Un gentilhomme industriel au XVIIIe siècle
Un gentilhomme industriel au XVIIIe siècle : le comte de Broglie (d'après des documents inédits).
De tous les diplomates qui collaborèrent à la politique personnelle de Louis XIV, que l'on appelle le Secret du Roi, l'un des plus connus sans doute est le comte de Broglie, dont le rôle a été raconté d'une manière si intéressante par son arrière-petit-neveu.
Né en 1719, brigadier des armées du Roi à 32 ans, le comte de Broglie était peu après, et sans qu'il s'y attendit, nommé ambassadeur en Pologne, au mois de mars 1752. Pour un débutant, le terrain était singulièrement difficile et la tâche des plus ardues : le nouvel ambassadeur devait, à l'insu du ministre des Affaires Etrangères, préparer la candidature du prince de Conti à la prochaine vacance du trône et entretenir, à cinq cents lieues de la France, une. correspondance secrète avec le Roi et avec de nombreux agents, au risque d'être découvert par l'indiscrétion ou la négligence d'un courrier. Le comte de Broglie se donna tout entier à cette besogne ingrate, avec l'ardeur qu'il mettait en toute chose : quatre secrétaires étaient constamment occupés à transcrire et à déchiffrer des lettres, et il arrivait quelquefois à l'ambassadeur de dicter pendant seize ou dix-huit heures de suite. Tous les contemporains du comte de Broglie, amis ou adversaires, se sont accordés d'ailleurs à reconnaître son activité dévorante, son opiniâtreté, la constance de ses amitiés comme de ses haines et son zèle inlassable pour le renom et la grandeur de la France. « C'est un fort petit homme, écrivait de lui le marquis d'Argenson, droit de la tête comme un petit coq. Il a quelque esprit et beaucoup de vivacité en tout; on le dit homme de mérite. »
Pendant les six ans qu'il passa en Pologne, il eut la s'atisfac, tion d'assurer le triomphe du parti français, et le Roi l'en récompensa par le cordon bleu, qui lui fut donné au retour de son ambassade. Mais bientôt le comte de Broglie vit avec regret sa politique délaissée, et lui-même,' en butte à l'hostilité de Choi- seul, fut écarté de toutes les négociations : on lui refusa même l'ambassade de Vienne qu'il sollicitait vivement. Ayant alors repris du service sous les ordres de son frère, qui commandait un corps à l'armée du Rhin, il fit la campagne de 1760, au cours de laquèlle il se distingua, et tout particulièrement à Cassel. Quoique la candidature du prince de Conti au trône de Pologne eût été abandonnée et que la diplomatie secrète semblât se trouver désormais sans objet, le Roi n'en continua pas moins à correspondre avec le comte de Broglie, qui lui écrivait de l'armée force lettres et rapports.
En dépit de ses succès, qui lui avaient valu le bâton de maréchal, le frère du comte de-Broglie fut rendu responsable par le duc de Choiseul des échecs du prince de Soubise, à qui on avait imprudemment confié une armée. Le maréchal se défendit avec sa hauteur habituelle et voulut forcer le roi à se prononcer en sa faveur. Poussé par Choiseul et Mme de Pompadour, Louis XV exila les deux frères à Broglie, en Normandie. Du fond de sa retraite forcée, le comte fut informé que le Roi n'avait retiré son estime ni à l'un ni à l'autre des Broglie et que la correspondance secrète ne serait pas interrompue. Par un tour de force invraisemblable, malgré les difficultés résultant de la distance et de la lenteur des communications, le comte, sans rien laisser soupçonner à son frère ni à sa famille, trouva le moyen de poursuivre ses mystérieuses intrigues.
Le traité de Paris venait de terminer la guerre de Sept Ans, mais le comte de Broglie était de l'avis du Roi, qui estimait que cette paix, qui humiliait la France et laissait à l'Angleterre la suprématie maritime, n'était ni bonne ni glorieuse : Broglie pensait même, suivant ses propres termes, que « jamais il n'avait été plus prudent de songer à la guerre en faisant la paix ». C'est pourquoi il conçut un projet de descente en Angleterre, qui fut agréé par le Roi au début du mois d'avril 1763. A ce projet, dont l'étude nécessitait des travaux considérables tant en Angleterre qu'en France, allait être mêlé le fameux chevalier d'Eon, alors secrétaire d'ambassade à Londres, qui faillit, à maintes reprises, compromettre le dangereux secret dont il était dépositaire.
L'exil des deux frères prit fin dans le courant de l'année 1763, et le comte de Broglie piit se rendre dans son marquisat de Ruffec, acheté au mois de décembre précédent avec la dot de la comtesse, une Montmorency, que le comte avait épousée en 1759.
Le marquisat de Ruffec venait de la duchesse de Valentinois, petite-fille du duc de Saint-Simon, l'auteur des Mémoires, et comprenait une forge, établie à Taizé-Aizie, sur les bords de la Charente, et à laquelle on n'avait pas donné jusque-là une importance considérable. Le comte de Broglie tourna une partie de son activité vers cette forge et devint industriel, comme il était devenu diplomate. Il consacra les loisirs que lui laissait sa demi- disgrâce à faire de Taizé-Aizie un centre industriel, qui ne tarda pas à devenir le premier de la région.
De douze, le nombre des ouvriers fut porté à trente-six, et deux hauts-fourneaux purent bientôt fournir 160.000 livres .de fonte par mois. Jaloux sans doute des succès du marquis de Montalembert, qui avait créé à Ruelle, douze ans auparavant, une fonderie de canons, qui subsiste encore, le comte de Broglie tenta de couler des canons de 12 et de 18 (c'est-à-dire. pouvant lancer des projectiles de 12 et 18 livres), mais ces canons ne résistèrent pas aux épreuves, et la forge de Taizé-Aizie, ou de Ruffec, comme l'appelle le comte de Broglie, se spécialisa dans la fabrication de l'acier. Nous verrons ainsi M. de Broglie mener de front pendant des années la conduite de ses affaires et la correspondance secrète, dont il était devenu le chef, après le prince de Conti et après Tercier, premier commis aux Affaires Etrangères.
