665. Il ne doit guère aimer la gloire militaire et ne semble point enthousiasmé par le succès de l'Empereur.

Une note du 1er germinal XIII portée aux registres municipaux, nous apprend qu'il ne sera pas soldat parce qu'il est affligé d'un calcul à la vessie, calcul imaginaire, probablement. Cette dispense de servir l'oblige à verser dans la caisse de l'arrondissement, la somme de 650 fr.

Si le métier des armes ne l'a point attiré, les professions civiles ne lui sourient guère davantage. Il en essaye plusieurs sans grand succès, entre autres à la maison Hériard, où il figure peu de temps, comme employé de bureau.

Suivant l'exemple paternel, il préfère la fréquentation des jolies filles et ajoute à cette qualité, celle d'aimer le panache vestimentaire et la bouteille. Ce genre de vie est toujours coûteux et le père dut souvent faire la grimace devant les demandes renouvelées de subsides. Toujours est-il qu'il finit par serrer les cordons de la bourse, peut-être par force : revenus plus faibles et famille nombreuse.

Antoine avait alors 23 ans. Ce n'est guère à cet âge qu'un dévoyé gâté par les largesses de la famille, habitué à la vie facile et aux fêtes, risque de s'orienter vers le travail honnête et productif. Rien d'étonnant à le voir songer au vol. De mauvais garçons comme lui avaient montré l'exemple.

L'histoire du courrier de Lyon datait de dix ans; celle des « Chauffeurs » et « des Compagnons de Jehu » étaient racontées au cours des longues veillées d'hiver. En Charente, depuis 6 ou 7 ans, on avait une associaiton : « Les Amis confédérés de l'ordre et de la Paix » dont les adhérents pillaient les diligences soi disant pour fournir des subsides au Prétendant au trône légitime. En 1799, le courrier de Paris, fut attaqué dans la forêt de Boixe par deux gentilhommes de la région et cinq associés : Amiot, marchand à Mansle; Alexandre Paquet; Marvaud; Fresse, négociant à Ruffec; Fréneau, controleur des actes à Mansle.

Antoine Boissier, qui avait été employé à la maison Hériard, avait certainement eu connaissance de l'attentat en forêt de Boixe, tout près. L'impunité dont bénéficia la bande put être un encouragement et probablement lui donner une idée qu'il exploita à fond.

Que de fois n'ai-je pas entendu raconter la légende de la diligence de Churet. Les récits différaient, certes, sur quelques points de détails ou étaient agrémentés par le conteur, mais ne s'écartaient guère de la vérité historique d'un de nos amis M. Reible, de Puyréaux en Charente, historien local de grande classe et érudit, a exposé dans un livre, « la Diligence de Churet » édité en 1937 par Dubois, imprimeur à Ruffec. Cet ouvrage si documenté, dans lequel j'ai fait de nombreux emprunts, est malheureusement introuvable aujourd'hui.

Voici donc la légende :

C'était au temps de l'Empereur Napoléon Ier. Par une nuit d'hiver, le courrier de Paris devait transporter d'Angoulême dans la capitale, de nombreuses caisses pleines d'or. Un ami du Receveur des finances avait vu la préparation des colis. C'était le fils du maire de Brie, Boissier Descombes, jeune homme préférant les filles et les chopines à tout travail régulier. Son père lassé de subvenir à des demandes d'argent trop souvent renouvelées, avait menacé de lui couper les vivres. Aussi, le chenapan, eut-il l'idée de s'emparer du tresor de la diligence. Il emprunta le manteau du Receveur et avec ses amis de cabaret, alla se porter au devant de la voiture, en haut de la côte du Grand Cerisier, entre le village de chez Chauveau et celui de Churet, sur la commune de Champniers. Les conjurés avaient eu soin de placer derrière la haie une dizaine de mannequins habillés en soldats munis de vieux fusils.

Lorsque le conducteur de la diligence arriva à sa hauteur, le bandit braqua son fusil sur lui en le menaçant de tirer s'il ne remettait pas l'argent et en meme temps montrant ses hommes dont les armes étaient manoeuvrées par un complice, terrorisa le malheureux postillon qui en tremblant, exécuta l'ordre donné.

