L'histoire de M. de Bois-Couteau
Le Roi, impatient du retour du beau temps, demandait à tout moment s'il у avait apparence d'amélioration, et si çà se barrait. J'entendis fort distinctement à plusieurs reprises, ces derniers mots qui paraissaient être l'une des locutions favorites du Roi.
— Puisque le temps menace de nous tenir ici long-temps, Messieurs, dit le Roi en s'adressant au groupe des principaux personnages placés près de S. M., quel est celui de vous qui se chargera de raconter quelques souvenirs de sa jeunesse, quelques souvenirs de chasse, par exemple ; ce serait tout-à-fait à propos.
A vous, continue le Roi, en avisant le chevalier de Saint-Projet, qui se trouvait à la suite de la chasse ; chargez-vous de cela, en votre qualité d'habile chasseur, vous devez avoir quelque chose d'inédit.
— Sire, je n'ai que quelques souvenirs d'enfance, de ceux que j'ai toujours entendus raviver dans le château paternel.
— Contez , contez.
Le chevalier de Saint-Projet ne se fit pas inviter trois fois. Il s'approcha de manière à ce que le Roi pût distinctement l'entendre, et au bruit berceur du vent et de la pluie qui tombait :
« Sire, autrefois la province d'Angoumois, mais surtout les environs de La Rochefoucault, ma ville natale, était désolée par les loups. C'était au point que personne n'osait traverser de nuit la forêt de Braconne, et que, dans le temps du rut où ces animaux s'agitent et crient d'amour, leurs hurlemens s'entendaient de bien loin, et venaient, quand le vent y était, réveiller les habitans du vieux logis de Peruzet, de l'autre côté de la Tardouare, à une grande lieue de distance ; c'était effrayant.
Heureusement, vers 1740, naquit, au manoir de Fleurignac, le sieur de Bois-Couteau, qui devint frénétique chasseur, et qui tua tant de loups, qu'en 1780, époque où je l'ai connu, les environs d'Angoulême n'en contenaient pas plus que les bois de Versailles ; il en avait même purgé le Limousin et le Poitou, où il était appelé pour les chasser dans toutes les occasions.
Il dépensait à ces chasses le modeste patrimoine que le sort lui avait dévolu, à tel point qu'à peine pouvait-il entretenir son petit équipage de chiens courans, et qu'il ne se vêtissait plus que de bure.
Vous l'auriez vu dans l'habit d'un simple paysan à la queue de ses chiens, n'ayant conservé de son élégance passée, qu'un fouet à sifflet d'ivoire qu'il portait en sautoir, un couteau de chasse au côté, et son fusil, sur lequel brillait la plaque d'argent poli avec le vieil écusson de la famille, dont il ne restait plus au pourtour de l'église de son village que des traces presque effacées.
On ne parlait, aux réunions des chasseurs de la province, que des énormes sangliers qu'il avait tués au ferme au milieu de ses chiens sans jamais en blesser un seul, du nombre de lièvres forcés dans les brandes de Russas, en une demi-heure ou trois quarts d'heure, sans change même à vue, c'est-à-dire que ces chiens requêtant, voyaient, la tête haute et sans la suivre, partir une bête au milieu d'eux, si ce n'était pas la bête de meute. Et ces faits étaient attestés par MM. de Puividal, de Mascuraux, le curé de Saint-Constant et autres, qui en avaient été témoins bien des fois.
Il était surtout passionné, à cause de la difficulté, pour la chasse du loup, où le succès est rare. Votre Majesté sait que cette bête est presque imprenable à force de chiens, parce qu'elle marche toujours devant elle, et qu'elle peut faire en un jour quarante lieues, et recommencer le lendemain. M. de Bois-Couteau, le Nemrod de sa province, est le seul chasseur que l'on puisse citer pour en avoir forcé plusieurs, après quatre ou cinq jours de chasses successives.
Voici comme il procédait :
« Il attaquait n'importe où ; il suivait tout le jour, monté sur un criquet, avec ses dix chiens. La nuit venant, il faisait sa brisée là où il avait été arrêté, et allait demander gîte au curé le plus voisin ou dans une métairie : connu qu'il était, à cinquante lieues à la ronde, pour le protecteur des bergeries, il était bien accueilli partout. Le lendemain au point du jour, la meute et lui, bien refaits, partaient sur la pièce, et remettaient sur pied la même bête, qui, lasse elle-même, s'était relaissée. Le lendemain, ou le jour après, rendue enfin, elle faisait tête aux chiens, et une balle bien dirigée venait mettre fin à sa vie et à la chasse.
M. de Bois-Couteau retournait glorieux à Fleurignac, qu'il avait laissé, sans y penser, pour le moins à trente lieues derrière lui.
Enfin une fois, le jour de saint Hubert, l'an dix-sept cent... et je ne sais plus au juste les deux chiffres à ajouter, il attaqua un loup dans la forêt de Quatre-Vaux, et à travers les beaux sites qui séparent Angoulême de Bordeaux, il le mena... oh ! mais c'est que Votre Majesté ne va pas le croire, il le mena jusqu'à... l'embouchure de la Gironde... ce n'est pas de la Garonne... (le comte de Girardin dit tout bas : c'est la même rivière...) où l'équipage se mit à la nage en pleine mer sur la voie, si bien que jamais M. de Bois-Couteau n'entendit parler de la bête ni des chiens. Il fit sa retraite tristement ; mais il fut bien hébergé sur sa route, car il avait des camarades de chasse en Saintonge, dans tous les châteaux. On le remonta de chiens, qu'il eut bientôt créancés à sa manière, et avec lesquels il fit encore de belles chasses.
Il était déjà âgé quand il mourut au camp d'honneur, éventré par un vieux sanglier qu'il n'avait pas tiré aussi juste que l'a fait Votre Majesté dans sa dernière chasse, et qu'il l'eût fait vingt ans auparavant, car alors il passait pour avoir toujours placé ses balles comme avec la main.
Sire, voilà l'histoire de M. de Bois-Couteau. »
— Votre M. de Bois-Couteau était un magnifique chasseur, monsieur le chevalier... et votre histoire est d'autant plus agréable qu'elle finit avec le mauvais temps.
Source : Les chasses de Charles X, souvenirs de l'ancienne cour, d'Eugène Chapus.