Le 9 juin 1769, M. Chrestien (1), fondé de pouvoirs du comte de Broglie, passait avec le duc de Praslin, ministre de la Marine, un traité aux termes duquel tout l'acier fabriqué par la forge de Ruffec serait envoyé aux ports de Brest, Toulon et Rochefort, «à raison de douze sols la livre poids de marc», plus un sol d'augmentation par livre pesant pour l'acier expédié à Toulon, à cause de la distance. On devait retenir sur le montant de chaque fourniture quatre deniers par livre, destinés à l'entretien des invalides de la Marine. Mais le comte de Broglie ne se contentait pas de la fourniture des ports de France et il cherchait pour les produits de sa forge d'autres débouchés, soit à l'étranger, soit aux colonies. C'est pourquoi il s'adressa à un riche armateur de Saint-Malo, M. Bécard, avec qui il se trouvait déjà en relations d'affaires.
Vers la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe, la cité-corsaire avait connu une puissance et une prospérité incomparables. Les armateurs de Saint-Malo s'enrichissaient vite avec le commerce et la guerre de course et, pour se faire une idée de ce que pouvaient être les fortunes des Malouins à cette époque, il suffit de voir encore aujourd'hui les magnifiques hôtels qui leur servaient de résidence en ville et les châteaux — les malouinières, comme on disait alors, — qu'ils possédaient dans les environs. Ces habitations rivalisaient entre elles de luxe et de splendeur : les lambris sculptés, les meubles de bois précieux, les porcelaines de Chine armoriées provenant des manufactures de la Cie des Indes, les vaisselles d'or et d'argent, les étoffes de soie, les tapisseries, rien n'était considéré comme trop beau par ces grands bourgeois, qui menaient un train de grands seigneurs. Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, ne tardaient pas à être anoblis, et quelques-uns contractaient de flatteuses alliances avec les plus illustres familles du royaume et même de l'étranger : on parle encore à Saint-Malo du mariage de Mlle Magon de Boisgarein avec un prince de Savoie-Carignan (2). Mais un autre mariage nous intéresse davantage : c'est celui de Mlle Thérèse-Gilette Locquet de Grandville, fille d'un riche armateur malouin, qui épqusa le 18 février 17116 haut et puissant seigneur François de Broglie, futur maréchal de France comme son père et premier duc du nom. De cette union naissaient en 1718 le troisième maréchal de Broglie et en 1719 son frère, le comte de Broglie, dont nous retraçons la carrière industrielle.
Il était donc tout naturel que le comte de Broglie eût par sa mère des intérêts à Saint-Malo : il avait placé, entre autres, des fonds assez considérables dans les armements de M. Bécard, qui était un des négociants malouins les plus en vue à cette époque. Souvent la correspondance du comte de Broglie et de M. Bécard, qui durera environ dix ans, parlera du Penthièvre, du Boynes, du Terray, du Castries, du Maréchal de Broglie (3), et d'autres navires encore sur lesquels notre comte avait des risques importants.
La première lettre que nous possédions de M. de Broglie à l'adresse de M. Bécard est du 23 juillet 1771, mais, dès 4770, un premier envoi avait été fait par la forge de Ruffec à destination de Saint-Malo pour être expédié aux colonies ou dans les ports étrangers.
Cette année-là, le comte de Broglie avait bien cru qu'il allait changer son titre de diplomate in partibus pour un titre officiel. Le 24 décembre 1770, Choiseul était subitement disgracié, et M. de Broglie nourrit l'espoir de lui succéder; mais, après un intérim de six mois confié au duc de la Vrillière, les Affaires Etrangères furent définitivement données au duc d'Aiguillon, qui n'était pas précisément des amis du comte. Celui-ci restait toujours chargé de la correspondance secrète, ce qui ne l'empêchait pas de s'occuper de ses affaires personnelles et principalement de sa forge de Ruffec, au sujet de laquelle il écrivait fréquemment à M. Bécard.
Il avait été convenu que l'armateur malouin prendrait tous les ans à M. de Broglie pour 30.000 livres d'acier, de fer, de limes et de carreaux (grosses limes carrées), qu'il devait charger sur ses navires ou sur ceux qui partaient de Saint-Malo à destination des colonies ou de l'étranger. Chacune des quelque trente lettres adressées à M. Bécard entre 1771 et 1780 n'a pas d'autre objet que d'assurer l'exécution de ce contrat, de presser M. Bécard de faire des commandes et d'envoyer de l'argent à M. de Broglie, qui en a toujours besoin.
Au mois de janvier 1772, le maître de forges .de Taizé- Aizie écrit à M. Bécard et lui rappelle qu'il n'a demandé que pour 18.000 livres de marchandises :
Il resteroit donc à vous fournir pour plus de 12.000 1. pour avoir rempli la convention, et nous serions bien aise que vous voulussiez que cela vous fust expedié affin que vous pussiez l'employer sur les deux vaisseaux qui vont estre expediés en février et mars, cela ne sçauroit faire un gros objet pour ces vaisseaux, et cela employe- roit utilement des marchandises touttes prestes, et nous procureroit plustost de l'argent dont je vous advoue que j'ay grand besoin. J'ay envoyé hier, sans la regarder, chez M. le cher Lambert la lettre de change que vous m'avez remise en dernier lieu, elle n'est payable que le 8 mars, cela m'embarrasse parce que le Sr Mondion a tiré sur moy et je ne sçay comment l'acquitter. Je vous prie donc de faire un effort pour me remettre 6.000 l. à compte de ce que nous vous avons envoyé et de ce que l'on va encore vous envoyer, ce sera un tres veritable service que vous me rendrez, et comme, en comptant le dernier envoy. vous aurez plus de 30.000 l. en marchandises entre les mains ou envoyés dans le commerce, ainsy dans touts les cas possibles, vous ne courrez aucun risque, et je le répète, vous me tirerez d'un grand embarras où le soutien de ma forge m'a jeté, et dont ce secours m'aidera à me tirer...