Aussitôt, Boissier et ses deux amis chargèrent les caisses et prirent le chemin de chez Masset.

Malheureusement pour eux, ils avaient oublié, sur les lieux, le manteau portant le nom de son vrai propriétaire, le trésorier général Astier.

Ce dernier n'eut pas de peine à prouver son innocence.

Mais le vol ne devait pas profiter à ses auteurs. Ceux-ci, à peine avaient-ils parcouru quelques kilomètres, qu'ils s'aperçurent de leur oubli. Pris de panique, ils jetèrent les caisses et leur contenu dans différentes bousines (mares) bordant la route.

Ce fut assure-t-on, l'origine des fortunes de plusieurs familles de Brie, dont je tairai les noms car, sur ce point, la vérité s'écarte beaucoup de la légende. Celle-ci est généralement muette sur le châtiment des coupables et ce mutisme m'a frappé.

J'ai eu comme parent, un homme né en 1863 qui fut propriétaire domicilié au village de chez Masset. Une partie de ses biens, venait des Boissier; sa grand-mère avait bien connu le maire de ce nom. Rien d'étonnant à ce qu'il m'ait souvent raconté l'aventure du fameux Antoine Alexandre. Mais, pas plus que les autres conteurs, il ne me parla du jugement et de la fin des voleurs.

Cependant, ces détails ne purent être ignorés des voisins. Il faut donc supposer que dans le cœur des contemporains et de leurs descendants, une place plus large devait etre réservée aux Boissier plutot qu'à l'Empereur. Et ceci me semble bien confirmé dans l'ouvrage de Vallée, racontant l'histoire des réfractaires de la période napoléonnienne qui élisaient domicile dans la forêt de Braconne et en particulier aux Rassats où la complicité de la population leur permettait d'échapper aux gendarmes.

Après la légende, voyons la vérité historique résumée ici d'après les études de M. Reible :

C'est par une nuit pluvieuse, le lundi 13 janvier 1807, qu'une diligence partit de l'Houmeau, en direction de Paris. La voiture emportait 67,156 francs au nom de la Banque de France. Les gendarmes devaient l'escorter, mais pour une raison que nous ignorons, ils furent en retard et l'attente d'une heure du directeur des messageries, François Sazerac, fut vaine. A dix heures du soir, il donna donc le signal du départ avec l'espoir que les solides chevaux de la maréchaussée n'auraient pas de peine à rattraper le convoi, d'autant plus facilement que le premier relai après Angoulême se trouvait à Churet, à environ 11 kilomètres et demi, chez un nommé Guérin. La maison de poste et son portail sont encore visibles, appartenant à Lestrade.

La diligence arrivait à la côte du Grand Cerisier, entre les villages des Chauveauds et la Chignole, à peu près à la hauteur de la oute qui va d'Argence au bourg de Champniers. Tout à coup, Antoine Boissier, sortant de la haie, une arme à la main, se précipita devant les chevaux, donnant l'ordre au conducteur de s'arrêter. Celui-ci, conscient du danger et de sa responsabilité, essaya de passer outre, mais un coup de feu, heureusement sans effet, par suite de l'état d'humidité de la poudre non enflammée par l'amorce, lui fit comprendre le risque. Au même moment, un complice s'élança pour prêter main forte au brigand pendant qu'un autre, à l'aide d'une ficelle, manoeuvrait les fusils des mannequins soldats, bien en évidence derrière la haie.

Postillons et conducteur, terrorisés, laissèrent prendre les sacs d'or cachés sous une bache sur la voiture, au milieu des autres bagages.

Durant l'opération rapide, l'emballage en paille, d'une des caisses, se rompit et s'éparpilla sur la route.

Les voyageurs de la voiture essayèrent de regarder par la portière; l'un d'eux à la clarté de la lune, nouvelle du 8, crut reconnaître le chef des voleurs, malgré la suie dont celui-ci s'était barbouillé et son plumet militaire, arboré, peut-etre pour intimider les gens. Mais la menace des fusils obligèrent les curieux à s'enfoncer dans les coins sombres de la diligence.

