La Chambre « introuvable »

La Chambre « introuvable »

Le 24 juillet 1815, Louis XVIII prit une ordonnance qui excluait 29 membres de la Chambre haute et nommait 94 nouvelles personnalités. Dans cette fournée, on voyait des hommes de cour comme Blacas et Jules de Polignac, à côté de Chateaubriand et de militaires restés fidèles, comme le maréchal Victor. À la Chambre élective, il était hors de question de convoquer la Chambre des Cent-Jours. Les deux tours qui eurent lieu les 14 et 22 août, contrairement à ce qu’imaginaient Fouché, Pasquier et Talleyrand, se portèrent vers les ultras. Ce fut la Chambre dite « introuvable », où les royalistes se comptaient en une majorité écrasante. Dans soixante et un départements occupés par les Alliés, la liberté de vote fut parfaitement assurée. Il faut voir sans doute dans le résultat de l’élection le rôle des Chevaliers de la Foi, particulièrement puissants dans le Midi.

La Chambre avait laissé au roi le soin de nommer les présidents des collèges électoraux. Il désigna les membres de sa famille pour les principales villes de France. Monsieur présida le collège électoral de Paris.

En sa qualité de frère du roi, le comte d’Artois n’avait aucune délégation officielle de la puissance publique. Cependant, la confiance des royalistes lui donnait une grande influence. Il était le centre et comme le drapeau du parti. Ce parti, qui s’était organisé pendant les Cent-Jours pour résister à l’usurpation et profiter des événements, conserva ses comités et resta pour ainsi dire en armes après le second retour du roi. Les ennemis de la légitimité étaient vaincus mais ils subsistaient, ne dissimulant ni leur aversion pour les royalistes, ni leurs espérances. Les attentats des carbonari qui émaillèrent les débuts de la Restauration le prouvent surabondamment.

Quelle était la situation du comte d’Artois en 1815 ? Elle s’exprime par deux mots : très peu de pouvoir officiel, une influence considérable.

Les partis

Ainsi que le remarque Francis Démier, deux lignes politiques s’affrontaient au début de la seconde Restauration : l’une modérée, autour de Talleyrand ; l’autre, qui eut d’abord la préférence de Louis XVIII – mais Wellington le fit changer d’avis –, était celle que sans aucun doute le comte d’Artois préférait, avec Vaublanc, Ferrand, Clarke, c’est-à-dire ignorer la Charte, gouverner par ordonnances et épurer les traîtres des Cent-Jours.

Les ultras, qui allaient triompher aux premières élections de la seconde Restauration, après la disparition du Corps législatif, disposaient de la majorité et ne cachaient pas leur intention, une fois au pouvoir, de gouverner pour eux-mêmes, de satisfaire leurs intérêts, leurs passions, leurs rancunes. Le gouvernement parlementaire leur apparaissait comme le gouvernement « par et pour un parti ».

Au contraire, les royalistes de centre-droit et les « doctrinaires » affirmaient la nécessité, pour tout ministère, d’oublier une fois au pouvoir ses origines et de gouverner au nom d’un parti peut-être, mais toujours pour la France.

Chateaubriand remarquait avec profondeur : « La liberté, qui était au fond de cette époque, écrit-il, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d’œil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu’elle portait les couleurs de l’ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel […]. »

Le « parti » constitutionnel, hétérogène, sans unité doctrinale ni cohésion tactique, ne savait guère se rassembler que sur un seul point : faire pièce à l’opposition ultra et mener contre elle une guerre à outrance. On peut toutefois distinguer dans cette nébuleuse, aux contours mobiles, les « ralliés » de la Révolution et de l’Empire.