Le 5 juin suivant, il s'agit des intérêts que le comte de Broglie a sur le Penthièvre et qui tardent bien à rentrer :
Vous vous apercevrez sûrement que la lenteur des retours (4) et des remises des Isles diminuent beaucoup les bénéfices, mais je présume bien que ce n'est pas faute d'activité de votre part, si les rentrées ne s'opèrent pas plus promptement...
Cet homme d'affaires qui se préoccupe de ses rentrées et court après l'argent dont il a besoin pour faire face à ses échéances adresse dans le même temps au roi de longs mémoires sur la politique générale de l'Europe et annonce le partage de la Pologne, qui aura lieu, en effet, pour la première fois, le 5 août de cette année 1772.
Les nécessités de la correspondance secrète et sans doute aussi ses affaires personnelles l'appellent fréquemment à Paris, et c'est là, pendant un long séjour de M. Bécard, — du mois de septembre 1772 au mois de mars 1773, — que le comte de Broglie fait la connaissance de l'armateur malouin, qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de voir. Cependant le ton de ses lettres restera toujours le même, très courtois, mais exclusivement d'un homme d'affaires. C'est à peine si, de temps à autre, le maître des forges de Taizé-Aizie se détourne de l'objet de sa correspondance, qui est le placement de ses aciers, de ses limes et de ses carreaux, pour demander à M. Bécard de lui acheter de la porcelaine de Chine ou de faire venir des étoffes pour Mme de Broglie. A part ces rares et courtes parenthèses, il n'est jamais question que des produits de la forge de Ruffec.
La plupart des lettres sont écrites de la main même du comte de Broglie; l'écriture en est serrée et régulière, l'orthographe un peu démodée et vieillotte, tandis que celle de ses secrétaires se rapproche beaucoup de la nôtre. Quand il dicte, ce ne sont que de courts billets, mais s'il écrit lui-même, les lettres sont ordinairement assez longues : il est tout plein de son sujet et ne craint pas de s'étendre, d'entrer dans le détail, de revenir sur un point, d'y insister, de presser M. Bécard avec la ténacité qu'il mettait -autrefois à soutenir une conversation diplomatique ou à pousser ses troupes à l'assaut.
Pendant dix mois — du ;15 juin 1773 au 30 avril 1774 — la correspondance s'arrête. C'est que M. de Broglie est distrait de sa forge par des événements qui vont compliquer encore, une existence déjà suffisamment difficile.
Dans le courant de l'été de 1773, M. de Broglie recevait de Compiègne une lettre datée du 21 août par laquelle le roi l'informait que le duc d'Aiguillon avait découvert la correspondance d'un agent secret, chargé d'aller lever des troupes à Hambourg pour secourir le roi Gustave III de Suède, en difficulté avec ses sujets. Cet agent n'était autre que Dumouriez, qui commençait la longue série de ses aventures et de ses intrigues. Le comte de Broglie ignorait tout de la mission de Dumouriez, qui avait été organisée par le roi lui-même, en dehors de son ministre des Affaires Etrangères et aussi du confident attitré de sa politique secrète. Le duc d'Aiguillon, qui flairait depuis longtemps le mystère, était trop heureux de pouvoir mêler le comte à cette affaire un peu troublante, mais le « petit coq » tint tête et se défendit avec vivacité. Un autre incident vint envenimer le conflit et fut la cause d'une nouvelle disgrâce pour le comte de Broglie.
Il avait été nommé ambàssadeur extraordinaire et s'était vu confier la mission d'aller chercher la princesse Marie-Thérèse de Savoie, fille de Victor-Amédée III, roi de Sardaigne, fiancée au comte d'Artois, — le futur Charles X. L'ambassadeur devait aller jusqu'à Turin pour y saluer les souverains, que servaient encore les aînés de sa famille, mais le duc d'Aiguillon, qui ne manquait aucune occasion d'être désagréable aux Broglie, fit décider que la mission ne dépasserait pas la frontière. M. de Broglie en fut fort irrité et adressa au ministre une lettre si outrageante que le Roi pria le comte de prendre le chemin de Ruffec et de rester sur ses terres jusqu'à nouvel ordre. On était au mois de septembre 1773.
Comme au temps de l'exil à Broglie, la correspondance avec le Roi continua. M. de Broglie en profita pour glisser dans ses lettres de respectueuses protestations de dévouement et pour exprimer au Roi tous ses regrets d'avoir eu le malheur de lui déplaire. Louis XV ne daigna pas répondre. Le maréchal voulut intervenir en faveur de son frère : il fut éconduit. Mme de Broglie elle-même se rendit à Versailles dans le courant du mois d'avril 1774 pour plaider la causé de son mari : le Roi refusa de la recevoir. Quelques jours après, — le 10 mai, — Louis XV était enlevé par la petite vérole, sans que le comte de Broglie fût rentré en grâce.
Presque immédiatement, M. de Broglie écrivait au nouveau Roi pour le mettre au courant de la correspondance secrète . qu'il entretenait depuis vingt-deux ans et pour lui demander ses ordres. Le 20 juin, Louis XVI fit savoir au comte qu'il pouvait revenir à Paris et à la cour, mais M. de Broglie voulait et exigeait une éclatante justification. Le 1er mai 1775, il recevait une lettre écrite de la main même, par laquelle Louis XVI reconnaissait que « le comte de Broglie s'était comporté avec tout le zèle et la fidélité qu'il devait au feu roi et que les circonstances parfois embarrassantes où il s'était troùvé n'avaient jamais ralentis, et qu'en tout il s'était acquitté de sa commission de la manière la plus sage et la plus conforme aux vœux du feu roi ».