Les caisses vites chargées sur leurs montures, les trois brigands — on ne put jamais confirmer la déposition d'un voyageur qui en avait distingué quatre — prirent rapidement la direction de chez Masset et d'autant plus vite qu'une seconde diligence apparaissait à moins de 300 toises. Le conducteur de cette deuxième voiture, arrivant sur le lieu de l'attentat, s'arrêta. Le postillon venait de distinguer quelque chose d'anormal à l'endroit où la première voiture avait été pillée; Outre la paille dont nous avons parlé, se trouvait le manteau d'Antoine Boissier, beau vêtement en drap vert, orné au collet d'un galon d'or, avec pour agrafes, deux plaques d'argent portant les initiales A. B. D., oublié par hasard.

La bande des voleurs n'était pas encore loin lorsqu'elle s'aperçut de la perte. Un des comparses, éperonnant son cheval blanc retourna bien vite sur les lieux et comprenant ce qui s'était passé, rejoignit rapidement la deuxième diligence. Le conducteur de celle-ci, malgré les demandes et les menaces, refusa de rendre le manteau sans avoir le nom du solliciteur qui, évidemment, ne répondit pas à l'appel.

Mais, durant ce temps, la première voiture avait atteint Churet où elle laissa le postillon pour répondre à l'enquete qui n'allait pas tarder. On fit prévenir aussitot l'adjoint d'Anais, Bounisseau, remplaçant le maire François Maulde, paralysé, et Prosper Chancel, substitut impérial à Angoulême. Celui-ci, malgré l'heure matinale, accompagné du capitaine Saulnier, du lieutenant Fourest, se rendait sur les lieux pendant que d'autres gendarmes et policier se lançaient à la poursuite des malfaiteurs.

Les habitants de nombreux villages furent interrogés ainsi que pas mal d'aubergistes de la campagne et d'Angoulême.

A l'arrivée de Chancel à Churet, l'enquete avait déjà commencée. Bounisseau avait interrogé les voyageurs de la première diligence, le postillon de la seconde qui lui remit, en outre, le manteau recueilli sur la route, pièce à conviction. Les bandits avaient été vus au nombre de quatre.

A l'Houmeau, la nouvelle de l'attentat s'était répandue dès l'aurore. Les curieux s'étaient rassemblés auprès des bureaux des messageries. Rapidement, la police apprit par la femme Bernard, aubergiste, que la veille au soir, vers les cinq heures, un particulier, vêtu d'un manteau vert, monté sur un cheval blanc, avait été vu regardant le changement des deniers publics. Et, elle n'hésita pas à le nommer : Jean Aigron, ancien domestique du courtier Blandeau, et depuis quelque temps, chez le fils Boissier-Descombes de Brie. Quant à ce dernier, elle déclara qu'il avait habité Paris, et que la rumeur publique le représentait comme un jeune libertin, coureur de filles, notablement endetté.

Pendant que Chancel et le capitaine Saulnier interrogeaient l'aubergiste, à l'intérieur de son domicile, un particulier, descendu de cheval, pénétrait dans la salle, salué et nommé par l'hôtesse. C'était Jean Aigron, venu pour se renseigner. Joli garçon, d'une trentaine d'années « d'une taille moyenne, 1m62, cheveux et sourcils chatains, yeux roux, bouche grande, nez bien fait, menton rond, figure un peu ovale, marquée par la petite vérole. »

Saisi sur le champ par les gnedarmes, il n'opposa aucune résistance. Fouillé, il fut trouvé porteur de 1,221 livres 14 sols tournois, en écus de six livres et menue monnaie dont une pièce de cinq francs.

Au dehors, le cheval était blanc, agé, fatigué par une longue course, portant une blesseure encore fraîche sur « le rognon ». Sur son dos un paquet fut saisi et examiné en détail. Il contenait un manteau de drap gris, une redingote gris de fer ayant des boutons blancs, encore salie par la boue et le tout humide de rosée.

Il n'en fallait pas plus pour reconnaître un des coupables qui ne tarda pas à avouer sa participation au vol et à donner les noms de ses acolytes : son maître Boissier-Descombes, un domestique du père, Chauveau, surnommé Frontin. De plus, malgré l'insistance de Chancel il jura qu'il n'y avait pas de quatrième complice : les voyageurs de la diligence avaient pu se tromper !

