Note sur le comte de Ribérac

 En 1696, Françoise de Chabans, demoiselle, se plaint de ce que, le 21 février de cette année, « une centaine de personnes à elle inconnues, armées de pistolets, fusils, hallebardes, faulx, bâtons ferrés et autres instruments de cette nature, sont venues entourer sa maison, criant qu'elles voulaient la brûler, en tuer et massacrer tous les habitants. Tous se mirent en devoir d'exécuter leur dessein... La plaignante s'étant adressée à un certain personnage qui conduisait la troupe et lui ayant demandé pourquoi il venait à main armée assiéger et démolir sa maison, celui-ci répondit qu'il était un des domestiques du comte de Ribérac et qu'il avait ordre de faire cet attroupement, d'enfoncer les portes et d'abattre les murailles... » Ce comte de Ribérac était, du reste, un vieux féodal attardé dans son siècle, un baron des Adrets au petit pied. Son nom revient plusieurs fois. Un médecin, qui a le malheur d'habiter sous la terrasse de son château, et qui, il ne sait pourquoi, a encouru sa haine, tremble devant ses menaces de mort et demande, avec supplication, « à être mis sous la sauvegarde du roi et de la justice ». Du haut de sa terrasse, le comte lui fait journellement lancer des pierres et autres projectiles par ses domestiques. Un peu plus loin, nous voyons qu'il a pris en exécration un huissier, parce que celui-ci, dans un acte signifié, la qualifié simplement de messire. « Depuis ce temps, le comte qui avait commencer par le souffleter a donné l'ordre à ses domestiques de l'arrêter partout où ils le trouveraient et de le mener dans les prisons de son château, ce qui a obligé le plaignant de se retirer dans la paroisse de Ponteyrand pour se mettre à l'abri des violences. Dix ou douze domestiques dudit seigneur, armés d'épées et de mousquetons, l'ont cherché par les chemins pour l'enlever... » C'est la dernière convulsion de la féodalité expirante sous le salutaire despotisme du grand Roi. Mais, jusqu'à la fin, le fier ribéraquois narguera la justice royale, et, en 1714 encore, nous apprenons par une plainte d'Adrien de Beaupoil de Saint-Aulaire, marquis de Fontenille, qu'une bande de gens mal famés « lui'a enlevé un troupeau de moutons et de brebis par ordre du comte de Ribérac ». Ces enlèvements de bestiaux, accomplis hardiment; en bande, et par esprit de vengeance plutôt que de cupidité, sont l'un des exploits les plus renommés chez les peuples primitifs. Même quand le vol de troupeaux a un mobile essentiellement cupide, comme chez les brigands siciliens qui pratiquent l'abigeato, le caractère de razzia militaire qui s'y attache leur prête un certain lustre. Et de nos jours encore, dans les pays les plus civilisés, le vol d'un cheval dans une écurie, d'une paire de beufs dans une grange, a une couleur archéologique qui ne permet pas de confondre son auteur, bohémien ou bandit, avec un simple voleur d'argent, bien que le bétail, à l'époque où le cheptel est le seul capital (pecunia, pecus), ait commencé par être la seule monnaie en circulation. Or, entre le pillage effronté de tous les troupeaux d'une vallée par une tribu barbare, et les vols de poules qui se commettent encore journellement dans nos campagnes, il y a mille transitions successivement parcourues à mesure que le bétail volé diminue en taille et en nombre, et que le nombre aussi comme la qualité sociale des voleurs va s’amoindrissant. Le comte de Ribérac tenait un bon rang sur cette échelle : il était assurément plus près de Cacus, ravisseur des génisses d'Hercule, que de nos détrousseurs de poulaillers. Mais, de son temps, son action en cela n'avait rien d'exceptionnel, et, après lui, les vols de bétail, tout en se décolorant peu à peu et dérogeant de leur noblesse première, ne laissent pas de se présenter souvent sous des aspects originaux qui les distinguent des nôtres. Le bétail était donc une richesse à part, une richesse vivante et sacrée. Je lis cette phrase incidente : « le jour de saint Roch, jour de la bénédiction des bœufs... » Voler ces bœufs bénis, cela ne tenait-il pas autant du sacrilège que du vol ? Avant tout il y fallait une audace rare, digne d'un meilleur emploi.

Source : Études pénales et sociales, de Gabriel Tarde.

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