Mémoires de Langeron

Portraits des généraux et des ministres de l'Empereur Alexandre on 1805.

Le comte de Langeron (1763-1831) était un Français émigré en 1790, qui prit du service dans l'armée russe, dont il devint un des lieutenants-généraux en 1799 et dans les rangs de laquelle il ne craignit pas de combattre contre ses compatriotes pendant la Révolution et l'Empire. Il a laissé des mémoires, écrits en 1826, dont les manuscrits sont conservés à Paris, au ministère des Affaires Étrangères.

Koutouzoff.

On ne pouvait avoir plus d'esprit que Koutouzoff, on ne pouvait avoir moins de caractère, on ne pouvait réunir plus d'adresse à plus d'astuce, on ne pouvait posséder moins de véritables talents, et plus d'immoralité. Une mémoire prodigieuse, une grande instruction, une rare amabilité, une conversation aimable et intéressante, une bonhomie un peu factice, à la vérité, mais agréable à ceux qui voulaient bien en être la dupe, voilà les agréments de Koutouzoff. Une grande violence, la grossièreté d'un paysan lorsqu'il s'emportait, ou lorsqu'il n'avait pas à craindre la personne à qui il s'adressait; une bassesse envers les individus qu'il croyait en faveur, portée au point le plus avilissant, une paresse insurmontable, une apathie qui s'étendait à tout, un égoïsme rebutant, un libertinage aussi crapuleux que dégoûtant, peu de délicatesse sur les moyens de se procurer de l'argent, voilà les inconvénients de ce même homme.

Comme militaire, Koutouzoff avait beaucoup fait la guerre, et en avait l'habitude. Il était en état de juger un plan de campagne et les dispositions qu'on lui soumettait, il savait distinguer un bon conseil d'un mauvais, il pouvait choisir le bon parti, il comprenait ce qu'il y avait de mieux à faire, mais ces qualités étaient paralysées par une indécision et une paresse de corps qui ne lui permettaient ni de rien ordonner, ni de rien voir. Dans une bataille, il restait en place comme une masse immuable, faisant de grands signes de croix lorsqu'il entendait de très loin le sifflement d'un boulet. Sans oser ni pouvoir remédier à rien et sans savoir à propos changer une disposition, jamais il ne faisait lui-même de reconnaissance du terrain, de la position des ennemis, ni même de celle de ses troupes. Je l'ai vu rester trois ou quatre mois dans un camp sans en connaître autre chose que sa tente ou sa maison. Gros, massif, pesant, il ne pouvait se tenir longtemps à cheval ; la fatigue lui ôtait tous ses moyens et après une heure d'exercice, qui lui paraissait un siècle, il restait accablé et n'était plus susceptible d'aucune idée.

La même paresse s'étendait sur les affaires de cabinet, il ne pouvait se résoudre à prendre une plume en main, ses sous-ordres, ses adjudants, ses secrétaires, faisaient de lui ce qu'ils voulaient; quoiqu'il eût sûrement plus d'esprit et de connaissances qu'eux, il ne pouvait se donner la peine de revoir leur travail, encore moins de le diriger ou de le dicter. Il signait tout ce qu'ils lui présentaient, pour être plus tôt débarrassé de leur présence. Il ne donnait aux affaires que quelques instants de la matinée, fort insuffisants pour la quantité dont est chargé un général qui commande une armée. Il se levait tard, mangeait beaucoup, dormait trois heures après diner et était ensuite trois avant de reprendre ses sens, et consacrait toutes ses soirées à l'amour, ou du moins à ce qu'il appelait ainsi. Les femmes, de quelque genre qu'elles fussent, avaient sur lui l'empire le plus absolu, le plus scandaleux ; luimême m'a avoué que, dans sa jeunesse, voyageant en Allemagne, il devint amoureux d'une actrice allemande, suivit durant quelques jours la troupe où elle était engagée, et y remplit l'emploi de souffleur. Koutouzoff était sale dans ses goûts, sale dans ses habitudes, sale sur lui, sale dans les affaires.