Quant aux caisses, il déclara que trois avaient été fouillées, les sacs pleins de monnaie, cachés; la quatrième, faute de temps était restée intacte, reposait au fond d'une mare sur le chemin de Brie à Angoulême.

Il ajouta que sa visite à l'auberge lui avait été recommandée par son maitre à titre de renseignements, que celui-ci était, en ce moment, dans sa famille, et lui avait fixé rendez-vous à la porte Saint-Pierre à huit heures du soir.

Immédiatement, Chancel, Saulnier, Aigron et plusieurs gendarmes, ayant fait réquisitionner une voiture de poste, se rendirent au domicile du père Boissier, chez Masset, village à 16 kilomètres d'Angoulême.

On peut juger de la surprise de cet ancien maire de Brie, qui venait de laisser depuis peu la place pour une plus rémunératrice, celle de percepteur. Devant les précisions fournies, — on venait de repêcher une des caisses dans la bousine du Maine Joizeau — il fut bien obligé de se rendre à l'évidence, mais, ayant cherché et appelé vainement son fils, il vit l'écurie ouverte et un cheval absent. Le coupable avait pris le large. Restait à récupérer l'argent. Grace aux indications d'Aigron, et d'une jeune servante, Marie Chauveau, la sœur de Frontin, dix sacs furent déterrés au pied du mur qi séparait la cour du chemin de Brie à la foret, dix autres d'un fossé de la cour, quatorze furent retrouvés dans la buanderie et un dans une haie voisine. Sur la cheminée de la cuisine, trois fusils de chasse, ayant, d'après Aigron, servi au cours de l'attentat, furent remarqués et saisis.

Un peu avant la nuit, la voiture repartit pour Angoulême avec l'argent, les fusils, la servante, Marie Chauveau, en plus de son chargement primitif.

Peu de temps après, le 17 janvier, Chancel envoyait son rapport concernant le vol, l'arrestation d'Aigron et la récupération d'une grosse part du trésor, au Grand Juge Régnier, duc de Massa, ministre de la Justice. Celui-ci, outre les éloges concernant le zèle et l'activité de Chancel, transmis à l'intéressé, demandait qu'on lui envoyat d'urgence le signalement des fuyards. A ce sujet voici ce qui est dit de Chauveau :

« Sauveau (sic) dit Frontin, natif du village de chez Massé, commune de Brie, arrondissement d'Angoulême, âgé de 17 à 18 ans, cheveux châtain-clair, sourcils idem, yeux roux, habillé en jockey, veste brune, chapeau rond, taille 5 pieds, tournure leste. »

Le 4 février 1807 la réponse de Chancel était envoyée au ministre. Mais déjà, depuis plusieurs jours Chauveau s'était constitué prisonnier, après avoir erré pendant une semaine en forêt de Braconne, sans oser aborder un village où il eut pu se ravitailler.

Restait le principal coupable qui paraissait insaissisable, au grand désespoir de la police. Et pourtant, on avait fait surveiller la porte Saint-Pierre où le soir de l'attentat Aigron et Boissier devaient se rencontrer. Ce dernier avait pu pénétrer dans la ville sans être aperçu. Renseigné, sans doute, il avait flairé le piège et l'avait évité. Puis s'étant rendu à l'auberge Baudoin, faubourg Saint-Pierre, mourant de froid et de faim. — son manteau étant resté aux mains de la police — il avait commandé le souper. Mais, inquiet à juste titre, il était sorti avant de se mettre à table et s'était rendu chez la dame Marot, libraire où il avait retenu une chambre pour la nuit. Dans l'armoire meublant la pièce, avec un lit à la duchesse, il déposa l'argent qui lui restait, soit 1,068 livres et partit en déclarant devoir rentrer tard dans la nuit. La logeuse ne devait point le revoir. La police le suivait de près. Elle connut son passage et se saisit de l'argent déposé. Mais, plus habile et peut-être grâce aux amis et nombreux parents dont parle Chancel dans un rapport, il put être informé ou caché, et parvint à échapper aux recherches.

Le 7 mars, les autorités pensèrent tenir le fugitif signalé à Angoulême.

Les nombreuses perquisitions opérées par la gendarmerie, ne donnèrent point le résultat attendu. On le crut passé en Espagne. Tout au contraire, il était parti à l'opposé et avait gagné l'Allemagne. C'est à Cassel, en effet, que son amour des filles et du vin, devaient plus tard le livrer à la police.