Comme le comte de Broglie insistait encore, le Roi le pria de se tenir pour satisfait. Aussi bien la lettre de Louis XVI était assez élogieuse et rendait suffisamment hommage aux services du comte de Broglie pour que celui-ci pût s'en contenter. Désormais la correspondance secrète n'existait plus et M. de Broglie pouvait se consacrer plus entièrement à ses affaires personnelles et spécialement à sa forge de Ruffec.
Peu de temps avant la mort de Louis XV, le comte de Broglie s'était remis à écrire à M. Bécard pour l'encourager à lui prendre de l'acier et du fer. Dans sa lettre du 30 avril 1774, il lui fait des conditions beaucoup plus favorables que pour les fournitures des ports, mais il le prie de ne pas rendre publique cette convention, car cela pourrait le gêner. Il demande à l'armateur malouin de l'aider à se défaire d'une pacotille de limes et de carreaux, qui l'embarrasse : M. Bécard pourrait là prendre et la distribuer par petits paquets sur tous les navires en partance pour la Chine ou les Indes.
Si vous avez la moindre peur. de la perte pour vos associés, il n'y qu'à la laisser tout à mes risques. Faittes moy donc je vous prie le plaisir de vous en charger et vous n'entendrez plus parler de cet objet, je lie vous enverray plus que de l'acier quand vous en voudrez, et comme il se bonifie touts les jours vous en serez sûrement content, je suis même persuadé que vous en augmenterez facilement les débouchés....
Comme M. Bécard ne répond pas toujours assez vite au gré de M. de Broglie, celui-ci le relance bientôt. A la date du 24 octobre 1774, il lui écrit pour lui faire remarquer qu'il n'a pas fait de demande « depuis un temps infini ». L'époque lui parait favorable aux envois, aussi annonce-t-il à l'armateur qu'il lui expédie 20 milliers de livres d'acier, 4.000 paquets de limes et 300 carreaux. L'acier est à huit sols la livre, les carreaux à douze sols et les limes à vingt-quatre sols la livre, ce qui constitue une importante réduction, puisque le roi paie l'acier douze sols et les carreaux vingt sols. Naturellement, comme pour se conformer à une tradition qui semble en usage chez les commerçants et industriels de tous les pays et de toutes les époques, il se croit obligé d'ajouter qu'il y perd : le prix des limes et des carreaux sont, affirme-t-il; fort avantageux et ces produits « sont passés à perte du prix qu'ils coustent », mais il veut s'en débarrasser à n'importe queUe condition.
Le 20 novembre suivant, nouvelle lettre :
.... Je commenceray par vous remercier de touts les soins què vous avez la bonté de vous donner pour tacher de mettre en débit les aciers de ma manufacture, je sens que dans les commencemments cy cela vous donne de la peine, parce qu'il est toujours difficile de détruire les préjugés et la routine, mais dès que les Chinois conviendront que nostre acier est le meilleur, ils finiront surement par le rechercher, il ne s'agit donc que die- le faire le meilleur possible et dans la forme qui leur conviendra le mieux; il est pour cela nécessaire que vous m'envoyez incessamment les dimentions dont vous me parlez. Je conçois que de le réduire en petites barres augmentera un peu la dépense de la fabrication, mais comme il s'agit de l'accréditer et de luy faire prendre le dessus sur celuy de l'Inde, il faudra dans le commencement y tout sacrifier....
Tachez de persuader à MM. vos associés une vérité qui me paraît évidente, c'est qu'il importe particulièrement à MM. les négotiants de mettre en réputation les matières nationales, ainsy que d'en augmenter le crédit. Je suis bien esloigné de désirer que par complaisance on prenne de ma manufacture de la marchandise deffectueuse, mais je crois pouvoir espérer qu'avec vostre secours, MM. vos associés se presteront à m'aider à en mettre de bonne en valeur, et de mon costé je me presteray a tout ce qui sera possible, et j'ay fait à ce sujet très volontiers les sacrifices qui dependoient de moy....
Il revient encore une fois à son stock de limes et de carreaux, qu'il a toujours sur les bras. Il prie M. Bécard de recommander à ses capitaines de présenter leur chargement « comme marchandise d'une fabrique protégée par le gouvernement et qui a l'entreprise de toutes les fournitures des ports et des colonies en acier, limes et carreaux ». Il espère sans doute que cette estampille officielle servira au placement des produits de sa forge, mais il compte faire mieux encore et s'adresser au ministre lui-même. C'est ce qu'il annonce à M. Bécard et il termine sa longue lettre en insistant pour que l'armateur lui prenne le plus de marchandises qu'il pourra, étant donné surtout les rabais appréciables qu'il lui consent. Mais que M. Bécard garde bien pour lui tout seul ces arrangements, car il ne faut pas que le ministre ou les bureaux en soient informés.
M. de Broglie écrit donc directement à M. de Sartines, ministre de la Marine, auprès de qui il fait agir M. Trudaine, qui avait déjà obtenu de M. de Praslin la fourniture des ports et des colonies pour la manufacture de Ruffec. Il rappelle au ministre que le traité conclu en 1769 avec le duc de Praslin a bien été exactement suivi en ce qui concerne les ports, mais M. de Boynes, successeur de M. de Praslin, n'a donné aucun ordre aux administrateurs des colonies pour recevoir ces marchandises et les envois n'ayant pas été acceptés sont restés entre les mains des correspondants du comte de Broglie et à la charge de celui-ci. Il prie donc le ministre d'ordonner que Fon reçoivé " tout ce qui est parti de la manufacture de Ruffec à destination des colonies et au même prix que pour les ports. S'il y a beaucoup de marchandises, on les paiera en quatre années, et désormais le comte de Broglie ne fera plus d'envois que sur commande.