Cet empire des femmes chez un vieillard massif et borgne, n'est que ridicule dans la société, mais il est dangereux lorsque celui qui a une pareille faiblesse est employé en chef. Il n'avait aucun secret pour elles, il ne pouvait rien leur refuser, et l'on peut calculer les inconvénients qui en résultaient.

Mais ce Koutouzoff, si immoral dans sa conduite et dans ses prin. cipes, si médiocre comme chef d'une armée, avait la qualité, si c'en est une, que le cardinal Mazarin exigeait des généraux qu'il employait. Il était heureux. Excepté à Austerlitz, dont on ne peut lui reprocher les désastres, car il n'avait là de chef que le nom, il fut constamment favorisé de la fortune, la campagne miraculeuse de 1812 a mis le comble à son bonheur, et à sa gloire qui doit être bien étonnée, assurément, d'être devenue sa conquête. Il avait reçu plusieurs blessures, une entre autres fort extraordinaire.

En Crimée, à l'attaque d'une redoute, une balle lui traversa la tête en passant par les deux teinpes, la guérison fut d'autant plus miraculeuse, qu'il ne perdit même pas la vue. Le chirurgien qui le traita le tint pendant six semaines dans une chambre obscure, sans permettre que le jour y pénétråt. Il était fort jeune lorsqu'il reçut cette blessure et continua à voir parfaitement des deux yeux comme avant. Mais à soixante ans, il perdit un œil, et fût devenu aveugle s'il eût vécu quelque années de plus. Il est mort en 1813 à Dunzlaw, en Silésie, à près de soixante-huit ans.

Buxhoevden.

Le général Buxhoevden, gentilhomme esthonien, était d'une bonne famille, mais pauvre. Malgréle hasard heureux qui marqua ses premiers pas dans la carrière militaire, il eût longtemps végété dans les grades subalternes sans le mariage qu'il contracta.

Cette alliance le fit faire adjudant de l'impératrice Catherine et général-major de bonne heure ; il a beaucoup fait la guerre et a toujours eu, en Finlande et en Pologne, des commandements séparés.

Sa femme, qui était très fière d'une origine qu'elle aurait dû plutôt s'empresser de cacher à tous les yeux, si c'eût été possible en Russie ?, avait communiqué à son mari une fierté qu'il ne pouvait faire excuser par aucune qualité transcendante. Jamais on n'a réuni plus d'orgueil à moins de talent, plus de prétentions à plus de médiocrité, et plus d'amour-propre à moins d'esprit. Sa figure, assez agréable, mais blafarde, immobile et sur laquelle aucun sentiment ne se peignait, était l'emblème parfait de la sottise et de la suffisance. Buxhoevden était un assez bon officier subalterne, mais assurément, le général le plus nul et le plus incapable de commander en chef.

Bagration.

Le prince Bagration était Géorgien, et descendait d'une des anciennes familles des Beys ou princes souverains d'une partie de cette province, divisée autrefois en beaucoup de petites souverainetés particulières.

La nature avait beaucoup fait pour le prince Bagration, mais l'art n'y avait rien ajouté; né avec une grande bravoure, un bon coup d'oeil militaire, une activité prodigieuse et avec l'instinct de son métier, il avait acquis l'habitude de la guerre. En 1799, il avait commandé en Italie, l'avant-garde de Souworow avec distinction. Koutouzoff lui confia la sienne et s'en trouva très bien. La Russie n'avait pas alors de meilleur commandant d'avant-garde, de meilleur chef d'un grand corps, mais le défaut total d'instruction préparatoire, faisait craindre dès lors qu'il ne fut pas aussi bon à la tête d'une armée.