Depuis le 1er décembre 1807, Jérôme, frère de l'Empereur Napoléon occupait le trône de Westphalie. Or, un roi même fils de la Révolution, ne se conçoit pas sans une cour, une maison militaire et enfin tout le fast, si critiqué, de l'ancienne monarchie. Qui aurait pensé, que l'ancien exempté du service militaire de l'an XIII eut pu, quelques années après, revêtir le costume de chef de bataillon et être fier de servir volontairement l'Empereur des Français comme attaché à son service auprès du roi Jérôme ? C'est là que nous retrouvons Alexandre Boissier Descombes qui a pris le nom de La Boissière de Neuville. Il porte fièrement un bel uniforme orné de 4 galons et du ruban de la Légion d'Honneur.

Comment avait-il pu s'infiltrer frauduleusement jusqu'à ce poste si envié et si en vue ? Nous l'ignorons totalement. Mais ce succès ne l'incita point désormais à la prudence. Il commit la faute de trop attirer sur lui l'attention publique par sa belle prestance et par ses propos maladroits lorsqu'il avait bu plus que de raison.

Tantôt il racontait qu'il était un ancien officier de marine, tantôt un polytechnicien, tantôt qu'il était général dans l'artillerie. La police mise au courant de ses vantardises, eut quelques soupçons, le surveilla et finit par l'arrêter en mai 1808 et le conduire devant M. d'Aubigny d'Ingelbronner, juge au tribunal de Cassel.

Avec beaucoup d'astuce, il essaya d'intimider le magistrat en citant ses relations et sa parenté. Désignant ainsi un La Boissière (Pierre Garnier, comte de La Boissière, général, sénateur en l'an X, chambellan de Napoléon, né à Chassiecq Charente le 11 mars 1755). Le juge eut l'idée de le faire fouiller et on le trouva porteur de plusieurs lettres de change, déjà négociées en partie. Les effets étaient tirés par des maisons de Cognac : Martell, Otard, Dupuy sur la banque Mallet de Paris. Elles représentaient un montant de 6,700 francs.

Ces valeurs envoyées au tribunal de la Charente aux fins d'expertises, furent reconnues fausses ainsi d'aillleurs que l'endos de l'une d'elles, imputé à la maison Hériard.

Le procureur d'Angoulême, Mallet, fut frappé par l'énumération des négociants qui étaient tous charentais. L'auteur du faux devait très probablement être de la contrée et cet Antoine Alexandre de la Boissière de Neuville les connaissait certainement. N'était-il pas du pays ? En relisant le rapport venant de Cassel, il se rappela l'affaire de la diligence de Churet : la similitude des prénoms, la ressemblance des noms concernant l'instigateur du vol et le pseudo-commandant, furent pour lui un trait de lumière. Sans tarder, l'enquête fut poussée plus à fond. La maison Hériard déclara qu'Antoine Alexandre Boissier avait été à son service et un spécimen de son écriture établit irréfutablement l'identité du détrousseur du trésor public et des faux de Cassel. D'ailleurs, le signalement confirmait la présomption.

Aussitôt, le procureur général de la Charente mit le ministre au courant, celui-ci se hâta de demander à son collègue de Westphalie, le comte Siméon, l'extradition du coupable. Rien d'ailleurs ne s'y opposait et le 31 août 1808 le roi de Westphalie donna l'autorisation nécessaire. Mais les événements de la guerre retardèrent le transfert. En Février 1809, Boissier des Combes, condamné à Cassel à six ans de bagne pour ses faux, ne devait quitter l'Allemagne que le 28 mars 1809, date à laquelle il fut remis au colonel Jameron, commandant la 25e légion de gendarmerie à Mayence. Le 19 avril, il était dirigé sur Metz, puis par Chalons, Paris, il fut conduit à Bordeaux où il arriva le 15 mai et aussitot enfermé au fort du Hâ.

Plus de deux années s'étaient écoulées entre la fuite d'Alexandre Boissier et sa comparution devant la cour criminelle de Bordeaux. Durant cet intervalle, les complices avaient été jugés.

