L'affaire Raymond-la Broue

 Un cas particulier provenant de l'Angoumois nous permet de mieux comprendre le labyrinthe judicaire et d'éclairer ses coûts cachés. La haine entre les clans Raymond et la Broue avait duré déjà quinze ans quand elle devint meurtrière pendant de l'été de 1625. Les événements politiques avaient sans doute aggravé leur animosité : les la Broue étaient des clients du duc d'Epernon, gouverneur de Guyenne et ennemi invétéré du parlement de Bordeaux, dont les Raymond étaient une des familles les plus considérables. Des représentants des deux clans s'étaient déjà affrontés devant l'église de Dignac en août et des défis avaient été lancés quand, en octobre, une rencontre entre deux escadres de six hommes sur la route Périgueux-Angoulême laissa un homme mort de chaque côté. Immédiatement, deux procédures parallèles commencèrent : Jean-Louis de la Broue était accusé de l'assassinat de Henri de Raymond, lorsque les la Broue, qui avaient perdu un domestique nommé Boisjoly, achetèrent le procès que la mère du défunt avait intenté contre Pierre de Jambes, cousin des Raymond, et trois valets des Raymond, pour le prix de 1 200 livres.

Pour Pierre de Jambes, le cousin septuagénaire des Raymond, le séjour dans les prisons d'Angoulême pendant l'hiver de 1625 fut particulièrement pénible. Il était temporairement dans l'impossibilité de faire son appel au parlement à cause des machinations de sa partie qui usait des « subterfuges » : « pour esloigner le jugement dud proces sont ] presente quatre requestes frivolles et impertinantes ? ». Le chef de la famille Raymond, Gabriel, prit la direction de l'affaire ; il était déterminé à enregistrer le pardon de son cousin et à bloquer ceux des la Broue. Il employa un agent qui tenait le compte de ses dépenses. Sa première tâche nécessita un séjour à Paris pour solliciter le conseil privé et obtenir les lettres de pardon avec le grand sceau. Le coût de son voyage, qui ne dura que quelques semaines, s'éleva à 1 220 livres. La cire verte du grand sceau fut précieuse et l'agent prêta attention aux moindres détails : il acheta une boîte de fer pour 8 sols pour le protéger. À son retour en province, il ramena Jambes à la prison d'Angoulême pour être dans la légalité et lui présenter ses lettres de pardon. Jambes fut taxé à raison de 16 sols par jour pendant son séjour et ses complices roturiers de 8 sols, mais les services des avocats revenaient beaucoup plus cher. Des 429 livres dépensées à Angoulême aux mois de mars et avril 1626, 300 remplirent les poches de deux hommes seulement, à savoir un messager chargé des voyages à Paris et un procureurt. Finalement, Jambes fut mandé à la conciergerie par le parlement en vue de son interrogatoire. Il quitta Angoulême le 8 juin.

Le deuxième séjour à Paris de l'agent des Raymond s'avéra être beaucoup plus onéreux que le premier. Dès le 12 décembre, 5 280 livres ayant été dépensés, les fonds qui lui avaient été fournis étaient presque épuisés ! Chaque service et chaque écriture officielle étaient soumis à taxation. L'on devait employer un avocat et un solliciteur. En théorie, la procédure criminelle était secrète, mais en pratique, c'était le cas seulement si on avait gardé bourse fermée. De l'argent fut versé afin de pouvoir consulter le dossier de leur adversaire. Il y avait également les frais de subsistance dans la capitale : de nouvelles chaussures pour Jambes à l'occasion de sa comparution le 7 avril 1626 devant les juges (3 livres 2 sols), son linge sale (18 sols parfois pour de la lessive) et de « l'écorce du Liban » (6 sols) en raison d'une maladie (sa nervosité ?) le jour de son interrogatoire. Toutefois, ces efforts furent totalement couronnés de succès : les lettres de pardon furent enregistrées et Jambes libéré en octobre 1626 sous condition de payer en réparation et aumônes la somme dérisoire de 226 livres.

La deuxième phase de l'opération commença le 3 décembre 1626, lorsque la Broue lui-même entra à la conciergerie armé de ses lettres. Ce fut l'occasion d'obtenir le soutien des patrons en faveur de la famille. Le beau-père de Gabriel de Raymond avait été maître à la chambre des comptes de Paris. À Anet, il rendit visite à un parent, le seigneur d'Estrades, courtier influent et gouverneur du duc de Nemours, pour solliciter son aide et contrecarrer la partie adverse. Malgré leurs efforts, la Broue fut relâché en février 1627. Les tentatives pour dénoncer la fausseté des lettres s'intensifièrent. Il n'y a aucune trace d'un paiement fait directement aux magistrats, mais une liste des juges de la Tournelle fut achetée pour 12 sols, et selon toute probabilité ils firent envoyer une copie du factum dressée et publiée en faveur des Raymond à raison de 25 livres 8 sols pour l'avocat et son clerc et 12 livres pour l'imprimeur. Cette offensive entraîna des frais de plus en plus élevés et l'agent dut faire un bref séjour en province en janvier 1627 pour recueillir 1 200 livres en espèces. En mai, il lui manquait de nouveau des fonds et il dut emprunter à un banquier parisien. Ces six mois s'avérèrent les plus coûteux, les frais montant à plus de 3 334 livres. À la fin juin 1627, lorsque nous perdons de vue ces protagonistes, les dépenses totales de la famille Raymond s'élèvent à 8 605 livres 4 sols 4 deniers. Au départ, les frais furent couverts par un premier versement de 4 000 livres dus au défunt Henri Raymond ; par la suite, la famille espérait des réparations énormes comme il convenait au descendant d'une famille noble. Malheureusement, les documents sont muets sur ce point.

Source : Les crimes et les peines pécuniaires du XIIIe au XXIe siècle, de Benoît Garnot.

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