Le duc de Bourgogne (1682-1712), petit-fils de Louis XIV

Réédition d'une étude historique du baron Trouvé, édition originale 1857.

L'auteur Charles-Joseph Trouvé a été ambassadeur, préfet, rédacteur en chef et imprimeur libraire.

Le Dauphin, duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, 1682-1712.

I.

Quelques mots sur le dauphin, fils de Louis XIV, élève de Montausier et de Bossuet. Lettre du duc de Montausier à Monseigneur, après la prise de Philisbourg, naissance du duc de Bourgogne. Son éducation : le duc de Beauvilliers et l'abbé de Fénelon. Caractère vicieux du jeune prince. Changement qui s'opère en lui : par quels moyens ?

L'exemple d'un prince qui sut se vaincre lui-même et changer en vertus les défauts et les vices de son caractère ne peut manquer d'être utile, nonseulement aux personnages que leur naissance destine à porter une couronne, mais encore aux hommes de toutes les classes et de tous les rangs; car tous, dans leurs conditions respectives, ont des devoirs à remplir envers leur famille et envers la société. Sous ce rapport, la vie du dauphin, duc de Bourgogne et petit-fils de Louis XIV, offre le modèle le plus parfait. Elle présente, en outre, dans son gouverneur, le duc de Beauvilliers, dans son précepteur, Fénelon, secondé par les abbés Fleury et de Langeron, la réunion des qualités et des talents nécessaires pour accomplir des prodiges d’éducation. Ce sont ces résultats qui étonnèrent toute la cour de Louis le Grand et ce monarque lui-même, qui promettaient à la France un règne de paix et de bonheur, après ce long règne mélé de tant de gloire, de tant de succès et de tant de calamités; espérances que fit évanouir une mort aussi cruelle qu'inattendue, et qui causa des regrets non moins universels que douloureux.

Le dauphin, fils de Louis XIV, eut de sa femme, Marie-Anne-Victoire de Bavière, trois enfants : Louis, duc de Bourgogne, Philippe, duc d'Anjou, qui fut roi d'Espagne, et le duc de Berry.

Ce prince, élève de Montausier et de Bossuet, ne justifia ni les soins de son vertueux et sévère gouverneur, ni les leçons de son précepteur, qui fut un des plus grands génies des temps modernes. Monseigneur (car c'est le titre qu'il porta presque toute sa vie, titre tellement consacré par l'usage, que le roi ne le nommait point autrement en lui adressant la parole, et qu'en parlant de lui, il disait plutôt Monseigneur, et ne l'appelait jamais le dauphin); Monseigneur donc ne profita point de l'excellente culture qui lui fut donnée, soit qu'il manquât totalement de capacité, d'esprit et d'application, soit que le peu de lumières qu'il avait reçu du ciel se fût éteint sous la rigueur d'une éducation dure et austère, qui augmenta sa timidité naturelle et lui inspira la plus grande aversion pour toute espèce, non pas de travail et d'étude, mais d'amusement d'esprit. Aussi avouait-il lui-même que, depuis qu'il avait été affranchi du joug de ses maîtres, il n'avait de sa vie lu que l'article PARIS de la Gazette de France, pour y voir les mariages et les décès.

Toutefois, il avait conservé de l'amitié et de la considération pour l'illustre évêque de Meaux et un respect sincère pour la mémoire du duc de Montausier. Quoiqu'il eût, depuis bien des années, une part entière à tous les secrets de l'Etat, il n'eut jamais aucune influence dans les affaires; il les savait, et c'était tout. Tremblant devant le roi, qui le traitait plus en maître qu'en père, il remplissait les devoirs de fils et de courtisan avec la régularité la plus exacte, mais toujours la même, et avec un air plus respectueux qu'aucun des personnages de la cour.

En 1688, Louis XIV avait confié au dauphin, son fils, les honneurs du siége de Philisbourg, et lui avait donné Vauban pour l'instruire dans l'art de la guerre, et le duc de Beauvilliers pour conseil et pour tuteur. C'était la première fois que ce jeune prince allait être exposé à tous les regards, loin de la cour, en présence des armées françaises et des armées ennemies. Philisbourg fut emporté. L'histoire nous a conservé la lettre que l'ancien gouverneur du dauphin lui écrivit après ce succès :

Monseigneur, je ne vous fais point de compliments sur la prise de Philisbourg : vous aviez une bonne armée, des bombes, du canon et Vauban. Je ne vous en fais point aussi sur ce que vous êtes brave : c'est une vertu héréditaire dans votre maison; mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes bon, libéral, faisant valoir les services de ceux qui font bien : c'est sur quoi je vous fais mon compliment. »

Déjà ce même duc de Montausier, lorsqu'en 1682 il obtint la permission de se retirer d'auprès du dauphin, marié depuis deux ans, lui avait adressé ces paroles :

« Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous m'aimerez; si vous ne l'êtes pas, vous me haïrez, et je m'en consolerai. »

Le duc de Bourgogne était né à Versailles, le 6 août 1682. On sait que, suivant l'usage de la maison de France, l'héritier du trône devait, à l'âge de sept ans, sortir d'entre les mains des femmes. Ce fut en 1689. Le roi, après avoir pris pour instituteurs de son fils Montausier et Bossuet, fit un choix non moins heureux pour son petit-fils. Il voulut le confier à l'homme le plus vertueux de sa cour, et il rencontra dans le duc de Beauvilliers les qualités les plus propres à former un grand prince.

Fils du duc de Saint-Aignan, Beauvilliers s'était trouvé appelé à succéder aux honneurs et aux dignités de son père par la mort de ses deux frères aînés, enlevés à la fleur de leur âge. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, il avait conservé à la cour et dans les emplois supérieurs les plus solides principes de religion. Il épousa la seconde fille du célèbre ministre Colbert, laquelle lui apporta une entière conformité de goûts et de sentiments. Les deux autres filles de ce grand homme étaient les duchesses de Chevreuse et de Mortemart. Ces trois seurs et les trois beaux-frères, animés du même esprit, semblaient, au milieu de la cour la plus brillante de l'Europe, une famille privilégiée, sans autre ambition que celle de l'honneur, et toujours étrangère aux intrigues de la politique. Louis XIV avait dès lors conçu pour le duc de Beauvilliers une estime qui ne le laissa pas indécis un moment dans le choix du gouverneur de son petit-fils. La nomination eut lieu le 16 août 1689, et le lendemain, Beauvilliers proposa et fit agréer au roi l'abbé de Fénelon pour précepteur. Le cardinal de Bausset, dans son excellente histoire de l'archevêque de Cambrai, rapporte que Bossuet, apprenant, le 18 août, cette nouvelle à sa maison de campagne de Germigny, fut transporte de joie et écrivit, le 19, à la marquise de Laval, fille du marquis Antoine de Fénelon, cette lettre que l'auteur a copiée sur l'original, de la main de l'évêque de Meaux :

« Hier, Madame, je ne fus occupé que du bonheur de l'Église et de l'État; aujourd'hui que j'ai eu le loisir de réfléchir avec plus d'attention sur votre joie, elle m'en a donné une très-sensible. Monsieur votre père, un ami d'un si grand mérite et si cordial, m'est revenu dans l'esprit. Je me suis représenté comme il serait à cette occasion et à un si grand éclat d'un mérite qui se cachait avec tant de soin. Enfin, Madame, nous ne perdrons pas M. l'abbé de Fénelon; vous pourrez en jouir; et moi, quoique provincial, je m'échapperai quelquefois pour l'aller embrasser. Recevez, je vous en conjure, les témoignages de ma joie et les assurances du respect avec lequel je suis, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« J. Bénigne, évêque de Meaux.

« A Germigny, ce 19 août 1689. »

Cette lettre touchante, écrite dans l'intimité d'une correspondance privée, honore également celui qui rendait un pareil témoignage et celui qui en était l'objet.

Aussi, remarque le même historien, à peine le choix du nouveau gouverneur et du nouveau précepteur fut-il devenu public, que toute la France retentit d'applaudissements; et cependant ce choix était tombé sur deux hommes, dont l'un, obligé par ses emplois d'habiter la cour, y vivait dans une profonde retraite, et l'autre n'avait encore d'autre titre que celui de supérieur d'une communauté de femmes, les Nouvelles catholiques et les Filles de la Madeleine de Traisnel. Mais le premier n'avait pu échapper à la renommée, malgré sa modestie, et le second avait révélé le secret de son âme et de son génie dans deux ouvrages où il ne s'était proposé que d'être utile à l'amitié et à l'Église : le Traité sur l'éducation des filles avait été composé à la prière de Mme la duchesse de Beauvilliers, qui, partageant tous les sentiments d'estime et de confiance de son mari pour l'abbé de Fénelon, désirait être guidée par lui dans l'accomplissement des devoirs maternels.

Le duc de Beauvilliers se reposa sur le discernement de Fénelon du choix de tous les instituteurs qui devaient travailler sous ses ordres et sous sa direction. Fénelon nomma lecteur du jeune prince l'abbé de Langeron, son plus ancien ami. L'abbé Fleury, auteur de l'Histoire ecclésiastique, fut appelé pour être sous-précepteur, et se vit associer, en la même qualité, l'abbé de Beaumont, fils d'une seur de Fénelon. Les fonctions de sous-gouverneur avaient été confiées par le duc de Beauvilliers à MM. de l'Échelle et du Puy, tous deux aussi distingués par leurs principes religieux que par toutes les qualités propres à former un honnête homme.et un grand prince.

Tous ces personnages n'avaient qu'un cour, un esprit et une ame; cette åme était celle de Fénelon. Ils entrèrent en fonctions au mois de septembre 1689. Fénelon était alors âgé de trente-huit ans, et M. de Beauvilliers de quarante-un.

L'élève de Bossuet et de Montausier, le dauphin, père du duc de Bourgogne, prince bon et doux, exempt de verlus et de vices, indifférent au bien et au mal, peu sensible à la gloire, aux sciences et aux arts, n'annonçait à la France qu'un règne obscur et des destinées incertaines. Quel autre avenir se préparait pour elle par le chef-d'oeuvre d'éducation que produisirent Beauvilliers et Fénelon ! Mais que d'obstacles ils eurent à vaincre dans un enfant de sept ans qui, dès son premier âge, avait laissé entrevoir des dispositions naturelles que ne pouvaient se rappeler sans effroi ceux même qui ont vanté avec la plus juste admiration ce que ce prince était devenu !