D'abord, le 7 mars 1807, le procureur Mallet suggérait au Ministre, l'idée de faire passer les coupables, non devant un tribunal charentais, où l'influence de la famille Boissier pourrait fausser le cours de la justice, mais devant une autre cour criminelle. Le procureur général à la cour de Cassation, Merlin, après avis favorable du ministre, opina en ce sens et Bordeaux fut choisi le 9 avril 1807. Le 23 suivant, les huissiers Hazard et Crugy, avisèrent les inculpés de leur transfert au chef lieu de la Gironde où ils furent conduis le 17 mai. Les gendarmes David et Gimon étaient meme venus à Brie pour notifier le mandat d'arrêt à Alexandre Boissier... disparu.

Au cours du procès, des précautions extraordinaires avaient été prises pour éviter les intrigues de la famille. Les policiers gardaient les issues du Tribunal et plusieurs, mélangés aux assistants, exerçaient dans la salle une surveillance de tous les instants. Cinq des jurés, excusés, furent remplacés. Au cours de l'interrogatoire on apprit que Jean Aigron, agé de 30 à 31 ans, était né à Tourriers; Pierre Chauveau, 18 ans, à Agris; Marie Chauveau, sa soeur, 22 ans, à La Rochette.

De nombreux témoins déposèrent à la barre : l'orfèvre qui avait gravé la plaque du manteau; le tailleur qui l'avait confectionné; les voyageurs de la diligence.

Puis, les avocats, Brochon pour Aigron; Dégranges pour Pierre Chauveau; Dezest pour sa soeur; essayèrent d'innocenter leurs clients ou, tout au moins, d'atténuer leur culpabilité. Ensuite, le procureur Buhan résuma les débats; Il abandonna le "dessein de tuer" et réclama des condamnations modérées.

Le jury répondit : Non, à la complicité de Marie Chauveau; non, sur le dessein de tuer; oui, aux autres questions.

La première fut donc acquittée. Quant aux autres, ils furent condamnés :

1° A dix ans de fers pour vol au préjudice du trésor public.

2° A quartoze années supplémentaires pour attentat sur une grande route.

3° A quatre ans de plus parce que le crime avait été commis la nuit par plusieurs personnes armées.

Le tout, réduit à 24 ans, maximum prévu par la loi pour les travaux forcés à temps.

Les condamnés devaient subir l'exposition sur une place publique de Bordeaux avant leur ferrement. Enfin, ils devaient payer les frais du procès.

Le 17 juillet, à cinq heures du matin, Aigron et Chauveau furent liés dos à dos au pilori de la place d'Aquitaine. Ils y restèrent jusqu'à midi.

Quelques jours après, ils quittèrent leur prison de Bordeaux pour Rochefort. Nous ignorons la date de leur fin. En tout cas il ne semble pas qu'ils mourussent au bagne car aucun acte de décès, les concernant ne figure dans le registre de la ville. Peut-être purgèrent-ils entièrement leur condamnation, ce qui est possible, bénéficièrent-ils d'une réduction d'internement octroyée par un gouvernement nouveau, Louis XVIII ou Charles X, qui put les considérer comme ayant agi contre l'usurpateur.

Du 26 au 29 juin 1809 la Cour criminelle de la Gironde statua sur le cas Boissier.

L'accusé n'avait pas d'avocat, car, disait-on, aucun membre du barreau n'avait voulu assumer la défense. L'un d'eux, désigné d'office, se récusa sans raison sérieuse. Le président crut y voir une intrigue de la famille et menaça de poursuivre le procès meme si aucun défenseur n'avait accepté d'assister le prévenu. Le 27, Me Roullet, assurait la défense de Boissier.

Le jugement ne pouvait etre bien différent de celui qui avait puni les complices. L'ancien chef de bataillon de Cassel, fut frappé de 24 années de bagne, condamné, en outre, à l'exposition sur la voie publique et à la restitution de 2,559 francs qui n'avaient pas été retrouvés. Pour lui, le pilori fut dressé place des Salinières.

Autrefois, les condamnés au bagne étaient marqués au fer rouge sur l'épaule droite des lettres T. P. (travaux forcés à perpétuité) ou T. F. (travaux forcés à temps).