Le 23 mars 1775, M. de Broglie écrit à M. Bécard pour lui faire connaître les grandes lignes de la lettre qu'il a adressée au ministre et il ajoute :
Vous voyez, monsieur, que je me suis permis la petite ruse de regarder comme expédié pour les indes tout ce qui estoit party de ma forge à l'époque où j'ay fait la demande, quoyque cela ne fust pas encore party de France... Vous sentez, monsieur, que M. de Clem/ensin aura besoin d'un peu de dextérité pour prévenir des représentations que M. Maillard pourroit faire au ministre sur la grande quantité de ces marchandises présentées en même temps, et qui pourront excéder le besoin, mais il pourra observer qu'en donnant quatre ans pour les payer, elles auront le temps d'estre débitées et qu"ainsy il ne doit pas en témoigner d'embarras, et quant aux aciers il les prendra ou les laissera, comme bon luy semblera.
Le comte de Broglie est complètement entré dans la peau d'un homme d'affaires et ne craint pas d'user de certains procédés dignes des plus retors. Grâce à la haute situation qu'il avait occupée et grâce à celle de son frère, les intelligences ne lui manquaient pas au ministère de la Marine et il savait à peu près tout ce qui s'y passait : par exemple, que la réponse si impatiemment attendue par lui était écrite et qu'il n'y manquait que la signature du ministre.
Cependant cette réponse ne lui donne pas entière satisfaction : le ministre accepte bien de recevoir les marchandises qui viennent de la forge de Ruffec, mais le paiement ne sera effectué qu'au fur et à mesure de leur consommation, ce qui ne fait pas l'affaire du comte de Broglie, toujours pressé de recevoir les fonds dont il a besoin. Toutefois l'important est que les marchandises soient d'abord acceptées et soldées à l'aide de lettres de change, même à deux, trois ou quatre ans. « Il faut, écrit-il le 10 avril 1775, que la réception soit faitte, et que cela soit terminé, sauf à attendre un peu le payement. » Il dicte à M. Bécard les recommandations qu'il devra faire à M. Clemensin, — son correspondant à l'île de France, — pour obtenir de l'intendant Maillard un paiement plus rapide et plus certain. ?
Il sera donc de l'habileté de vostre correspondant de faire interprester cet ordre en disant qu'il faut supposer en combien d'années la consommation pourra estre faitte et prendre ce nombre d'années pour le payement. D'ailleurs, ce correspondant en présentant des facturefo de quatre dattes différentes doit représenter le dommage de ce retard et proposer qu'on prenne autant de dattes de payement. C'est donc de son habileté que tout dépendra, mais il est essentiel qu'il persuade que les envoys ont esté faits antérieurement et successivement, et qu'il a attendu pour présenter les marchandises des ordres qu'on luy annonçoit toujours et que la fantaisie de M. de Boynes a suspendu. Ce motif doit servir à faire le payement éventuel en papier quoyqu'a des échéances esloignées, et pour bien faire il fau- droit en faire quatre payements, comme il y a quatre factures. Vous voyez, monsieur, que le grand objet est de terminer et de ne pas laisser exécuter la lettre au ministre à la lettre, car elle dit de ne payer qu'a mesure de l'employ des marchandises, quoyqu'on les
reçoive dans le moment, mais vous sentez que les marchandises pourroient rester dans les magasins quoyque reçues et qu'on en employroit d'autres sans qu'on le sçust, ainsy il faut que M. Maillard sente qu'on a voulu dire qu'il falloit estimer la consommation annuelle de ces marchandises et prendre pour le payement des termes proportionnés à la consommation...
Décidément M. de Broglie est plein de ressources, mais M. Bécard ne semble pas croire que les choses iront aussi bien que le dit son noble correspondant. De Ruffec, le 24 avril suivant, part une nouvelle lettre destinée à rassurer l'armateur. A cette époque, la plume du comte de Broglie est infatigable, puis huit mois se passent sans une lettre et la correspondance ne reprend qu'au mois de février 1776.
La question des fers et des aciers a bien été tranchée, mais il reste le fameux stock de limes et de carreaux, dont M. de Broglie était si pressé de se défaire à n'importe quel prix, au sujet duquel le ministre a hésité longtemps. Enfin, sur les instances du comte de Broglie, il se décide à donner aux intendants des îles de France et de Bourbon l'ordre de le recevoir pour le compte du Roi. Le 14 avril 1776, M. de Broglie s'empresse d'annoncer à Bécard cette bonne nouyelle. Il s'en faut cependant que l'affaire soit tout à fait terminée, car l'intendant de l'île de France se plaint de la quantité exorbitante de limes et de carreaux envoyés à la colonie en même temps que de leur mauvaise qualité. (On comprend pourquoi M. de Broglie désirait si vivement s'en débarrasser.) Suivant l'ordre du ministre, l'intendant a reçu ces marchandises, mais il envoie le reçu avec le décompte de la somme à laquelle se monte la fourniture en priant M. de Broglie de se faire payer par le ministre.
Cette forme m'est désagréable, écrit le comte à la date du 12 novembre, en ce qu'elle m'obligera à de nouvelles sollicitations, mais il faut bien en passer par là.
L'affaire va traîner encore queique temps, au grand déplaisir de M. de Broglie, qui craint toujours que des rapports défavorables des intendants sur la qualité de ses produits ne viennent en retarder le payement.