Parmi les historiens contemporains, il en est un que nous aurons plus d'une fois à citer, parce qu'il vivait à la cour et qu'il eut, par lui et par sa femme, des rapports intimes avec le duc de Bourgogne : cet auteur est le duc de Saint-Simon. Ses mémoires sont assez connus par la sévérité, souvent même par l'âpreté et l'acrimonie de ses jugements. L'attachement qu'il professe pour le prince était si profond qu'il se change en une sorte de culte. Ses assertions ne peuvent sembler empreintes ni de malveillance ni d'adulation. Nous le laissons parler :

« Le duc de Bourgogne, dit-il, était né avec un naturel à faire trembler; il était fougueux jusqu'à vouloir briser ses pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui l'appelait à ce qu'il ne voulait pas, et jusqu'à s'emporter de la plus étrange manière contre la pluie, quand elle s'opposait à ce qu'il voulait faire. La résistance le mettait en fureur : c'est ce dont j'ai été souvent témoin dans sa première jeunesse.

« D'ailleurs un goût ardent le portait à tout ce qui était défendu au corps et à l'esprit. Sa raison était d'autant plus cruelle, qu'il attrapait tous les ridicules avec justesse. Tout cela était aiguisé par une vivacité de corps et d'esprit qui allait jusqu'à l'impétuosité, et qui ne lui permit jamais, dans ces premiers temps, d'apprendre rien qu'en faisant deux choses à la fois. Tout ce qui est plaisir, il l'aimait avec une passion violente, et tout cela avec plus d'orgueil et de hauteur qu'on n'en peut exprimer; dangereux de plus à discerner et gens et choses, et à apercevoir le faible d'un raisonnement et à raisonner plus fortement et plus profondément que ses maitres. Mais aussi dès que l'emportement était passé, la raison le saisissait et surnageait à tout; il sentait ses fautes, et il les avouait, et quelquefois avec tant de dépit qu'il rappelait sa fureur. Son esprit était vif, actif, perçant, se roidissant contre les Le prodige est qu'en très-peu de temps la dévotion et la grâce en firent un tout autre homme et changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires. »

Voyons quels moyens l'instituteur imagina pour opérer une si étonnante révolution. Fénelon, suivant son historien, avait pressenti qu'avec ses dispositions naturelles, son élève ferait des progrès rapides dans tous les genres de connaissances qui distinguent les esprits supérieurs. La tâche la plus difficile était de briser cette âme si violemment constituée, d'en conserver toutes les qualités nobles et généreuses, d'en séparer toutes les passions trop fortes, et de former de cette création morale un prince tel qu'il le concevait pour le bonheur de l'humanité; en un mot, il voulut réaliser le beau idéal de la vertu sur le trône. Il ne se prescrivit d'autre règle que celle d'observer à chaque moment le caractère du jeune prince, de suivre avec une attention calme et patiente toutes les variations et tous les écarts de ce tempérament fougueux, et de faire toujours ressortir la leçon de la faute même.

De là ces fables et ces dialogues que Fénelon composait dans l'instant où il le jugeait utile et nécessaire, et qui se rapportaient presque toujours à un fait qui venait de se passer, et dont l'impression encore récente ne permettait pas à l'élève d'éluder l'application. Par exemple, veut-il lui retracer les défauts de son caractère, îl oblige le duc de Bourgogne de lire dans la fable du Fantasque l'histoire fidèle de toutes ses inégalités et de tous ses emportements.

Lorsque le jeune prince se livrait à ces accès de colère et d'impatience auxquels son naturel irascible ne le rendait que trop sujet, alors le gouverneur, le précepteur et les instituteurs, tous les officiers et les domestiques de sa maison se concertaient sans affectation pour observer avec lui le plus profond silence. On évitait de répondre à ses questions; on le servait en détournant les regards, ou en ne les portant sur lui qu'avec une espèce d'effroi, comme si on eût craint de se mettre en société avec un être qui s'était dégradé lui-même par des fureurs incompatibles avec la raison. On se bornait à lui offrir les soins et les secours nécessaires à la conservation de sa misérable existence. On lui retirait tous ses livres, tous ses moyens d'instruction, comme devenus désormais inutiles à l'état déplorable où il se trouvait réduit. Frappé de cet abandon universel, le malheureux jeune homme venait se jeter aux pieds de son précepteur, lui faire l'aveu de ses 'fautes, arroser de ses larmes les mains de Fénelon, qui le pressait contre son sein avec la tendre affection d'un père compatissant. Le cardinal de Bausset rapporte deux engagements d'honneur dont voici les originaux :

« Louis, qui promets de nouveau de mieux tenir ma promesse, ce 20 septembre. Je prie M. de Fénelon de le garder encore. »

« Je promets, foi de prince, à M. l'abbé de Fénelon, de faire sur-le-champ ce qu'il m'ordonnera, et de lui obéir dans les moments qu'il me défendra quelque chose, et si j'y manque, je me soumets à toutes sortes de punitions et de déshonneur. Fait à Versailles, le 29 novembre 1689.

Signé : Louis. »

Il est à remarquer que le prince qui souscrivait ces engagements n'avait encore que huit ans, et déjà il sentait la force de ces mots foi de prince et d'honneur.

L'abbé Proyart, dans la vie du Dauphin, père de Louis XV, nous a fait connaître la manière dont Fénelon sut mettre à profit une circonstance délicate. L'instituteur s'était vu forcé de parler à son élève avec une autorité et une sévérité qu'exigeait la nature de la faute que le prince avait commise. Ce dernier se permit de lui répondre : « Non, non, Monsieur, je sais qui je suis et qui vous êtes. »

Fénelon sentit que son élève n'était pas en état de l'entendre. Il parut se recueillir en silence, et affecta de ne plus lui parler de la journée. Le lendemain, à peine le duc de Bourgogne fut éveillé, que Fénelon entra chez lui; il n'avait pas voulu attendre l'heure ordinaire de son travail, afin que tout ce qu'il avait à lui dire frappât plus fortement l'esprit du jeune prince; et, lui adressant la parole avec une gravité froide et respectueuse, bien différente de son langage habituel :

« Je ne sais, Monsieur, lui dit-il, si vous vous rappelez ce que vous m'avez dit hier, que vous saviez ce que vous êtes, et ce que je suis ? Il est de mon devoir de vous apprendre que vous ignorez l'un et l'autre. Vous vous imaginez donc, Monsieur, étre plus que moi ? quelques valets, sans doute, vous l'auront dit; et moi, je ne crains pas de vous dire, puisque vous m'y forcez, que je suis plus que vous. Vous comprenez assez qu'il n'est pas ici question de la naissance. Vous regarderiez comme un insensé celui qui prétendrait se faire un mérite de ce que la pluie du ciel a fertilisé sa moisson, sans arroser celle de son voisin. Vous ne seriez pas plus sage, si vous vouliez tirer vanité de votre naissance, qui n'ajoute rien à votre mérite personnel. Vous ne sauriez douter que je suis au-dessus de vous par les lumières et les connaissances. Vous ne savez que ce que je vous ai appris, et ce que je vous ai appris n'est rien, comparé à ce qu'il me resterait à vous apprendre. Quant à l'autorité, vous n'en ayez aucune sur moi, et je l'ai moi-même, au contraire, pleine et entière sur vous. Le roi et Monseigneur vous l'ont dit assez souvent. Vous croyez peut-être que je m'estime fort heureux d'être pourvu de l'emploi que j'exerce auprès de vous ? Désabusezvous encore, Monsieur, je ne m'en suis chargé que pour obéir au roi, et faire plaisir à Monseigneur, et nullement pour le pénible avantage d'être votre précepteur; et, afin que vous n'en doutiez pas, je vais vous conduire chez Sa Majesté, pour la supplier de vous en nommer un autre, dont je souhaite que les soins soient plus heureux que les miens. »

Le duc de Bourgogne, que la conduite sèche et froide de son précepteur depuis la scène de la veille, et les réflexions d'une nuit entière, passée dans les regrets et l'anxiété, avaient accablé de douleur, fut atterré par cette déclaration. Il chérissait Fénelon avec toute la tendresse d'un fils; et d'ailleurs son amour-propre et un sentiment délicat sur l'opinion publique lui faisaient pressentir toul ce que l'on penserait de lui si un instituteur du mérite de Fénelon se voyait forcé de renoncer à son éducation. Les larmes, les soupirs, la crainte, la honte lui permirent à peine de prononcer ces paroles entrecoupées à chaque instant par ses sanglots : « Ah ! Monsieur, je suis désespéró de ce qui s'est passé hier; si vous parlez au roi, vous me ferez perdre son amitié... Si vous m'abandonnez, que pensera-ton de moi ?

Fénelon ne voulut rien promettre; il le laissa un jour entier dans l'inquiétude. Ce ne fut que lorsqu'il eut lieu d'être bien convaincu de la sincérité de son repentir, qu'il parut céder à ses nouvelles supplications et aux instances de Mme de Maintenon, qu'on avait fait intervenir dans cette scène, pour y donner plus d'effet et d'appareil.

Il ne fallait pas moins qu'une suite constante de moyens habiles, de patience mêlée à la fermeté, de sévérité tempérée par la mansuétude, pour rompre le caractère le plus violent et calmer les passions les plus impétueuses. Tel était le plan de conduite que s'étaient formé le duc de Beauvilliers et Fénelon. Jamais instituteurs ne flattèrent moins leur élève; jamais ils ne ménagèrent les vérités les plus fortes au petit-fils de Louis XIV dans son enfance et dans sa jeunesse. Aussi obtinrent-ils la récompense de leurs soins et de leurs leçons; car ce prince, métamorphosé, pour ainsi dire, et devenu le modèle de toutes les vertus, s'honora toute sa vie de conserver la plus tendre reconnaissance pour les hommes respectables qui avaient présidé à son éducation.

II.

Aptitude du duc de Bourgogne à s'instruire. Son goût pour les sciences et pour les lettres. Ses relations avec le fabuliste La Fontaine. Témoignages de Fénelon, du père Querbeuf, de l'abbé Fleury.