Bagration, qui ne savait aucune langue que le russe, et qui, encore, ne pouvait écrire dans cette langue, niun mémoire, ni une relation sans fautes, n'avait jamais lu un livre, mais il avait le talent de consulter les autres, et son esprit juste et droit lui faisait accepter le bon parti, parmi ceux qu'on lui conseillait de prendre. C'était une qualité utile, parfois elle ne suffit pas ; il avait aussi un autre talent bien précieux, c'était celui de se faire adorer de tous ceux qui servaient sous ses ordres ; sa bravoure brillante et froide en même temps, sa tournure, ses propos soldatesques, sa familiarité avec les soldats, sa gaieté franche et ouverte, le faisaient généralement aimer, c'était un homme précieux pour la Russie. Il a péri à la bataille de Borodino.

Miloradovitch.

L'aïeul du général Miloradovitch était un Serbe, d'une basse extraction, qui vint en Russie pour y chercher un asile et une existence ainsi qu'une foule de ses compatriotes qui fuyaient la tyrannie du gouvernement turc. Le père du général, homme d'esprit et fort adroit, s'avança rapidement dans le civil et fut gouverneur de Tchernigoff sous Catherine II. Il y commit les abus les plus révoltants, se rendit coupable des plus criantes déprédations, et amassa une fortune immense pour un particulier; il devint trop riche pour être puni et laissa en mourant de belles terres et beaucoup d'argent comptant à son fils.

Le jeune Miloradovitch, élevé par un de ces gouverneurs français qu'on allait autrefois chercher à Paris et à la grève, sortit de ses mains sans connaissances, sans insiruction, sans principes et ne sachant même que très imparfaitement le français, qu'il parlait de la manière la plus ridicule.

Officier des gardes, il se livra à Pétersbourg à la plus mauvaise société, il fréquenta les clubs, les cafés, les corps de garde, dont il a toujours conservé le ton et les manières, et dissipa bientôt en dépenses extravagantes toute sa fortune.

Il avait de l'esprit naturel, une loquacité intarissable dans la société et à la guerre une bravoure mal calculée, mais souvent téméraire, qui d'abord en imposait à ses subordonnés et même à ses chefs. Devenu sous Paul fer général-major à vingt-sept ans, il fit en 1799 la campagne d'Italie avec Souwaroff, qui fut lui-même ébloui de son audace et de son mouvement perpétuel, qui ressemblait souvent à de l'activité, et il devint dans cette campagne, le rival de gloire et de faveurs du prince Bagration, malgré l'énorme distance qui les séparait. .

Il avait été dans le régiment d'Ismailoff un des favoris de son chef, le grand-duc Constantin ; sa vivacité, son adresse dans les maneuvres, l'avaient fait remarquer du Prince, qui, étant fort jeune alors, croyait encore que la science de la parade était la seule utile au militaire. Cette science de la parade était aussi la seule que possédait Miloradovitch ; on ne peut pas être sur les autres parties de son métier d'une ignorance plus complète, il n'avait jamais lu un livre militaire.

Sa légèreté, son inconséquence, son étourderie étaient portées à un tel excès qu'il paraissait impossible de lui confier ni une place, ni un commandement important '.

Son amour-propre était vraiment risible à force d'être exclusif, jamais la jactance n'a été portée plus loin, jamais l'impudence et l'effronterie n'ont eu de plus fidèles interprètes, jamais il n'a existé un fanfaron plus audacieux. Il voulait toujours être le premier partout. Il lui était parfaitement égal que ce fùt dans une bataille, dans un bal ou dans une orgie, par un acte de bienfaisance, ou par un trait de folie.

Ses dissipations extravagantes avaient nui à sa délicatesse (s'il en a jamais eu), il était criblé de dettes, qu'il n'a jamais eu l'intention de payer .

Il a ruiné plusieurs particuliers, il a nié des lettres de change et a commis dans ce genre les actions les plus frauduleuses.

Quoique le terme dont je vais me servir ne paraisse pas devoir être employé pour un général en chef, occupant de grandes places, il convient si parfaitement à Miloradovitch que je ne craindrai pas d'être contredit en disant qu'il n'a jamais existé un plus vil et plus ridicule polisson ?

Prince Dolgorouky.