Le comte de Broglie ne borne pas son activité à sa seule forge. Il a fondé une société au capital de 290.000 livres pour l'exploitation d'un moulin à Condac, aux portes de Ruffec, et il propose à M. Bécard des farines. En 1777, il lui envoie deux ou trois quintaux d'échantillons pour permettre à M. Bécard de se rendre compte de la qualité du produit et il lui demande s'il veut bien se charger d'en placer sur ses navires pour la France ou les colonies. L'armateur malouin, sans doute fort absorbé par ses affaires personnelles, fait attendre sa réponse durant de longs mois. Elle vient sous la forme d'une lettre de changè avec la promesse d'une nouvelle et très prochaine répartition. C'est sa façon de se faire pardonner ses trop longs retards. D'ailleurs, s'il parle des aciers et des limes, il ne souffle mot des farines de Condac, qui ne semblent pas l'intéresser et désormais il n'en sera plus jamais question dans la correspondance.
La vie du comte de Broglie est des plus actives. Il séjourne souvent à Paris, et c'est de là que sont datées la plupart des lettres adressées à M. Bécard. Il se rend aussi très fréquemment à Ruffec, où l'appellent les soins de sa forge et de son moulin, et à Metz, où résidait quelquefois son frère le maréchal, qui avait le gouvernement des Trois-Evêchés, puis il va en Normandie et en Bretagne. Mais, en quelque endroit qu'il se trouve, il ne perd pas de vue ses affaires et s'enquiert toujours de nouveaux débouchés pour les produits de sa forge. De Metz, le 20 août 1777, il dicte une lettre pour M. Bécard :
S'il se fait quelque armement, vous me ferés plaisir de faire en sorte d'y faire l'employ des aciers que-vous avés puisque vous pensés qu'il n'y aura pas moyen de les faire passer aux Indes. Il me semble que la voÿe la plus sure seroit dans ce moment cy de les vendre pour les insurgens et ce seroit d'ailleurs la manière de s'en deffaire avec le plus d'avantage.....
Puisque le marché des Indes est fermé à cause de la guerre, le mieux est, en effet, de se tourner du côté des « insurgens », c'est-à-dire des colons anglais d'Amérique qui viennent de se soulever contre la métropole, et qui doivent avoir besoin d'acier : ce serait sans doute une bonne affaire et en même temps œuvre de bonne politique. Il revient sur ce sujet dans sa lettre du 16 décembre 1778 :
J'ay encore appris par des négotiants de Rochefort que cet article (l'acier) est de très bonne defaitte dans l'Amérique septentrionale. Je vous prie de vous occuper de le placer; quoyqu'il y 'ait un peu de risques à courre, je m'y détermine volontiers
Les difficultés très sérieuses créées aux Anglais dans leurs possessions de l'Amérique du Nord semblaient devoir nous fournir une excellente occasion de prendre notre revanche de la guerre de Sept Ans. Notre marine, à laquelle, dès le début de son règne, le roi Louis XVI avait donné tous- ses soins, était en bonne voie de réorganisation et déjà capable de tenir tête à la flotte anglaise. On se, remit alors à penser au projet de descente en Angleterre élaboré quinze ans auparavant par le comte de Broglie. Celui-ci ne l'avait jamais abandonné et continuait à faire parvenir au Roi et aux ministres force mémoires, plans et devis. Au printemps de 1778, il entreprend de visiter lui-même les côtes de Normandie et de Bretagne, et la correspondance avec M. Bécard fait allusion à son passage à Saint-Malo.
Entre Dinan et Pontorson, M. de. Broglie rencontre le duc de Chartres — le futur Egalité, — qui lui apprend la formation d'un corps expéditionnaire dans le Cotentin sous les ordres de son frère le maréchal. Aussitôt il sollicité les fonctions de chef d'état-major du commandant en chef, mais le poste est déjà donné et, sans doute pour éloigner M. de Broglie, on lui confie la lieutenance intérimaire du gouvernement dè son frère, à Metz. Ce lui est un coup sensible et dont il cherche à tirer vengeance sur une créature des Rohan, qu'il accuse de l'avoir desservi auprès du comte de Maurepas; mal lui en prend, car le Parlement, devant qui l'affaire est évoquée, le déboute et le condamne aux dépens.
Sa forge et son moulin sont de puissants dérivatifs à ses déceptions : à Ruffec et à Condac, il travaille pour oublier et pour donner un emploi à son activité inlassable A force de penser constamment à son acier et à la façon de l'envoyer au loin, il lui vient une idée : c'est de le placer sur les vaisseaux du Roi en guise de lest. Il obtient d'en embarquer à Rochefort pour Saint-Domingue et il écrit à Lorient le 28 juin 1780 pour bénéficier de la même faveur. Il s'adresse à M. Thévenart, commandant du port — qui sera plus tard amiral et pair de France sous la Restauration, — et à M. de Grandville, commissaire-général ordonnateur de la Marine, son parent : il leur demande de recevoir sur les vaisseaux du Roi à destination des Antilles et de l'Amérique des aciers qui se trouvent à Lorient dans les magasins de MM. Le Breton de Blessin et Sébire des Saudrais, originaires de Saint-Malo et correspondants de M. Bécard. Auprès de MM. Locquet de Grandville et Thévenart, qui, en leur qualité de Malouins, sont un peu ses compatriotes, le comte de Bro- glie s'appuie sur la protection officielle accordée à sa forge :
Comme l'établissement d'une manufacture d'acier à ma forge de Ruffec a été fait à l'instigation du gouvernement qui veut bien la favoriser, j'espère que vous voudrés bien concourir à ses vuës dans une occasion où il n'en coute rien au Roi, puisque cet acier employé pour lest dispense d'en employer d'autre et .n'occasionne aucune espèce de dépense
Cédant aux instances de M. de Broglie, M. de la Porte, intendant de la Marine à Brest, écrit à M. de Grandville pour lui donner l'ordre d'embarquer les aciers de la forge de Ruffec sur les vaisseaux du Roi. Une lettre du 8 août 1780 fait connaître à M. Bécard l'heureux résultat des démarches pressantes de M. de Broglie. Mais celui-ci, qui ne se déclare jamais satisfait, trouve que les envois d'acier à MM. Le Breton de Blessin et Sébire des Saudrais ont été faits avec beaucoup de négligence : les commis de M. Bécard n'ont pas joint de facture ni donné l'exacte quantité de ce qui a été expédié. Et, comme toujours, ce sont de longues explications sur le placement des aciers aux colonies, sur leur embarquement possible à Lorient et sur beaucoup d'autres choses. M. de Broglie s'occupe des moindres détails et ne laisse rien au hasard. Peu d'industriels et de commerçants poussent aussi loin la minutie.