Les difficultés qu'offrait le caractère du prince pour ce qui regardait l'éducation n'existaient point pour la partie de l'instruction. A l'esprit le plus bril. lant, à l'imagination la plus active, le duc de Bourgogne joignait autant d'avidité que d'aptitude à apprendre. M. de Bausset nous montre l'auteur de Télémaque écrivant des thèmes et des versions pour un enfant de neuf ans, avec la même plume qui lui traça, quelques années après, le modèle du gouvernement qu'il jugeait le plus convenable au bonheur des peuples. Parmi ces versions latines, il cite le morceau touchant dans lequel Fénelon déplore la mort récente (1693) de La Fontaine. L'historien rappelle, à cette occasion, l'empressement que le jeune prince avait mis à voir et à connaître notre immortel fabuliste, les secours qu'il lui fit parvenir, en se les retranchant sur sa propre pension, et les sentiments de gratitude que le poële a consacrés dans plusieurs de ses charmantes compositions. Il suffit d'indiquer l'épître qui précède le livre XII et les deux premières fables de ce même livre, intitulées les Compagnons d'Ulysse, le Chat et les deux Moineaux, et la cinquième, adressée au prince, qui avait demandé à La Fontaine une fable dont le sujet fût le Chat et la Souris. Remarquons en outre que le fabuliste étant mort en 1693, et le duc de Bourgogne étant né en 1682, ce prince avait tout au plus neuf ou dix ans lorsqu'il entretenait ces relations littéraires avec La Fontaine, et qu'il prenait sur sa propre pension les moyens d'exercer envers le poëte une si honorable bienfaisance.

Il est des rapprochements qu'on aime à rencontrer et à reproduire. Déjà, deux années auparavant, dans les premiers mois de 1691, le plus parfait de nos poëtes, écrivant la préface de la plus parfaite des tragédies, s'exprimait ainsi au sujet de Joas, à qui il suppose l'âge de neuf à dix ans : « Je crois ne lui avoir rien fait dire qui soit au-dessus de la portée d'un enfant de cet âge, qui a de l'esprit et de la mémoire. Mais quand j'aurais été un peu au delà, il faut considérer que c'est ici un enfant tout extraordinaire, élevé dans le temple de Salomon par un grand prêtre qui, le regardant comme l'unique espérance de sa nation, l'avait instruit de bonne heure dans tous les devoirs de la religion et de la royauté... Je puis dire ici que la France voit en la personne d'un prince de huit ans et demi, qui fait aujourd'hui ses plus chères délices, un exemple illustre de ce que peut dans un enfant un heureux naturel aidé d'une excellente éducation, et que, si j'avais donné au petit Joas la même vivacité et le même discernement qui brillent dans les réparties du jeune duc de Bourgogne, on m'aurait accusé avec raison d'avoir péché contre les règles de la vraisemblance. »

Dans une lettre écrite en 1712 au père Martineau, Fénelon rapporte que, « loin de demander à son élève un travail au-dessus de son âge et de ses forces, il avait soin de lui faire abandonner l'étude toutes les fois qu'il voulait commencer une conversation où il pût acquérir des connaissances utiles; c'est ce qui arrivait souvent : l'étude se retrouvait assez dans la suite, car il en avait le goût; mais son précepteur voulait aussi le goût d'une conversation solide, pour le rendre sociable et l'accoutumer à connaître les hommes dans la société. Ainsi, son esprit faisait un sensible progrès sur les matières de littérature, de politique et même de métaphysique. On y faisait également entrer sans affectation toutes les preuves de la religion. Son humeur s'adoucissait dans de tels entretiens; il devenait tranquille, complaisant, gai, aimable; on en était charmé; il n'avait alors aucune hauteur, et il s'y divertissait mieux que dans ses jeux d'enfant, où il se fachait souvent mal à propos. »

C'était dans la douce liberté de ces conversations qu'il lui arrivait quelquefois de dire : « Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne, et je ne suis plus avec vous que le petit Louis. »

« Il nous a souvent dit, ajoute Fénelon, qu'il se souviendrait toute sa vie de la douceur qu'il goûtait en étudiant sans contrainte. Nous l'avons vu demander qu'on lui fit des lectures pendant ses repas et à son lever, tant il aimait toutes les choses qu'il avait besoin d'apprendre. Aussi n'ai-je jamais vu aucun enfant entendre de si bonne heure et avec tant de délicatesse les choses les plus fines de la poésie et de l'éloquence. Il concevait sans peine les principes les plus abstraits; dès qu'il me voyait faire quelque travail pour lui, il entreprenait d'en faire autant, et travaillait de son côté, sans qu'on lui en parlât. »

Dans une vie de Fénelon, composée par le père Querbeuf, on lit que, dès l'âge de dix ans, le duc de Bourgogne était parvenu à écrire élégamment en latin, à traduire les auteurs les plus difficiles avec une exactitude, une finesse de style qui étonnait toujours les personnes les plus instruites, à expliquer Horace, Virgile, les Métamorphoses d'Ovide, à sentir les beautés des harangues de Cicéron. A onze ans, il avait lu Tite-Live tout entier; il avait traduit les Commentaires de César, et commencé une traduction de Tacite, qu'il acheva dans la suite, et qu'on n'a pu retrouver.

L'abbé Fleury, connu par sa candeur et sa simplicité, et qui, en qualité de sous-précepteur, avait concouru aux miracles de cette éducation, atteste « qu'il n'avait jamais vu à personne une pénétration aussi facile, une mémoire aussi vaste et aussi sûre, un jugement plus juste et plus suivi, une imagination plus vive et plus féconde. C'était, ajoute-t-il, un esprit du premier ordre; il ne se contentait pas de connaissances superficielles; il voulait tout approfondir. Sa curiosité était immense, et dans les commencements où son extrême vivacité l'empêchait de s'assujettir aux règles, il emportait tout par la pénétration et la force de son génie. »

C'est à ce même abbé Fleury que Fénelon, qui surveillait de Cambrai l'éducation du duc de Bourgogne, tant qu'il conserva le titre de précepteur des enfants de France, adressait des instructions pour régler, en son absence, les études et les occupations du jeune prince. Ces instructions, reproduites par M. de Bausset, et qu'il serait trop long de transcrire ici, comprennent un plan pour la fin de l'année 1695 et pour l'année 1696, et indiquent les ouvrages qui doivent être l'objet des lectures du prince, afin de lui apprendre d'abord l'Histoire sainte, les jours de fêtes, puis les éléments de la science agricole, l'Histoire de France et des autres différents États. Peu de grammaire, point de préceptes de rhétorique, il suffit de donner de bons modèles. On ne trouvera pas étrange que Fénelon recommande la lecture des lettres choisies de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Cyprien, de saint Ambroise, et cependant on ne l'accusera pas d'avoir été étranger aux agréments de la littérature profane. Mais il savait, dit M. de Bausset, que la religion étant le seul frein des rois, il convient à leur intérêt, comme à celui des peuples, de la faire connaître aux princes dans les écrits mêmes de ces grands hommes, qui l'ont honorée par leurs lumières autant que par leurs vertus.

C'est ainsi que Fénelon préparait le duc de Bourgogne à faire sa première communion. Lorsqu’arriva le jour solennel qui devait laisser dans ce jeune coeur un long et profond souvenir, il lui adressa une courte et touchante allocution, dont la minute originale s'est retrouvée parmi les manuscrits de l'archevêque de Cambrai. Le duc de Bourgogne édifia toute la cour et recueillit de celte cérémonie l'impression d'une piété qu'il manifesta pendant toute sa vie. L'heureuse révolution qu'opéra la religion dans le caractère du prince est attestée par Mme de Maintenon. « Depuis la première communion de M. le duc de Bourgogne, nous avons vu, dit-elle, disparaître peu à peu tous les défauts qui, dans son enfance, nous donnaient de grandes inquiétudes pour l'avenir. Ses progrès dans la vertu étaient sensibles d'une année à l'autre; d'abord raillé de toute la cour, il était devenu l'admiration de tous les libertips; il continua de se faire violence pour détruire entièrement ses défauts. Sa piété l'a tellement métamorphosé que, d'emporté qu'il était, il est devenu modéré, doux, complaisant : on dirait que c'est là son caractère, et que la vertu lui est naturelle. »

Mais en lui inculquant les principes de religion et les sentiments de piété, ses instituteurs n'apportaient pas la plus légère diversion à ses études littéraires : car Fénelon voulait faire de son élève un prince éclairé; il voulait qu'aux vertus du christianisme il joignît toutes les connaissances nécessaires au gouvernement d'un grand empire. Tel était le but qu'il se proposait dans ses Dialogues des Morts, où il fait passer successivement en revue les principaux personnages qui ont marqué sur la scène du monde, les choisissant parmi ceux dont le rang, les places ou les actions ont influé sur la destinée des peuples, ou qu'ont illustrés de grands talents et des ouvrages immortels. Dans ces compositions, les beaux-arts n'étaient pas plus oubliés que les sciences politiques, et Fénelon allait quelquefois surprendre, aux heures de son travail, le célèbre Mignard pour s'entretenir de peinture avec lui.

Ainsi, selon la remarque du cardinal de Bausset, « ces dignes instituteurs avaient réussi à placer avec goût, choix et méthode, dans l'esprit d'un enfant de quatorze ans tout ce que la religion, considérée sous le double rapport de sa doctrine et de son histoire, peut renfermer de plus instructif et de plus merveilleux; tout ce que la mythologie, qui a donné naissance aux chefs-d'ouvre de la littérature et des arts, peut offrir de plus enchanteur; tout ce que le magnifique spectacle de l'Histoire ancienne et moderne peut présenter de grandes leçons politiques et morales. L'abbé Fleury, dont le même écrivain aime à réclamer le témoignage, parce que jamais ni l'intérêt ni la Gatterie n'ont altéré la vérité dans sa bouche ou dans ses écrits, disait du duc de Bourgogne «qu'il eût été difficile de trouver dans le royaume, non pas un gentilhomme, mais quelque homme que ce fut de son âge qui fut plus instruit que lui.» A dix-huit ans, sa correspondance se faisait remarquer pour l'élégance et le naturel, et Mme de Maintenon, juge irrécusable en ce genre, mandait au duc de Noailles, les 11 et 19 décembre 1700 : « M. le duc de Bourgogne écrit avec goût, le roi d'Espagne de fort bon sens, M. le duc de Berry fort mal. Il est ici grand bruit des belles, bonnes et tendres lettres de M. le duc de Bourgogne. »

Et qu'on ne suppose pas que Fénelon eût apporté des soins moins assidus à l'éducation des deux frères du duc de Bourgogne; mais il faut observer que le précepteur fut éloigné de la cour très-peu de temps après que le duc de Berry eut été remis entre ses mains. Quant au duc d'Anjou (Philippe V), la nature lui avait donné une ame honnête, un jugement droit, un caractère ferme; mais elle avait refusé à l'un et à l'autre l'imagination brillante, l'heureuse intelligence et l'ardeur d'apprendre qui se montraient avec tant d'éclat dans leur aîné.