Ce supplice, supprimé en 1791, rétabli en 1806, fut aboli en 1832. Or, on était en 1809. Le jugement de Bordeaux concernant Boissier, ne le frappait pas de la flétrissure. Celui de Cassel l'avait décidée.

Le procureur Buhan, de la Gironde, crut devoir demander au ministre si cette contradiction l'obligeait à retourner Boissier à Cassel pour y purger sapeine et se voir infliger la marque des forçats; Mais, quand on lit sa lettre où il est indiqué que le long voyage pourrait permettre au condamné de s'échapper comme cela avait failli se produire au fort du Hâ, grace à des complicités inconnues, on comprend bien qu'il souhaite une réponse négative.

Le ministre répondit comme on le désirait sans doute. Les 24 années de fers sans flétrissure primaient la condamnation infligée hors de France.

Presque aussitôt Alexandre Boissier fut dirigé sur Rochefort, bagne créé en 1767 et supprimé en 1852.

Le condamné vetu d'un mauvais et léger vetement de toile jaunatre, portant en gros chiffres le matricule de l'infortuné, la tête coiffée d'un bonnet rouge et les pieds dans des sabots de bois, devait travailler tout le jour au curage du port enlisé sous les apports boueux de la rivière. La nuit, tout repos, sur la paille pleine de vermine, devenait impossible. Aussi, les fièvres faisaient de rapides ravages parmi les forçats déprimés.

Alexandre Boissier entra à l'hopital au début de juin 1813. Il devait y mourir le 25.

Voici l'acte de décès transcrit le 16 octobre 1814 sur les registres de Brie :

« Etat civil de Rochefort,

Extrait du registre des actes de décès. - Décès de Antoine-Alexandre Boissier-Descombes. L'an mil huit cent treize, le 26 du mois de Juin, sur les 10 heures du matin, par devant nous, François Thibaut, adjoint délégué par M. le Maire, pour remplir les fonctions d'Officier de l'Etat Civil de la commune de Rochefort, département de la Charente-Inférieure, sont comparu Claude Jostin, employé à la mairie, agé de 18 ans, et M. Joseph Brizard, idem, agé de 23 ans, demeurant à Rochefort, lesquels nous ont déclaré que Antoine-Alexandre Boissier-Descombes est décédé le jour d'hyer, à l'hopital de la marine, de cette ville, agé de 30 ans, né à Brie département de la Charente, de son vivant, fils de feu Philippe et d'Elizabeth-Catherine Boissier et ont les déclarants signé...

Délivré en conformité de l'article 80 du Code civil, l'Officier civil : signé, Thibaut.

Transcript littéralement l'extrait du registre des actes de décès, qui m'a été transmis par la sous préfecture d'Angoulême le 16 octobre mil huit cent quatorze, Charles Léchelle. »

Quelques remarques s'imposent. L'officier de l'Etat civil de Brie, Ch. Léchelle qui a transcrit l'acte est précisément un ami de la famille Boissier. De lui, une lettre a été saisie sur le fils quand il fut arrêté à Cassel. La missive donnait au fugitif des nouvelles de ses parents. Qui avait pu révéler l'adresse de celui qui se cachait ?

L'acte de décès contient des erreurs en ce qui concerne le nom des père et mère du forçat dont la situation à Rochefort est volontairement absente du texte. Enfin, si nous remontons plus en arrière, nous sommes surpris de voir que le principal instigateur du vol est moins condamné que ses complices. Il est gratifié de 24 années de bagne sans flétrissure tandis que les deux acolytes récoltent chacun 28 ans de fer et la marque indélébile à l'épaule.

Avait-on espéré qu'un changement de gouvernement le ferait bénéficier d'une amnistie ? C'est possible. Ou voulait-on ménager de vieilles amitiés ?

En tout cas, nous devons constater que le père d'Alexandre ne survécut par longtemps à l'affaire de Churet. Jeune encore, il n'avait que 58 ans, Roch Boissier Descombes, s'éteignit chez Masset, le 30 juin 1807, c'est-à-dire à peine une semaine avant la condamnation des complices de son fils. De maladie ou de honte ? Ni la légende ni les textes ne nous renseignent à ce sujet.

Source : Essai de monographie de la commune de Brie-La Rochefoucauld, d'Eugène Dubois.

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