Cette lettre du 8 août 1780, dictée à Metz par le comte de Broglie, est la dernière que nous possédions de celles qu'il adressa à M. Bécard au sujet de son acier et des produits de sa forge de Ruffec. L'année suivante, le comte de Broglie n'était plus.
Son attention s'était portée sur le dessèchement des marais qui avoisinent Rochefort et il fit, dans le courant de l'été de 1781, un voyage d'études sur les lieux avec l'intendant de la province, le marquis de Voyer d'Argenson. Il y contracta une fièvre pernicieuse qui l'emporta en quelques jours. Le 16 août 1781, il mourait à Saint-Jean-d'Angély, avant d'avoir eu le temps de regagner Ruffec. Il avait soixante-dieux ans et, depuis dix-huit ans, il donnait tous ses soins à sa forge, sans négliger les grands intérêts de l'Etat pour lesquels il ne cessa jamais de travailler utilement.
Quelques années plus tard, au mois de septembre 1787, le célèbre anglais Arthur Young traversait la Charente et écrivait sur son journal de route :
1er septembre. — Passe à Caudac (Condac), Ruffec, Maisons- Blanches et Chaunay. Dans la première de ces localités, vu un beau moulin à blé, construit par le feu cornue de Broglio (Broglie), frère du maréchal de Broglie, l'un des officiers les plus capables et les plus actifs de France. En tant que particulier, ses entreprises avaient un intérêt national; ce moulin, une forge et un projet de navigation ont prouvé qu'il avait du goût pour toute entreprise qui, conformément aux idées dominantes de l'époque, pourrait être bienfaisante pour son pays, c'est-à dire dans toutes les directions, excepté la seule -qui aurait été efficace, je veux dire l'agriculture pratique.
Young était agriculteur et ne s'occupait que des choses agricoles; le reste lui semblait digne de peu d'intérêt.
Pendant la Révolution, quoiqu'elle n'eût pas quitté ses terres de la Charente, la comtesse de Broglie fut portée sur la liste des émigrés et ses biens confisqués. En 1809, Mme de Mar- cieu, sa fille, racheta la forge de Taizé-Aizie, qui passa de mains en mains jusqu'à M. Alphonse Martin, dont elle devint la propriété en 1860. C'est là que M. Martin inventa le procédé de fabrication de l'acier auquel il a donné son nom. Aujourd'hui, la forge du comte de Broglie a été remplacée par une exploitation agricole.
Le comte de Broglie, gentilhomme d'affaires et industriel, ne constitue pas une exception au XVIIIe siècle. Ce serait une erreur de croire que toute la noblesse française, à cette époque, se contentait de servir dans l'armée et la diplomatie ou partageait son temps entre les fêtes de la Cour et les loisirs de la campagne. La noblesse de province travaillait, ne fût-ce que par nécessité. Au moment où le comte de Broglie co-mmençait à s'occuper de sa forge de Ruffec, le père de Chateaubriand, héritier d'une part de cadet plus que modeste, avait déjà réalisé en quelques années une fortune considérable dans la pêche à la morue, la guerre de course et la traite des nègres. C'étaient des entreprises qui offraient d'autres risques que la fabrication de l'acier. Les gentilhommes pouvaient, sans crainte de déroger, se livrer au commerce maritime qui, depuis le Code Michau de 1629, jouissait des mêmes avantages que l'agriculture et l'industrie du verre. En 1701, une ordonnance royale étendait ces privilèges au commerce en gros. Bien plus, au lieu d'être des causes de dérogeance, le commerce et l'industrie devenaient des titres à l'anoblissement. Turgot était d'avis que, pour faire n-aître parmi les négociants du royaume une utile émulation et leur donner un témoignage de la considération qui s'attachait à leur état, le Roi conférât la noblesse aux principaux d'entre eux. Le préambule des lettres de noblesse accordées en 1777 à M. Bécard, l'armateur malouin qui fut le correspondant du comte de Broglie, montre combien les idées de Turgot avaient été suivies par Louis XV et par son successeur :
LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE a tous presens et a venir salut. Voulant continuer au commerce la protection dont les Rois nos prédécesseurs l'ont toujours honoré et le feu Roy notre très honoré Seigneur et Aïeul s'étant réservé par Arrêt de son Conseil du trente octobre mil sept cent soixante sept d'accorder des. lettres d'anoblissement pour récompenser ceux des Négociants qui se sont distingués par leurs talents et leurs vertus, surtout ceux qui ont confié leurs fortunes aux dangers du commerce maritime.....
C'était, d'ailleurs, une très ancienne~tradition dans la monarchie française que d'honorer le commerce et tous ceux qui travaillaient à la prospérité du pays. Déjà, au XVe siècle, Louis XI, qui avait admiré, étant dauphin, la richesse des cités flamandes, encourageait par tous les moyens les progrès du commerce dans le royaume. On lit dans le beau livre de M. Pierre Champion sur Louis XI ce passage caractéristique :
Alors (vers 1463) le roi de France fait publier qu'il anoblira tous ceux qui voudraient faire commerce en son royaume; il permet à tous les nobles l'exercice de la marchandise, sans préjudice du nom et de leur état. C'est une bonne manière, d ailleurs, de trouver de l'argent....