III.

Jugement de l'évêque de Meaux sur l'éducation du duc de Bourgogne. Fénelon nommé archevêque de Canıbrai; sa disgrâce. Le livre des Maximes des Saints. Bossuet fait condamner cet ouvrage par le pape. L'archevêque de Cambrai s'immortalise par sa soumission. Opinion de Louis XIV et de Bossuet sur le Télémaque Lettre du duc de Bourgogne à son ancien précepteur.

Tout ce qu'on racontait de l'esprit et de l'instruction du petit-fils de Louis XIV parut étonner Bossuet lui-même. Il ne voulut s'en rapporter qu'à son propre jugement. Il vit le jeune prince, l'entretint longtemps et ne put s'empêcher de marquer sa surprise et son admiration. Cependant on était parvenu à inspirer au roi des préventions contre Fénelon. Ce monarque ne dissimula pas une espèce d'inquiétude et de mécontentement au duc de Beauvilliers. Le père Querbeuf rapporte la réponse de ce gouverneur :

« Sire, je ne connais qu'un Évangile, et je crois devoir à mon Dieu et à mon roi de ne rien négliger pour préparer à la France un roi vertueux. On peut savoir de M. le duc de Bourgogne en quoi consistent ses exercices de piété. Je suis prêt à leur substituer le chapelet, si on le juge convenable. Mais pour fermer la bouche à tous mes accusateurs, j'ose les défier de produire l'exemple d'un seul prince qui, à l'âge de M. le duc de Bourgogne, soit aussi instruit dans les sciences humaines. »

Le cardinal de Bausset à élevé à la mémoire de Bossuet, comme à celle de Fénelon, un monument historique également digne de ces deux grands hommes. Sans se permettre d'établir aucun rapprochement entre les résultats de l'éducation du fils de Louis XIV et de celle de son petit-fils, il hasarde une réflexion sur le caractère et le génie particulier des personnages qui présidèrent à ces deux éducations. Il compare l'austère vertu et l'inexorable rigidité de Montausier avec les vertus douces et modestes de Beauvilliers; le vaste génie de Bossuet, qui avait plus de peine à descendre de sa hauteur pour s'abaisser jusqu'à la faible intelligence d'un enfant, avec l'imagination plus douce et plus riante, l'âme plus sensible, le caractère plus flexible et plus patient de Fénelon. Il fait remarquer le même contrasle entre les deux ouvrages qu'ils écrivirent pour l'instruction de leurs élèves, le Discours sur l'histoire universelle et le Télémaque; et sans mettre en parallèle des compositions d'un genre si différent, il indique seulement que l'une est plus propre que l'autre à remplir l'objet qu'on s'était proposé.

Le temps approchait où l'intimité qui avait régné si longtemps entre Bossuet et Fénelon allait faire place aux plus affligeantes controverses. Nous n'attristerons pas le travail qui nous occupe par le récit de la déplorable affaire du quiétisme. Laissons à l'histoire tout ce qui concerne l'amitié persévérante de Fénelon pour Mme Guyon, les chagrins qui en furent la suite pour cet illustre écrivain, la persécution que lui attira son livre des Maximes des Saints, et l'ardeur avec laquelle l'évêque de Meaux en poursuivit la condamnation. Tout cela semblerait aujourd'hui d'un faible intérêt, si au mérite qu'eut Bossuet de faire condamner par le pape des erreurs qui n'étaient pas sans danger, Fénelon n'eût opposé le mérite encore plus rare de se soumettre avec une docilité qui l'honore au jugement qu'il venait de subir. Il faut croire que, le 4 février 1695, ni Bossuet, ni l'évêque de Châlons, ni l'évêque de Chartres ne regardaient encore les opinions de Fénelon comme des erreurs et des sentiments assez inquiétants pour s'opposer aux vues qu'on avait en sa faveur, car c'est à cette date que Louis XIV lui annonça qu'il le nommait à l'archevêché de Cambrai, en ajoutant ces paroles « Je prétends que vous restiez en même temps précepteur de mes petits-fils. » Et quand le nouvel archevêque représenta au roi que les lois ecclesiastiques s'opposaient aux désirs de Sa Majesté : « Non', non, répliqua Louis, les canons ne vous obligent qu'à neuf mois de résidence : vous ne donnerez à mes petits-fils que trois mois, et vous surveillerez de Cambrai leur éducation pendant le reste de l'année, comme si vous étiez à Versailles. »

Fénelon offrit en même temps un grand exemple de désintéressement : il se démit, entre les mains du roi, de l'abbaye de Saint-Valery, son unique bénéfice.

Ce fut Bossuet qui, assisté des évêques de Châlons et d'Amiens, sacra l'archevêque de Cambrai dans la chapelle de Saint-Cyr, le 10 juin 1695, en présence de Mme de Maintenon et des petits-fils de France, charınés de voir leur précepteur si justement récompensé des soins donnés à leur éducation.

La faveur dont Fénelon semblait être environné fut peu durable. Son meilleur ami était depuis long. temps le but des intrigues et des calomnies d'une cour profondément dissimulée. Le duc de Beauvilliers se vit au moment de perdre sa place; mais s'il put échapper à l'orage qui le menaçait, il n'en fut pas de même de Fénelon. Louis XIV lui écrivit, le 1er août 1697, « qu'il ne jugeait point à propos de lui permettre d'aller à Rome; qu'il lui enjoignait, au contraire, de se rendre dans son diocèse et lui défendait d'en sortir; qu'il pourrait envoyer à Rome ses défenses pour la justification de son livre. » Le même ordre lui prescrivait de ne s'arrêter à Paris, en se rendant à Cambrai, que le temps nécessaire pour expédier les affaires qu'il pouvait y avoir. Fénelon ne s'arrêta que vingt-quatre heures à Paris, où il ne revint plus.

On pense bien que le duc de Bourgogne ne resta pas indifférent à la disgrâce de son précepteur. A peine en fut-il instruit qu'il courut se jeter aux pieds de son grand-père, et dans la tendre émotion d'un coeur jeune, sensible et reconnaissant, il offrit pour garant de la doctrine du maître la pureté des principes que le disciple avait puisés à ses leçons. Louis XIV fut touché de ce dévouement naïf et généreux; mais, toujours conduit par ce sentiment du vrai et du juste qui le caractérisait, il lui répondit : « Mon fils, je ne suis pas maître de faire de ceci une affaire de faveur; il s'agit de la purelé de la foi, et M. de Meaux en sait plus sur cette partie que vous et moi. » Cependant, malgré toute la prévention qu'on était parvenu à lui inspirer, il voulut bien accorder aux larmes du duc de Bourgogne que Fénelon conservåt le titre de précepteur des princes ses petits-fils.

On aime à voir la conduite courageuse du duc de Beauvilliers. Nulle considération de crainte et de faveur ne put lui arracher le désaveu des nobles sentiments qui l'unissaient à Fénelon. En vain Louis XIV, dans un éclaircissement particulier qu'il eut avec ce gouverneur, voulut lui faire pressentir le sort qui le menaçait lui-même; en vain il lui dit a qu'étant responsable à Dieu et à tout le royaume de la foi de M. le duc de Bourgogne, il ne pouvait s'empêcher de lui témoigner son inquiétude sur les liaisons qu'il conservait avec l'archevêque de Cambrai, dont la doctrine lui était suspecte. » Beauvilliers répondit au roi « qu'il se rappelait avoir engagé Sa Majesté à nommer Fénelon précepteur du duc de Bourgogne, et qu'il ne pourrait jamais se repentir de l'avoir fait; qu'il avait toujours été son ami, et qu'il l'était encore; mais qu'en matière de religion il pensait comme son pasteur et non pas comme son ami; qu'au reste Sa Majesté pouvait écarter toute inquiétude sur l'éducation de M. le duc de Bourgogne; que loin d'avoir les sentiments des quiétistes, il en ignorait même le nom. Il ajouta avec un mélange de calme et d'émotion : « Sire, je suis l'ouvrage de Votre Majesté; Votre Majesté m'a élevé, elle peut m'abattre, dans la volonté de mon prince je reconnaitrai la volonté de Dieu, je me retirerai de la cour, Sire, avec le regret de vous avoir déplu, et avec l'espérance de mener une vie plus tranquille.» Louis XIV parut satisfait de cette explication.

Le duc de Beauvilliers fit plus encore. Fénelon, en partant pour Cambrai, écrivit à cet ami si cher et si fidèle une lettre où se peignaient la candeur de son âme et le noble courage qu'il opposait au malheur. Beauvilliers fit imprimer sur-le-champ cette lettre, la presenta lui-même au roi, et la répandit á la cour et dans le public. Les courtisans ne pouvaient comprendre comment on s'exposait à compromettre son rang, ses honneurs et sa fortune pour se montrer fidèle à un ami disgracié.

Pourrions-nous ne pas revenir sur cette belle production qui fut pour l'archevêque de Cambrai la source de chagrins passagers et d'une gloire impérissable ? Nous voulons parler du Télémaque. Composé, non, comme on l'a prétendu, pour servir de sujets de thèmes au duc de Bourgogne, mais pour être mis sous ses yeux au moment où son éducation aurait été entièrement achevée, ce livre avait pour but d'inculquer au prince appelé à régner les maximes qui conviennent le plus aux rois, et les principes de gouvernement les plus favorables aux peuples. C'était un secret qui devait mourir entre l'élève et le précepteur; et sans l'infidélité du copiste qui trahit la confiance de Fénelon, il est vraisemblable, selon la conjecture de son bistorien, que Télémaque se serait trouvé dans la cassette du daupbin, au moment de sa mort, et que Louis XIV l'aurait brûlé, comme il brûla un grand nombre des papiers de son petit-fils. Cette infidélité (felix culpa !) fit connaître l'ouvrage dont le succès prodigieux en France et en Europe contribua le plus à aigrir le roi contre son auteur. Télémaque parut à la fin de 1698, dans le temps où la cour était le plus irritée des lenteurs et des obstacles qu'elle éprouvait à obtenir du pape la condamnation de l'archevêque de Cambrai. On surveillait alors avec une attention excessive tous les écrits que ce prélat publiait pour la défense de son livre des Maximes des Saints. Les exemplaires du Télémaque furent saisis, mais quelques-uns échappèrent à la vigilance de la police. La calomnie avait dénoncé l'ouvrage à Louis XIV comme la satire la plus éclatante de ses principes de gouvernement et des événements de son règne; elle s'était étudiée à chercher des allusions piquantes contre la cour, contre les ministres et contre la personne du roi. Même avant qu'il eût ajouté foi aux intentions malveillantes qu'on prêtait à Fénelon, le monarque avait voulu s’entretenir à ce sujet avec l'auteur. L'archevêque de Cambrai exposa la morale de son Télémaque par le développement de ce seul principe :

: « Que la véritable gloire d'un roi est d'oublier jusqu'à sa propre gloire pour ne s'occuper que du bonheur de ses peuples. » Au sortir de cette conversation, Louis XIV dit publiquement : « Je viens d'entendre le plus bel esprit de mon royaume et le plus chimérique. » Convaincu par l'autorité des évêques les plus recommandables que Fénelon n'avait que des idées romanesques sur la piété, le roi jugea par son propre sentiment que l'écrivain n'avait que des idées romanesques sur la politique; et cette opinion acheva de le lui faire regarder comme un ennemi de sa gloire et de sa personne.