Le prince Pierre Dolgorouky, adjudant-général de l'Empereur, en 1805, et alors un de ses favoris, prouvait que l'esprit, l'instruction et l'activité sont nuisibles lorsqu'ils ne sont pas accompagnés par le jugement, la loyauté et la probité qui doivent les diriger. Jamais on n'avait vu dans un homme de cet âge une ambition plus démesurée, audacieux, insolent, il heurtait de front tout ce qui pouvait lui offrir un obstacle. Il ne respectait ni les individus ni les réputations. Il injuriait, insultait ou calomniait tous ceux qui le choquaient, ou dont le mérite le contrariait. Il ne dissimulait pas son désir de régner despoliquement sous le nom de son maître, mais il eût été capable de le perdre, ainsi que sa patrie,s'il eût espérer y trouver un moyen de s'élever, ou même un avantage personnel. C'était un homme, un général, un sujet, un citoyen aussi dangereux à son pays qu'à la société. Il est mort en 1807 à Pétersbourg à l'âge de 28 ans. Il n'a été regretté de personne, sa mort est un bienfait du ciel pour la Russie.

Doctouroff.

De tous les généraux subalternes des armées de Koutouzoff et de Buxhoevden, un des plus distingués était le général Doctouroff. Homme d'une rare intrépidité, loyal, franc, modeste, subordonné, exact, chef indulgent, bon camarade. Il n'avait pas, il est vrai, les talents nécessaires pour commander des armées, mais il était parfaitement à sa place dans la ligne ou à la tête d'un corps. Il est mort en 1816 de misère et disgracié. Il n'était ni fanfaron ni caporal.

Ulanius.

Parmi les généraux majors, on devait distinguer surtout le général Ulanius, excellent sur un champ de bataille et profond tacticien, quoique déjà âgé, il eût fourni une brillante carrière si la mort ne l'eût arrêté au moment où son mérite commençait à être apprécié.

Le prince Adam Czartorysky.

Le prince Adam Czartorysky, qui jouait alors le premier rôle dans la diplomatie russe, était alors àgé d'environ trente ans, c'était un homme sage, froid, prudent et honnête. Je ne sais s'il était de force à lutter contre le cabinet et le génie de Napoléon, il avait, de plus, une méfiance de ses propres forces qui devait encore nuire au développement de ses moyens. Il était alors ami de l'Empereur, il lui était entièrement dévoué, on ne pouvait soupçonner d'ambition ni d'avidité un homme à qui une immense richesse était destinée et dont l'existence était assurée par sa naissance. Mais quand même ces deux raisons ne le mettraient pas à l'abri du soupçon,sa probité et sa loyauté seules l'en défendaient suffisamment.

L'amitié de l'Empereur et sa qualité d'étranger et surtout de Polonais, le rendaient l'objet de la haine des Russes, ce qui est assez naturel, mais il était aussi l'objet de calomnies que rien ne pouvait excuser. Le prince Dolgorouky disait publiquement qu'il aspirait au trône de Pologne, et que, pour y parvenir, il trahissait la Russie et son souverain, cette assertion était absurde, Dolgorouky ne l'ignorait pas, mais s'il parvenait à la faire croire à quelques personnes, son but était rempli.

Le comte Paul Strogonoff.

Le comte Paul Strogonoff, à l'époque de la campagne de 1805, était fort jeune encore, mais il avait l'aplomb d'un homme fait. Il était doux, honnête, aimable, probe, modeste, instruit, attaché à son souverain et à sa patrie. Il était alors adjoint au ministre de l'intérieur. Il était déplacé dans ce poste. Il a pris depuis la carrière des armes et s'y est distingué. Il est mort en 1820 et peut-être de la perte de son fils unique, jeune homme accompli, qui a péri à la bataille de Craonne en 1814.

Novosiltzoff.

Novosiltzoff était un employé subalterne, que l'amitié du comte Strogonoff avait élevé jusqu'à celle de l'Empereur. C'est un homine de cabinet, excellent travailleur, froid, prudent et connaissant fort bien son affaire. Je ne parle pas de sa moralité.

Source : Mémoires de Langeron, général d'infanterie dans l'armée russe.

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