Au XVIIIe siècle, toutes les branches de l'industrie étaient en pleine prospérité : par exemple, la fabrication des draps occupait, vers 1756, plus de 10.000 ouvriers dans la région de Sedan, et une grande partie de la population en Bretagne, Normandie et Picardie. vivait de la fabrication des toiles. A cette époque, le travail à domicile et l'artisanat étaient très- développés dans les petites. villes et à la campagne : presque toutes les maisons possédaient un métier à tisser, et le paysan, durant l'hiver, se transformait en artisan et faisait lui-même sa toile. C'est ce qui explique pourquoi les armoires à linge de nos arrière-grand 'mères étaient si abondamment garnies. Le développement du machinisme a tué peu à peu ces petites industries privées et familiales, qu'il y aurait tant d'intérêt, du point de vue économique et social, à voir reparaître chez nous. Les ateliers de tapisseries, de dentelles, de faïences, de poteries, les raffineries de sucre, les savonneries, les tanneries, les verreries se multiplaient un peu partout. Beaucoup de ces industries avaient été créées par l'initiative de gentilshommes appartenant aux meilleures et aux plus illustres familles. Sans se trouver dans la situation précaire de M. de Chateaubriand, petit cadet d'une famille ruinée, certains d'entre eux demandaient à l'industrie et au commerce le moyen de soutenir leur rang, et de faire face aux lourdes charges qu'il leur imposait. La fortune des Broglie était récente : le mariage du second maréchal avèc l'héritière des Locquet de Grandville avait bien doré leur blason, qui n'était riche que de gloire, maïs le comte de Broglie n'était pas l'aîné et il ne voulait pas tout devoir à la dot de sa femme. Son activité aussi avait besoin d'un aliment et il ne trouva rien de mieux que de suivre l'exemple que lui donnaient tant de membres de la haute aristocratie.
L'industrie métallurgique prenait alors un essor inconnu jusque-là. Les forges, les hauts fourneaux étaient nombreux et semblaient comme sortir de terre. Tout d'abord ils ne fonctionnaient qu'au bois, et il fallait obtenir une autorisation spéciale pour créer usines et forges, parce que, dans ce temps-là, on respectait les arbres et l'on ménageait les forêts, parure de la France et régulateur des eaux. Bientôt là mise en exploitation des bassins houillers, comme celui du Gard et celui d'Anzin, allait développer davantage encore ces établissements industriels. Tout le monde s'y intéressait : le roi, les princes, les grands seigneurs et les grands bourgeois, les financiers plaçaient d'importants capitaux dans les mines, les usines et fabriques de toute sorte, mais quelques gentilshommes les exploitaient eux-mêmes, comme le comte de Broglie à Taizé-Aizie, le marquis de Montalembert à Ruelle, le comte de Buffon, le célèbre naturaliste, qui fabriquait de l'acier à Montbard. Le chevalier de Solages commençait à faire de Carmaux un centre industriel considérable et, à la veille même de la Révolution, les Wendel fondaient le Creusot tout en donnant une vigoureuse impulsion à leurs établissements de Lorraine.
Avec les industriels et les commerçants, ses émules, le comte de Broglie a donc utilement travaillé à la grandeur et à la prospérité du pays, comme il l'avait fait d'une autre manière sous les drapeaux et dans son ambassade lointaine. Un exemple tel que le sien suffirait à montrer comment les efforts réalisés au XVIIIe siècle par la noblesse française et la haute bourgeoisie ont magnifiquement préparé la voie aux siècles qui vont suivre et qui verront le développement et le triomphe de toutes les industries.
Notes :
(1) M. Chrestien et son fils étaient dans le Secret du Roi, et le comte de Broglie devait les proposer tous les deux comme secrétaires à M. de Vergennes, lorsque celui-ci fut nommé ambassadeur en Suède en 1771. Ils figuraient parmi les agents qui bénéficièrent d'une pension à la dissolution du ministère secret.
(2) Le prince Eugène-Marie de Savoie-Carignan épousa Mlle Magon de Boisgarein le 22 février 1781. Il appartenait à la branche cadette de Savoie, qui allait monter en 1831 sur le trône de Sardaigne avec Charles-Albert, puis sur le trône d'Italie avec Victor-Emmanuel II, son fils. Le prince Eugène de Savoie-Carignan avait un frère, Victor-Amédée, qui fut le grand- père de Charles-Albert, et une sœur, qui devint l'infortunée princesse de Lamballe.
(3) Les Malouins donnaient souvent à leurs navires les noms des personnages illustres et des ministres de l'époque. En 1773, M. Bécard et ses associés devaient écrire au maréchal de Broglie, qu'ils regardaient un peu comme leur compatriote, pour lui demander la permission d'appeler de son nom un de leurs navires, et le maréchal répondit par la lettre suivante écrite de sa main :
A Broglie, ce 26 juillet 1773,
J'ay reçu, Messieurs, la lettre que vous m'avés adressés le 16 de ce mois. Je suis très sensible au désir (lue vous me témoignez avoir de donner mon nom au vaisseau que vous faites bâtir à L'orient ce à quoi je consens bien volontiers; je ne suis pas moins flatté des sentimens de la Ville de St-Malo pour moy. Je crois les mériter par ma façon de penser pour elle. Je vous prie de l'assurer du plaisir que j'aurois a pouvoir luy être utile, si elle m'en fournissoit l'occasion, et croyés que je suis bien sincerement, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Maréchal Duc DE BROGLIE.
(4) Ce n'était qu'au retour des navires que l'on remboursait l'argent investi dans les entreprises maritimes et que l'on servait les bénéfices; aussi le contrat à la grosse, le plus fréquemment en usage dans ces sortes d'opérations, prenait également le nom de prêt à retour de voyage, et l'on appelait retours les sommes qui revenaient à chaque intéressé.
Source : Un gentilhomme industriel au XVIIIe siècle, de Charles Ruellan.