On sera curieux sans doute de connaître ce que Bossuet pensait sur Télémaque. Voici ce qu'il écrivait à son neveu, le 18 mai 1699 : « Le Télémaque de M. de Cambrai est, sous le nom du fils d'Ulysse, un roman instructif pour M. le duc de Bourgogne. Cet ouvrage partage les esprits; la cabale l'admire; le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d'un prêtre. » Jugement sévère qui paraîtra moins étonnant si l'on observe que Bossuet ne connaissait et ne pouvait connaître que la partie des aventures de Télémaque pendant son séjour dans l'ile de Calypso. La suite fut imprimée, pour la première fois, en Hollande, au mois de juin 1699. On sait, dit M. de Bausset, que Bossuet avait eu, dans tous les temps, une répugnance marquée pour les fictions de la mythologie.

Le même historien, avant de citer une lettre du duc de Bourgogne à Fénelon, la fait précéder de la remarque suivante : « On peut se faire une idée de l'opinion que l'on avait généralement de la prévention de Louis XIV contre l'archevêque de Cambrai, par les précautions que le duc de Bourgogne était obligé de prendre pour entretenir avec lui une correspondance souvent interrompue et toujours gênée. La première lettre que le prince écrivit à son ancien précepteur, depuis sa retraite de la cour, est du 22 décembre 1701, et ainsi conçue :

« Enfin, mon cher archevêque, je trouve une occasion favorable de rompre le silence où j'ai demeuré depuis quatre ans. J'ai souffert bien des maux depuis, mais un des plus grands a été celui de ne pouvoir point vous témoigner ce que je sentais pour vous pendant ce temps, et que mon amitié augmentait par vos malheurs, au lieu d'en etre refroidie. Je pense avec un vrai plaisir au temps où je pourrai vous revoir; mais je crains que ce temps ne soit encore bien loin. Il faut s'en remettre à la volonté de Dieu, de la miséricorde duquel je reçois toujours de nouvelles grâces. Je lui ai été plusieurs fois infidèle depuis que je ne vous ai vu; mais il m'a toujours fait la grace de me rappeler à lui, et je n'ai, Dieu merci, point été sourd à sa voix. Depuis quelque temps, il me paraît que je me soutiens mieux dans le chemin de la vertu; demandez-lui la grâce de me confirmer dans mes bonnes résolutions et de ne pas permettre que je redevienne son ennemi, mais de m'enseigner lui-même à suivre en tout sa sainte volonté. Je continue toujours à étudier tout seul, quoique je ne le fasse plus en forme depuis deux ans, et j'y ai plus de goût que jamais.

Mais rien ne me fait plus de plaisir que la métaphysique et la morale, et je ne saurais me lasser d'y travailler. J'ai fait quelques petits ouvrages que je voudrais bien être en état de vous envoyer, afin que vous les corrigeassiez, comme vous faisiez autrefois mes thèmes. Tout ce que je vous dis n'est pas bien de suite, mais il n'importe guère. Je ne vous dirai ici combien je suis révolté moi-même contre tout ce qu'on a fait à votre égard, mais il faut se soumettre à la volonté de Dieu, et croire que tout cela est arrivé pour notre bien. Ne montrez cette lettre à personne du monde, excepté à l'abbé de Langeron, s'il est actuellement à Cambrai, car je suis sûr de son secret; et faites-lui mes compliments, l'assurant que l'absence ne diminue point mon amitié pour lui. Ne m'y faites point non plus de réponse, à moins que ce ne soit par quelque voie très-sûre, et en mettant votre lettre dans le paquet de M. de Beauvilliers, comme je mets la mienne; car il est le seul que j'aie mis de la confidence, sachant combien il serait nuisible qu'on le sût. Adieu, mon cher archevêque, je vous embrasse de tout mon coeur, et ne trouverai peut-être de bien longtemps l'occasion de vous écrire. Je vous demande vos prières et votre bénédiction.

« Louis. »

IV.

Mariage du duc de Bourgogne. Le roi fait entrer son petit-fils dans les Conseils, alin de l'initier aux affaires d'État : le prince n'avail que dix-sepi ans. Son frère, le duc d'Anjou, reconnu pour roi d'Espagne. Paroles de Louis XIV en présentant le second de ses petits-fils aux ambassadeurs espagools. Le nouveau monarque est accompagné jusqu'à la frontière par ses deux frères, le duc de Bourgogne et le duc de Berry. Familiarité de la duchesse de Bourgogne avec Louis XIV et avec Mme de Maintenon.

L'éducation du duc de Bourgogne n'était pas encore achevée, lorsque Louis XIV se détermịna, par des considérations d'État, à marier son petitfils. Il fit demander pour ce jeune prince au duc de Sayoie la main de la princesse Adélaïde, sa fille ainée. Cette négociation, entamée par le comte de Tessé, fut conclue par le maréchal de Catinat, le 4 juillet 1696, et le contrat de mariage signé le 15 septembre suivant. La jeune princesse n'atteignait que sa onzième année. Partie de Turin le 7 octobre, elle arriva le 4 novembre à Montargis, où le roi s'était rendu de Fontainebleau, accompagné de son fils, le dauphin, et de Monsieur, frère de Louis XIV. La princesse devançait l'age par son esprit, ses grâces et par son art de plaire. Aussi le roi, qui mettait en elle toutes ses complaisances, ne voulut-il pas perdre un jour au delà des douze ans pour faire célébrer le mariage, fixé au 7 septembre 1697. Il avait exprimé le désir de voir la cour trèsmagnifique, et lui-même qui, depuis longtemps, ne portait plus que des habits fort simples, s'en fit faire un des plus superbes. Ce fut donc à qui se surpasserait en recherche de luxe et de richesse. La bénédiction nuptiale fut donnée aux deux époux dans la chapelle de Versailles par le cardinal de Coislin, en l'absence du cardinal de Bouillon, grand aumônier, qui se trouvait alors à Rome. Pendant deux ans encore la princesse continua de vivre comme avant d'être mariée; mais le duc de Bourgogne, âgé seulement de quinze ans, allait tous les jours chez elle, où les dames avaient ordre de ne les laisser jamais seuls. Souvent ils soupaient tête à tête chez Mme de Maintenon, que la duchesse appelait toujours sa tante.

Le désintéressement était une des vertus du duc de Bourgogne, non moins que le goût de la simplicité. A l'époque de son mariage, le roi lui offrit d'augmenter la pension qu'il lui faisait tous les mois. Le duc remercia son grand-père, et lui dit que si l'argent venait à lui manquer, il prendrait la liberté de recourir à ses bontés. En effet, ce cas s'étant présenté quelques années après, le prince s'adressa au roi, qui le loua fort de sa confiance, l'engagea à la renouveler toutes les fois qu'il en aurait besoin, sans mettre jamais de tiers entre eux. Mais le duc refusa modestement une dorure nouvelle dont on voulait rafraîchir son petit appartement; il n'accepta pas même l'offre d'un bureau neuf, aimant mieux donner aux pauvres le prix que ce meuble aurait coûté.

Dès le 25 octobre 1699, le roi avait dit au duc de Bourgogne qu'il le ferait entrer au prochain Conseil de dépêches, en ajoutant qu'il voulait que, dans les premiers temps, il se bornât à écouter, afin de s'instruire et de se mettre en état de bien opiner ensuite. Le jeune prince ressentit une joie d'autant plus vive d'une telle distinction, que le dauphin, son père, n'était pas entré si jeune dans le Conseil, et que Monsieur, frère du roi, qui en faisait partie, en était resté là.

Les espérances qu'avait fait naître le traité de paix de Riswick, en 1697, s'évanouirent trop vite pour que la France retrouvât dans le rétablissement de ses finances et dans une sage économie les puissants moyens de prospérité qu'elle doit aux avantages de sa situation. Un accroissement de grandeur que Louis XIV n'avait ni désiré ni recherché vint rallumer une guerre dont le monarque s'était efforcé de prévenir les désastres. Des traités de partage prudemment conçus et habilement négociés déconcertèrent toutes les combinaisons de la politique. Le testament de Charles II avait appelé le duc d'Anjou à la succession de toutes les couronnes des Espagnes et des Indes. Avant d'accepter ce magnifique présent, le roi hésita. De longues délibérations s'élevèrent dans son Conseil. Le duc de Beauvilliers, appuyé par le duc de Bourgogne, opina pour s'en tenir aux traités de partage. Il fallut que des raisons irrésistibles établissent l'inipossibilité d'échappér au fléau qui allait remettre en feu toute l'Europe. Ainsi la seule guerre que Louis XIV ne voulût pas faire, la guerre la plus juste qu'il eût entreprise, fut celle dont les revers mirent la France à deux doigts de sa perte.