Autre sous-ensemble, le « canapé doctrinaire », les « spéculatifs », les têtes pensantes de la majorité, rassemblées autour de Royer-Collard. On y trouvait la fine fleur de la future élite orléaniste, Guizot, Charles de Rémusat, Barante, Broglie, et des royalistes sincères, de tendance libérale, le comte de Serre, Camille Jordan. Fort prisés par Decazes, ils apportaient, consciemment ou non, l’habillage libéral à une politique qui l’était infiniment moins : destitutions massives de fonctionnaires suspects d’être un peu trop royalistes, donc « exaltés », censure, corruption d’électeurs, pressions administratives, « correspondances privées », etc.

Par ailleurs, le centre-droit était représenté au sein du ministère par le duc de Richelieu et Lainé, ministre de l’Intérieur (fréquemment en conflit avec Decazes) ; ministres éclairés, reconnaît Chateaubriand, mais « consciences timorées ».

Il existait aussi un parti de gauche, qui insistait sur la liberté plus que sur l’autorité. Il réunissait d’anciens fonctionnaires de l’Empire, des mécontents comme Chauvelin, ancien ambassadeur de Danton, qui réclamait la charge de maître de la garde-robe à laquelle il avait droit avant la Révolution, de riches bourgeois comme Casimir Périer. Dans l’ensemble libéraux mais non démocrates, préoccupés des intérêts de la bourgeoisie plutôt que des droits du peuple auquel ils ne croyaient pas ; partisans de la liberté mais n’ayant aucune notion de la solidarité ; individualistes avant tout, ayant au cœur la haine de la vieille aristocratie, qui froissait leur amour-propre et dont le témoin le plus affiché était Paul-Louis Courier.

Il y avait effectivement un centre, que Villèle appelle « les ventrus » et Bonald « un glaçon entre deux bougies ».

Trois cent cinquante royalistes – hobereaux de Provence, gentilshommes de Languedoc ou du Limousin, châtelains de Bretagne, mais aussi bourgeois – formaient la majorité de la Chambre « introuvable ». Ceux que, par un sentiment unanime, ils plaçaient à leur tête, étaient connus par l’illustration de leurs noms – les La Trémoille, les Montmorency – et pour les vicissitudes des persécutions des régimes précédents : Polignac, Bouville, Puyvert, Hyde de Neuville…

Les royalistes se divisaient sur des questions fondamentales et se combattaient avec autant d’acharnement et peut-être plus de passion que les partis antidynastiques. Les ultras voulaient un retour à l’Ancien Régime : la Charte ne serait qu’un expédient temporaire.

Monsieur souhaitait que le pouvoir revînt aux royalistes. Mais n’avait-il pas ouvert la porte du pouvoir à Fouché ? Les députés venus des provinces, appartenant presque tous à la petite noblesse et à la bourgeoisie, venaient vers lui, lorsque Louis XVIII choisit son favori comme ministre principal, avant qu’il ne devînt président du Conseil, Élie Decazes.

Organisation des ultras en 1815

Et pourtant, ce fut aux ultras, partisans de l’Ancien Régime, comme le remarque Joseph Barthélemy, que l’on doit principalement l’introduction du régime parlementaire en France. La Bourdonnaye était le plus exalté, le plus bruyant. Villèle et Corbière – on disait « Villèle et Corbière » comme on dit « Oreste et Pylade » – en étaient les hommes d’affaires ; Vitrolles, ministre d’État ad honores, habile et entreprenant ; Bonald, le théoricien ; Chateaubriand, l’homme d’action. Marcellus portait le deuil du trône et de l’autel ; humble et désintéressé, il aspirait à tout et demandait tout. Salaberry était « d’un blanc écarlate ». Duplessis de Grenedan mettait toute son ardeur au service de la potence contre la guillotine. Kergorlay était surnommé la « voix rigide ». Tous formaient la table autour de laquelle on commençait à dîner. Les organes de ce parti étaient Le Drapeau blanc, La Quotidienne, Le Journal de Paris, Le Mémorial religieux, Le Conservateur de 1818 à 1820, Le Journal des débats de 1820 à 1824.