« Le mardi 16 novembre 1700, disent les Mémoires de Saint-Simon, le roi, au sortir de son lever, fit entrer l'ambassadeur d'Espagne dans son cabinet, où M. le duc d'Anjou s'était rendu par les derrières. Aussitôt l'ambassadeur se jeta à genoux, à la manière espagnole, et lui fit un assez long compliment en cette langue. Tout aussitôt après, le roi, contre toute coutume, fit ouvrir les deux battants de son cabinet, et commanda à tout le monde, qui était là presque en foule, d'entrer; puis, passant majestueusement les yeux sur la nombreuse compagnie : « Messieurs, leur dit-il en montrant le duc d'Anjou, voilà le roi d'Espagne. La naissance l'appelait à cette couronne, le feu roi aussi par son testament; toute la nation l'a souhaité et me l'a demandé instamment. C'était l'ordre du ciel; je l'ai accordé avec plaisir. » Et se tournant vers son petitfils : « Soyez bon Espagnol; c'est présentement votre premier devoir; mais souvenez-vous que vous êtes Français, pour entretenir l'union entre les deux nations : c'est le moyen de les rendre heureuses et de conserver la paix de l'Europe. »

« Dès le premier jour, on sut que le roi d'Espagne partirait le 1er décembre, qu'il serait accompagné des deux princes ses frères, qui demandèrent d'aller jusqu'à la frontière; que le duc de Beauvilliers aurait l'autorité dans tout le voyage sur les princes et les courtisans, et le commandement seul sur les gardes, les troupes, les officiers et la suite, et qu'il disposerait seul de toutes choses.

« La joie des deux princes fut extrême, quoique mêlée d'amertume de se séparer : ils étaient tendrement unis, et si la vivacité et l'enfance excitaient quelquefois de petites riottes entre le premier et le troisième, c'était toujours le second, naturellement sage, froid et réservé, qui les raccommodait. o

Philippe V, qui montra si peu d'action sur le trône, était remarquable par une intrépidité héroïque dans un jour de bataille. Fénelon avait démélé, dès son enfance, cette partie de son caractère. « Je connais l'ardeur du jeune roi, écrivait-il; il est capable de s'exposer sans mesure, de ne voir plus devant lui et de hasarder tout, quoi qu'on puisse lui dire, dès qu'il sera embarqué et échauffé dans une occasion; jugez combien il sera facile à des gens malins et artificieux de le pousser pour le faire périr.. »

On voit par la correspondance de Fénelon avec Beauvilliers jusqu'à quel point l'archevêque de Cambrai se préoccupait du caractère de ses élèves : « J'aime toujours M. le duc de Bourgogne, écrivaitil, le 30 novembre 1699, nonobstant ses défauts les plus choquants. Je vous conjure de ne vous relå cher jamais de votre amitié pour lui; supportez-le sans le flatter, avertissez-le sans le fatiguer. Diteslui les vérités qu'on voudra que vous lui disiez, mais dites-les lui courtement, doucement, avec respect et avec tendresse. C'est une providence que son coeur ne se tourne point vers ceux qui auraient tâché d'y trouver de quoi vous perdre. Qu'il ne vous échappe pas, au nom de Dieu : s'il faisait quelque faute, qu'il sente d'abord en vous un cour ouvert conme un port dans le naufrage. Inspirezlui une piété douce, commode, simple, exacte, ferme, sans être ni âpre, ni scrupuleuse sur les minuties; il n'y a que l'imperfection qui exige la perfection avec âpreté. »

Les lettres dont le cardinal de Bausset a enrichi son intéressant ouvrage sont un trésor dans lequel nous croyons pouvoir puiser librement, parce qu'elles appartiennent à l'histoire et qu'elles sont du domaine public.

Une imprudence de la duchesse de Bourgogne faillit à lui devenir funeste. Vers les premiers jours d'août 1701, elle se baigna dans la rivière, après avoir mangé beaucoup de fruits. La fièvre la saisit avec violence, et bientôt le mal augmenta à tel point qu'elle fut à l'extrémilé. Le roi, Mme de Maintenon, le duc de Bourgogne étaient au désespoir et sans cesse auprès d'elle. Enfin, à force d'émétique et de saignées, elle revint à la vie.

Par ses grâces, ses manières flatteuses et amusantes, par une attention de tous les instants à plaire au roi et à Mme de Maintenon, la duchesse de Bourgogne s'était rendue familière avec eux, jusqu'à usurper toutes sortes de libertés. Remuant un soir les papiers du roi sur sa petite table chez Mme de Maintenon, elle y trouva une liste de quatre marechaux de France. Ses yeux rougirent; elle s'écria en s'adressant au roi : « Sire, vous avez oublié Tessé; il en mourra de douleur et moi aussi. » Elle se piquait d'aimer Tessé, parce qu'il avait négocié la paix de Savoie et le mariage du duc de Bourgogne. Le roi fut fåché cette fois qu'elle eật vu ce papier, et soit qu'il eût déjà résolu de ne point faire de maréchaux, soit qu'il fût butté alors à ne point nommer Tessé, il répondit avec émotion à la princesse qu'il n'en ferait aucun, et la pria de ne point s'affliger.

V.

Première campagne du duc de Bourgogne; lettres à l'archevêque de Cambrai; réponses de ce prélat. Qualités brillantes que déploie le prince.

Le duc de Bourgogne avait vingt ans, lorsqu'en 1702, Louis XIV lui donna le commandement de l’armée de Flandre, sous la direction du maréchal de Boufflers. Pour se rendre à sa destination, le jeune prince devait nécessairement passer par Cambrai. On conçoit sans peine qu'il s'empressa de solliciter la permission de voir, à son passage, son ancien précepleur. Le roi l'accorda, mais avec une restriction qui décélait tout ensemble et son ressentiment contre l'archevêque de Cambrai et la crainte de l'ascendant que celui-ci pouvait avoir sur son élève. Le duc de Bourgogne en prévint Fénelon par la lettre suivante :

« A Péronne, le 25 avril 1702. « Je ne puis me sentir si près de vous sans vous en témoigner ma joie, et en même temps celle que me cause la permission que le roi m'a donnée de vous voir en passant; il y a mis néanmoins la condition de ne vous point voir en particulier. Je suivrai cet ordre, et néanmoins je pourrai vous entretenir tant que je voudrai, puisque j'aurai avec moi Saumery, qui sera le tiers de notre première entrevue, après cinq ans de séparation. C'est assez vous en dire de vous le nommer, et vous le connaissez mieux que moi pour un homme très-sûr, et, qui plus est, fort votre ami. Trouvez-vous donc, je vous prie, à la maison où je changerai de chevaux, sur les huit heures ou huit heures et demie. Si, par hasard, trop de discrétion vous avait fait aller au Cateau, je vous donne le rendez-vous pour le retour, en vous assurant que rien n'a jamais pu diminuer ni ne diminuera jamais la sincère amitié que j'ai pour vous.

« Louis. »

La prévision du prince ne l'avait point trompé. Fénelon avait fait toutes ses dispositions et était au moment de partir de Cambrai, lorsqu'un courrier vint lui apporter la lettre du duc de Bourgogne. L'entrevue fut courte et gênée par la présence des militaires et des magistrats qu'attiraient le respect et le devoir. Le prince ne voulut point contrevenir aux ordres qu'il avait reçus; il n'osa se permettre d'entretenir l'archevêque en particulier; mais en élevant la voix, de manière à être entendu de tout le monde : « Je sais, lui dit-il, ce que je vous dois, vous savez ce que je vous suis. »

Le duc de Bourgogne s'arrêta sept ou huit jours à Bruxelles, pendant lesquels il fut toujours, avec son peu de suite, chez le maréchal de Boufflers et à ses dépens. Tout ce qu'il y avait de considérable parmi les sujets espagnols s'empressa de faire sa cour au prince. Enfin, il alla se mettre à la tête de l'armée, où ses équipages ne le joignirent que quinze jours après. Le duc de Marlborough commandait les troupes des alliés. On sait que, dès sa plus grande jeunesse, il servit dans le corps d'arinée fourni par Charles II, roi d'Angleterre, à Louis XIV, que ce fut à l'école de Condé et de Turenne qu'il apprit à combattre et à vaincre, et qu'à peine âgé de vingt-deux ans, il attira sur lui les regards de Turenne, qui ne l'appelait que le bel Anglais et qui prédit alors qu'il serait un grand homme. Du reste, cette campagne ne produisit aucun événement remarquable. Toutefois, au rapport d'un officier distingué, le marquis de Quincy, employé à l'armée du duc de Bourgogne, ce prince fit voir à son début toute la valeur, la fermeté et l'habileté qu'on n'acquiert d'ordinaire que par l'expérience d'un grand nombre d'années. Il charma les officiers et les soldats par ses attentions pour eux, et par des manières gracieuses accompagnées de toutes sortes de bontés.

Un témoignage plus imposant encore est celui du duc de Berwick. Voici ce que cet illustre maréchal dit, dans ses Mémoires, à propos de la campagne de 1702 : « Monseigneur le duc de Bourgogne fut nommé pour commander l'armée de Flandre, ayant sous lui le maréchal de Boufflers. J'eus ordre d'y servir, et me rendis à Bruxelles en même temps que ce prince. Nous y apprîmes que le maréchal de Boufflers, ayant assemblé partie de l'armée de l'autre côté de la Meuse, avait marché pour attaquer le comte de Tilly à Santon. Dès que les ennemis virent arriver l'armée de France, ils décampèrent avec précipitation, et eurent le bon heur de faire leur retraite sans être en aucune facon inquiétés ni suivis. On blåma fort le maréchal, car il aurait pu aisément battre Tilly, qui était de la moitié plus faible que lui. Il est facile d'imaginer quelle aurait été la conséquence d'un heureux succès, au commencement de la campagne et de la guerre : outre que la levée du siége de Kaiserwerth s'en serait probablement ensuivie, cela aurait donné aux troupes de France une supériorité et une réputation infinies.

« Ce coup manqué, et Monseigneur le duc de Bourgogne arrivé à Santon avec quelques troupes d'augmentation, tout le monde attendait avec raison que nous ne demeurerions pas les bras croisés, vu que cette partie de l'armée ennemie était occupée au siége de Kaiserwerth, de l'autre côté du Rhin, et que le reste était en trop petit nombre pour s'opposer à nos entreprises (car pour ce qui était des troupes allemandes, elles ne pouvaient joindre les alliés de plus de six semaines); mais par la timidité du maréchal, ou par une fatalité malheureuse, nous demeurames tranquilles à Santon, pendant tout le siége de Kaiserwerth. Il n'est pas fort difficile de dire quelles entreprises on aurait pu former. La commodité de la Meuse offrait d'un côté le siége de Grave, si l'on ne voulait pas attaquer Maëstricht. Cologne était une ville en deçà du Rhin, sans autres fortifications qu'une simple muraille; la conquête en eût été aussi facile qu’utile et éclatante. Juliers se pouvait attaquer, et nous aurait été très-commode pour la communication de la Meuse au Rhin; outre cela, on aurait pu passer le Rhin soit à Bonn, ou près de Rhinsberg, et marcher au secours de Kaiserwerth. La seule objection qu'on eût pu faire à cette dernière proposition était que le roi ne vouJait pas que les armées passassent le Rhin, crainte de donner un prétexte à l'Empire de se déclarer contre la France; mais pour les autres projets, il ne tenait qu'à nous de les exécuter.

« Il y eut sur les bords du Wahal une action où le duc de Bourgogne, à la tête de ses troupes, poursuivit pendant deux lieues les ennemis jusque sous les remparts de Nimègue. Cette action, ajoute le maréchal de Berwick, quoique peu considérable, ne laissa pas d'être aussi brillante que singulière; car c'est une chose sans exemple qu'une armée en ait couru une autre pendant deux lieues et l'ait culbutée dans le chemin couvert d'une place, presque sans coup férir, »

Louis XIV, voyant qu'à la fin de cette campagne les ennemis s'attachaient à former des siéges qui ne promettaient rien de décisif, et n'offraient à son petit-fils ancune occasion de se signaler, crut devoir le rappeler à Versailles vers les premiers jours de septembre. Le duc de Bourgogne craignit de réveiller la jalousie des ennemis de Fénelon et de donner de l'ombrage au roi son grand-père, en paraissant rechercher une seconde entrevue avec l'archevêque, à son passage à Cambrai; il lui écrivit de Malines, le 6 septembre 1702.

« Je ne saurais repasser à portée de vous sans vous témoigner le déplaisir que j'ai de ne point user de ma permission et de ne point vous revoir, ainsi que je l'avais espéré. Cette lettre vous sera rendue par un moyen sûr; ne chargez point de réponse par écrit celui qui vous la rendra, et, si vous m'en faites, que ce soit par M. de Beauvilliers, et sans y mettre de dessus. Je vous prie d’étre persuadé de la continuation de mon amitié pour vous, qui assurément ne peut être plus vive, et qui a toujours été telle, comme je ne crois pas que vous en doutiez, et de vous ressouvenir incessamment de moi dans vos prières. Peut-être sera-t-il encore mieux que je ne vous voie pas la veille ou le jour même que j'arriverai à Versailles; cela n'est pas la même chose quand on doit être quelque temps dehors, et les idées sont plus effacées. Adieu, mon cher archevêque; il n'est pas besoin de vous recommander le secret sur cette lettre, ni de vous assurer de la tendre amitié que je conserverai en Dieu pour un homme à qui j'ai tant d'obligations qu'à vous.

« Louis. »

Fénelon ne reçut pas à temps cette lettre; et, prévenu que le prince allait descendre à la poste de Cambrai, il s'empressa de s'y rendre, et, le 7 septembre, il écrivit au duc de Beauvilliers :

« J'ai vu notre cher prince un moment; il m'a paru engraissé, d'une meilleure couleur et fort gai; il m'a témoigné en peu de paroles la plus grande bonté; il a beaucoup pris sur lui en me voyant; il me semble que je ne suis touché de ce tout qu'il fait pour moi que par rapport à lui et au bon coeur qu'il montre par là. Il m'avait écrit de Malines par M. Denonville une lettre que celui-ci m'a rendue depuis le passage du prince. Je garderai là-dessus le plus profond secret. Je ne saurais recevoir tant de marques de sa bonté sans lui en témoigner ma reconnaissance, en lui retraçant la conduite qu'il doit tenir et en lui rappelant ce qu'il me semble qu'il doit à Dieu. Vous devez redoubler de fidélité pour le secourir, sans limidité ni empressement naturel.»

Le lundi, 4 décembre 1702, au sortir du Conseil des dépêches, où assistait le duc de Bourgogne, le roi lui dit qu'il lui donnait entrée au Conseil des finances et même au Conseil d'état; qu'il s'y formerait quelque temps sans opiner, et qu'après cela il serait bien aise qu'il entrât dans tout. Le duc fût d'autant plus touché de cet honneur qu'il s'y attendait moins. Mme de Maintenon, par amitié pour la duchesse de Bourgogne, y eut grande part, ainsi que le témoignage rendu par le duc de Beauvilliers sur l'application et la maturité du jeune prince. La duchesse de Bourgogne parut transportée de joie, et Beauvilliers fut ravi.

VI.

Seconde campagne du duc de Bourgogne à l'armée d'Allemagne. Prise de Vieus-Brisach. Intrépidité du prince. Ses paroles au maréchal de Vauban. Il demande à être chargé de faire le siège de Landau. Le roi le refuse, de peur qu'il ne se compromette par une valeur imprudente, et rappelle son petit-fils à la cour. Nouvelle lettre de ce prince à l'archevêque de Cambrai.

On avait lieu d'espérer que, dans la campagne de 1703, le duc de Bourgogne aurait, comme l'année précédente, le commandement de l'armée de Flandre. Le roi le nomma généralissime de l'armée d'Allemagne. Ce changement de destination eut peut-être pour motif secret l'interruption des relations de confiance et d'intimité entre le prince et l'archevêque de Cambrai. L'armée d'Allemagne était faible, composée en grande partie de nouvelles levées, et n'offrait pas des moyens suffisants pour tenter une entreprise de quelque importance.

Suivant M. de Bausset, on donna au duc de Bourgogne, pour le seconder dans ses opérations militaires, le maréchal de Vauban, qui, tout seul, pouvait suppléer au défaut de forces plus considérables. Si l'on s'en rapporte aux Mémoires de Saint-Simon, ce fut Marsin, lieutenant général, que le roi voulut, pour cette campagne, attacher à la personne du prince. L'Abrégé chronologique du président Hénault met sous les ordres du généralissime le maréchal de Tallard et Vauban. Quoi qu'il en soit, on passa le Rhin, le Vieux-Brisach fut investi. C'était Vauban qui avait la direction du siége. « Monsieur le maréchal, lui dit le duc de Bourgogne, il faut que vous perdiez votre honneur devant cette place. Ou nous la prendrons, et l'on prétendra que vous l'aviez mal fortifiée, ou nous échouerons dans ce siége, et l'on vous reprochera de m'avoir mal secondé. — Monseigneur, répondit Vauban, on sait assez comment j'ai fortifié Brisach, et mon honneur est à couvert de ce côté-là; mais on ignore si vous savez prendre les villes que j'ai fortifiées; et c'est de quoi j'espère que vous convaincrez bientôt le public. »

En effet, les opérations du siége furent poussées avec tant d'ardeur et d'habileté que la place fut emportée, le 6 septembre, après quatorze jours de tranchée ouverte, « Ma consolation, dit le gouverneur, dans le malheur de n'avoir pu conserver une place si importante pourl'Empereur mon maître, est de ne l'avoir livrée qu'à un prince qui se distingue parautant de conduite que de valeur. » Une garnison de quatre mille hommes défendait la place; elle capitula forte encore de trois mille cinq cents, et sortit par la brèche avec les honneurs de la guerre. Le duc de Bourgogne se signala par son assiduité aux travaux, par une valeur simple, naturelle, sans affectation, allant partout où il convenait, partout où il y avait à voir, à apprendre, à ordonner, et ne s'apercevant point du danger. La libéralité, le soin des blessés, l'affabilité mesurée selon l'état et le mérite des personnes lui gagnèrent les cours de toute l'armée.

Les exploits du jeune prince comblèrent de joie le roi son aïeul, «Je suis d'autant plus sensible à cette conquête, écrivait Louis XIV, qu'outre les avantages que je puis en tirer dans la situation présente des affaires, ce siége a été conduit par mon petit-fils, qui, dans cette expédition, a marqué toute la fermeté, l'intelligence et l'application qu'on aurait pu désirer dans un capitaine expérimenté. »

Voltaire, dans son Histoire du siècle de Louis XIV, montre le duc de Bourgogne à l'armée plutôt comme témoin que comme principal acteur. Nous lui opposerons un auteur espagnol qui dit : «On fut étonné de l'intrépidité et de la vaste capacité de ce jeune héros; » et ce témoignage des historiens hollandais : « Il avait un vrai mérite, beaucoup d'esprit, un génie même supérieur. Il s'était attiré l'amour et l'estime des troupes. »

Le duc de Bourgogne demanda au roi la permismission d'entreprendre le siége de Landau; mais Louis XIV, instruit que son petit-fils s'était exposé avec témérité au siége de Vieux-Brisach, craignit qu'il ne se compromît par une ardeur imprudente à celui de Landau, plus hasardeux encore, et dont la saison déjà avancée rendait le succès incertain. Le duc de Bourgogne fut rappelé à la cour. On se garda bien de lui laisser entrevoir que la campagne n'était pas finie. Ce ne fut qu'à regret qu'il obéit aux ordres réitérés du roi. Il arriva le 22 septembre à Fontainebleau, après avoir remis au maréchal de Tallard le commandement de l'armée et la conduite du siége de Landau.

Nous n'omettrons pas un trait de clémence recueilli par l'historien de Fénelon. Pendant le siége de Vieux-Brisach, un espion ennemi, qui s'était introduit dans le camp français, fut découvert et arrêté. Le duc de Bourgogne crut qu'à raison de quelques circonstances particulières, on pouvait sans inconvénient épargner au coupable le dernier supplice. Pour détourner le prince de cet acte d'indulgence, on lui représenta que l'espion était huguenot : « C'est à cause de cela, répondit-il en riant, qu'il a besoin de s'instruire et de se convertir. »

A peine était-il rendu à l'affection du roi, son grand-père, et aux éloges peut-être exagérés de la cour, qu'il adressa, le 28 septembre, la lettre suivante à son ancien précepteur :

« Le côté où j'ai été cette année n'a pas été compatible, mon cher archevêque, avec le rendez-vous que je vous avais donné l'année dernière; mais je trouve l'occasion favorable de vous écrire par ma voie ordinaire : vous me ferez réponse de même, quand il repassera. Ma volonté d'être à Dieu se conserve et même se fortifie dans le fond, mais elle est traversée par beaucoup de fautes et de dissipation. Redoublez donc, je vous prie, vos prières pour moi : j'en ai plus besoin que jamais, étant toujours aussi faible et aussi imparfait. Je le reconnais tous les jours de plus en plus; je regarde cependant cette lumière comme venant de Dieu, qui me soutient toujours et ne m'abandonne pas absolument, quoique souvent je me sente de la froideur et de la paresse, qu'il faut tâcher de surmonter moyennant sa grâce. J'ai eu aussi quelque temps des scrupules qui, quelquefois, m'ont fait de la peine. Voilà à peu près l'état où je suis présentement. Aidez-moi donc de vos conseils et de vos prières. Pour vous, mon cher archevêque, vous êtes tous les jours nommément dans les miennes :

vous croyez bien que ce n'est pas tout haut. Remerciez Dieu aussi des bons succès dont il nous a favorisés, et demandez-lui la continuation de sa protection dans une situation où les affaires en ont un pressant besoin. Je ne vous dirai rien de ce que je suis à votre égard; je suis toujours le même, et je désirerais bien que ce ne fat pas à aller en Flandre ou non, qu'il tînt de vous voir ou de nous voir pas. Si l'abbé de Langeron est à Cambrai, dites-lui un petit mot de ma part, en lui recommandant le secret. »

VII.