Les ultras s’étaient donné pour tâche de « refaire » l’esprit de la nation détruit par la Révolution, d’écraser la philosophie du XVIIIe siècle, de rétablir la prépondérance du clergé – ils trouvèrent un appui en Lamennais, que les historiens des idées politiques appellent « le premier Lamennais », ultramontain et fervent combattant des Lumières. Il fallait aggraver toutes les peines, étendre l’application de la peine de mort, supprimer l’inamovibilité de la magistrature et les dettes reconnues de l’État, rendre au clergé la tenue des registres de l’état civil.

Ils réclamaient en outre la restitution des biens du clergé, surtout celle aux émigrés de ceux de leurs biens qui étaient encore entre les mains de l’État, et le paiement d’une indemnité pour ceux qui avaient été vendus. Et c’est peut-être ici la cause la plus intime et la plus profonde, quoique inavouée, pour laquelle le parti était plus royaliste que le roi : parce que le roi, disait-on, était rentré dans son palais, il avait tout l’air de penser que tous ses anciens amis étaient rentrés dans leurs châteaux.

Dans l’ensemble, le point de vue de tous ces royalistes, dont le futur Charles X partageait les points de vue, était que l’homme ne peut donner une constitution à la société civile, « pas plus qu’il ne donnerait de la pesanteur au corps, ou de l’étendue à la matière. […] La légitimité est la consécration du temps. La souveraineté est divine », écrivait Bonald.

En somme, dans son ensemble, le parti ultraroyaliste défendait non l’Ancien Régime, pas davantage le nouveau en train de naître, mais une forme intermédiaire qui relevait du débat d’idées, sans conception d’ensemble. Ainsi Bonald, métaphysicien de la politique, ne souhaitait pas le rétablissement de l’Ancien Régime, trop complexe, mais tentait de recréer un nouveau régime purifié.

Force des ultras

Sous l’impulsion de Monsieur, les ultras se groupèrent d’abord par province, puis trouvèrent un lieu d’asile chez Piet-Tardiveau, homme de second plan, qui jouissait d’un appartement commode, rue Thérèse. D’Haussez écrit : « M. Piet […] le ridicule incarné. » L’importance de la réunion Piet ressort de la dénonciation que fit à la Chambre de 1825 Hyde de Neuville, lorsqu’il s’en fut séparé : « C’est dans cette réunion que tout se règle, tout s’élabore, tout se décide. C’est là qu’on met en quelque sorte la Chambre en tutelle. »

Les électeurs ultras, sous le régime censitaire de la Restauration, étaient des propriétaires terriens. Les plus riches, et non seulement les nobles, votaient à droite, mais avec l’exception bien entendu des acquéreurs de biens nationaux. Tandis qu’une minorité d’électeurs, qui n’étaient pas propriétaires terriens, négociants, notaires, avocats, industriels, médecins, étaient le plus souvent libéraux. Dans sa remarquable étude, Jean-Pierre Chaline montre quelle fut l’erreur majeure de la Restauration : celle de n’avoir pas compris que les grands propriétaires terriens, sur lesquels il pensait appuyer son régime, perdaient de leur influence. Sous l’Empire, ils avaient déjà reconstitué pour beaucoup leur domaine, le « milliard » des émigrés, voté sous Villèle, les avait renforcés – si ce n’est qu’il fut très équitablement partagé quelles qu’aient été les opinions politiques professées par ces propriétaires – mais ils n’étaient pas, tant s’en faut, majoritaires.

Quant à la Chambre des pairs, variant d’une fournée à l’autre puisqu’elle était entre les mains du roi, composée de manière fort diverse, elle montrait une grande indépendance en faisant pièce à des projets de loi d’inspiration ultra. Ainsi Charles X n’eut-il peut-être pas le sentiment de la relative solitude qui était la sienne.

Lady Morgan, romancière irlandaise, de séjour à Paris en 1817, a laissé un portrait caricatural des ultras, les présentant comme des vieillards égrotants, attachés aux vieux usages de l’époque de Louis XIV. « L’opinion publique, écrit-elle, a subi de grands changements […] depuis que le feu duc de Castries disait, en parlant du bruit que faisait dans le monde la querelle entre Rousseau et Diderot : “Cela est incroyable ! on ne parle que de ces gens-là ; gens sans état, qui n’ont point de maison, logés dans un grenier : on ne s’accoutume pas à cela”. »

« Alors que le corps électoral dans son ensemble, écrit Olivier Tort, est assimilé à une vaste gérontocratie par certains pamphlétaires, la droite royaliste aurait-elle été rendue étrangère aux intérêts et aux perspectives de la jeunesse par l’âge particulièrement avancé de ses représentants ? À l’inverse, les “jeunes” de cette époque, ceux de l’élite cultivée urbaine en particulier, ont-ils été d’emblée aussi unanimement hostiles à la droite [comme ils le montraient avant 1830] que le laisseraient supposer les quelques événements marquants [de 1820 contre la réforme électorale et de 1830 contre les Ordonnances] ? »

Dans les années de lycée, les étudiants parisiens étaient entrés dans la Congrégation et la Société des Bonnes Études, fondée en 1821 par Emmanuel Bailly de Surcy, qui joua plus tard un rôle important dans la société de Saint-Vincent de Paul. À cette Société des Bonnes Études, on arborait la fleur de lys, bien que certains fussent des lecteurs de la presse de gauche et chahutassent le duc de Rivière, ami du roi, au moment des débats parlementaires au sujet de la loi Peyronnet, « loi de justice et d’amour » concernant la presse, de 1827. Victor Hugo, par exemple, put y donner des lectures publiques de ses premiers poèmes. Alfred Nettement, âgé d’une vingtaine d’années, fut désigné comme chargé de conférences régulier.

Par ailleurs, des journaux royalistes accueillaient de jeunes rédacteurs. À La Quotidienne, le rédacteur Michaud procéda à un rajeunissement massif de l’équipe rédactionnelle, saluée par Sainte-Beuve. Les nouveaux collaborateurs, Malitourne, Louis Audibert, Émile Morice, étaient tous âgés de vingt-cinq ans en 1822. Sans oublier Véron, vingt-quatre ans, le chartiste Capefigue, vingt et un ans, qui écrira une Histoire de la Restauration, et Jules Janin, vingt-quatre ans. Il en alla de même au Globe, où figurait la fameuse Jeune France libérale. Tous ces jeunes rédacteurs occupaient une place importante dans les journaux. C’est ainsi que Laurentie, entré au grand journal royaliste La Quotidienne à l’âge de vingt-cinq ans, devint, moins de dix ans plus tard, l’adjoint de Michaud.

Si les membres de la Chambre des pairs n’étaient éligibles qu’à l’âge de quarante ans, beaucoup de jeunes « se rangent en faveur de la droite, tel le jeune Charette de la Contrie, nommé lors de la fournée de 1823, qui doit attendre de fêter ses trente ans en 1826 pour participer activement aux débats de la Chambre haute ».

À la Chambre des députés, les jeunes jouèrent un rôle décisif. À la Chambre « introuvable », on trouvait des trentenaires, tels Adrien de Rougé, Imbert de Sesmaisons, Marcellus, Hyde de Neuville, Castelbajac. À quoi il faut ajouter « vingt-deux quadragénaires bientôt remarqués. Citons ici les plus connus, comme Vitrolles, Béthisy, Kergorlay, Salaberry, Duplessis de Grenedan, etc. ».

Et l’auteur conclut : « […] à tous les niveaux de la société urbaine, des préaux de collège jusqu’aux cercles gouvernementaux en passant par les équipes de rédaction des journaux ou les cercles d’artistes, la droite a su agréger à elle d’importantes fractions de la jeunesse, quelles que soient les extensions diverses que l’on donne à ce terme ».

Source : Charles X, de Jean-Paul Clément.

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