Naissance d'un fils au duc de Bourgogne. Joie que fait éclater Louis XIV. Anecdote relative à Moreau, premier valet de chambre du duc. Correspondance du duc de Beauvilliers avec Fénelon et conseils que celui-ci donne à son ancien élève. Trait d'austérité du jeune prince.

Un fils naquit au duc de Bourgogne, le 25 juin 1704 : il reçut le nom de duc de Bretagne. La joie que ressentit Louis XIV fut partagée par toute la cour, et la ville de Paris s'y associa par des démonstrations et des fêtes qui allèrent jusqu'à la folie. Malgré la guerre, malgré les sujets de mécontentement qu'avait multipliés le duc de Savoie, le roi lui écrivit pour lui annoncer cette nouvelle, et fit à Ja duchesse de Bourgogne les présents les plus galants et les plus magnifiques. Dans les conjonctures où se trouvait la France, combien d'argent dépensé mal à propos, et pour une joie qui se changea en deui en moins d'une année ! car le fils ainé du duc de Bourgogne mourut au mois d'avril 1705. Deux ans après, cette perte fut heureusement remplacée. La duchesse de Bourgogne accoucha, le 8 janvier 1707, d'un second duc de Bretagne. Cette fois encore la joie fut grande; mais hátons-nous de dire que le roi défendit toute espèce de dépense.

Les particularités domestiques peignent le caractère des hommes. Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne, mourut à Versailles. Il avait toute la confiance du prince, et la méritait par ses sentiments d'honneur, de probité, de désintéressement, quoiqu'il se permit quelquefois des traits assez libres et plaisants, en présence de son maitre, sur sa dévotion et surtout sur ses longues conférences avec son confesseur. Quand il se sentit près de sa fin, touché de ce qu'il avait vu de si près dans le duc de Bourgogne, il envoya le supplier de lui accorder ses prières, et de communier à son intention dès qu'il serait mort, et déclara en même temps qu'il ne connaissait personne de si saint que le prince. « Moreau, dit Saint-Simon, était un homme éloigné de toute flatterie, et qui n'avait jamais pu s'y ployer ni la souffrir dans les autres. »

Sur le message de Moreau, le duc de Bourgogne fit ses dévotious pour lui dès qu'il fut mort. Tout le monde regretta Moreau, et ce témoignage d'un serviteur de ce caractère fit grand bruit à la cour. Aussi jamais prince de cet âge et d'un tel rang n'a peut-être reçu d'éloges si complets et si mérités.

D'un autre côté, Fénelon ne lui épargnait ni les conseils ni les critiques, soit en lui écrivant directement, soit dans les lettres qu'il adressait au duc de Beauvilliers. « La religion, écrivait-il au prince, ne consiste pas dans une scrupuleuse observation de petites formalités; elle consiste pour chacun dans les vertus propres de son état. Un grand prince ne doit pas servir Dieu de la même façon qu'un solitaire ou un simple particulier.

Mais c'est surtout dans sa correspondance avec le duc de Beauvilliers, que l'archevêque de Cambrai développe ses instructions pour son élève chéri. Voici ce qu'il écrit en 1703 :

« Je suis ravi de tout ce que j'entends dire de M. le duc de Bourgogne. Tâchez de faire en sorte que ceux qui en sont charmés à l'armée le retrouvent le même à la cour. Je sais qu'il y a des différences inévitables; mais il faut rapprocher ces deux états le plus qu'on peut. Il est donc essentiel que vous souteniez M. le duc de Bourgogne, afin qu'il ne retombe pas dans son premier état : il y a plusieurs choses à lui insinuer, mais doucement, et en se proportionnant à ses besoins.

« M. le duc de Bourgogne s'est familiarisé à l'armée avec beaucoup de gens; toutes les glaces sont rompues avec eux; il n'a qu'à être avec ces mêmes personnes à Versailles, à peu près comme à l'armée. Peut-il croire ou dire qu'il lui soit impossible de continuer de prendre sur lui ce qu'il a déjà pris si longtemps et avec tant de succès ? Mais il faut deux choses : l'une, qu'il proportionne ses ouvertures et ses manières obligeantes, pour le reste des courtisans, à celles qu'il vient de prendre avec les officiers de l'armée; la seconde chose, que vous lui ouvriez de temps en temps les yeux sur les divers caractères des gens qui l'environnent, et sur ce qui s'est passé autrefois, ou qui se passe actuellement dans le monde, afin qu'il ne tombe point en mauvaise compagnie, et que, faisant grâce à tout le monde en gros, il sache faire justice au mérite de chaque particulier. Je suppose qu'il se réservera toujours des heures pour prier, pour lire, pour s'instruire solidement de plus en plus sur les affaires.

« Je crois que M. le duc de Bourgogne devrait sans empressement accoutumer le roi à lui, et se tenir à portée d'attirer sa confiance, soit pour entrer dans le Conseil, soit pour soulager un prince âgé. Sa modération, son respect, son esprit réservé et secret pourraient faciliter ce progrès dans des temps où le roi ne saurait où reposer sa tête : en ce cas, vous ne devriez faire aucun pas marqué qui put donner aucun soupçon d'empressement; mais il faudrait vous tenir le plus près que vous pourriez avec un air simple, ouvert et affectionné, pour le meltre en état de vous donner sa confiance.

« On prétend que M. le duc de Bourgogne va au delà des oeuvres nécessaires pour éviter tout scandale, et pour vivre avec régularité en chrétien. On est alarmé de sa sévérité contre certains plaisirs; on s'imagine qu'il veut critiquer les autres, et les former selon ses vues scrupuleuses. On raconte qu'il a voulu obliger Mme la duchesse de Bourgogne à faire le carême comme lui, et à se priver de même pendant ce temps de tous les spectacles. On ajoute qu'il commence à retrancher son jeu, et qu'il est presque toujours renfermé tout seul. Enfin, on prétend qu'il a refusé à Monseigneur (son père le dauphin) de le suivre à l'Opéra pendant le carême.

« En écoutant de tels discours, j'ai compté sur l'exagération du monde, qui ne peut souffrir la règle, qui la craint encore plus dans les grands que dans les particuliers, parce qu'elle y tire plus à conséquence. On y appelle souvent excessif en piété ce qui est à peine suffisant; mais je craindrais, d'un autre côté, que ce prince ne se tournât un peu trop aux pratiques extérieures, qui ne sont pas d'une absolue nécessité. Voici mes pensées que je vous propose, sans les donner pour bonnes.

« 1° Je crois que M. le duc de Bourgogne ne devrait pas gêner Mme la duchesse de Bourgogne; qu'il se contente de laisser décider son médecin sur la manière dont elle doit faire le carême. Il est bon de renvoyer ainsi toutes choses aux gens qui ont caractère et autorité pour décider. On décharge sa conscience, on satisfait à la bienséance; on évite l'inconvénient de passer pour rigide réformateur de son prochain. Ce prince vent inspirer de la piété à la princesse; il doit la lui rendre douce et aimable, écarter tout ce qui est épineux, lui faire sentir en sa personne le prix et la douceur de la vertu simple et sans apprêt, lui montrer de la gaieté et de la complaisance dans toutes les choses, qui ne relâche rien dans le fond, enfin se proportionner à elle et l'attendre; il faut seulement prendre garde de tomber en tendant la main à autrui.

« 2° Il doit, si je ne me trompe, s'accommoder à l'inclination de Monseigneur pour les choses qu'il peut faire sans pécher. Si les spectacles étaient tels en eux-mêmes que personne n'y pût jamais assisler sans offenser Dieu, il ne faudrait jamais y aller, non plus en carnaval que pendant le carême ou la semaine sainte. Il est vrai qu'il est très-convenable que ce prince se propose de n'y aller pas pendant les temps consacrés à la pénitence et à la prière; mais la complaisance bien placée est une aimable vertu, et si elle sort quelquefois de la lettre de la règle, c'est pour en mieux suivre l'esprit. N'aller point aux spectacles de son propre mouvement pendant le carême, et y aller en même temps pour plaire à Monseigneur quand il le propose, c'est le parti qui me semble le plus à propos. »

Plus tard le 5 janvier 1711), Fénelon écrivait au duc de Chevreuse :

« Le P. P. (le petit prince) raisonne trop et fait trop peu; ses occupations les plus solides se bornent à des résolutions vagues et stériles. Il faut voir les hommes, les étudier, les entretenir, sáns se livrer à eux, apprendre à parler avec force et acquérir une autorité douce. Les amusements puérils appetissent l'esprit, affaiblissent le cour, avilissent l'homme et sont contraires à l'ordre de Dieu.

« Je suis ravis de ce que vous êtes content du P. P. (petit prince). Pour moi, je ne le serai point jusqu'à ce que je le sache libre, ferme et en possession de parler avec une force douce et respectueuse. Autrement il dem ure avili comme un homme qui a encore, dans un âge de malurité, une faiblesse puérile.

« S'il ne sent pas le besoin de devenir ferme et nerveux, il ne fera aucun véritable progrès : il est temps d'être un homme. La vie du pays où il est est une vie de mollesse, d'indolence, de timidité, d'amusement. Il ne sera jamais si subordonné au roi et à Monseigneur que quand il leur fera sentir un homme mûr, appliqué, ferme, touché de leurs véritables intérêts, et propre à les soutenir par la sagesse de ses conseils et par la vigueur de sa conduite. Qu'il soit de plus en plus petit sous la main de Dieu, mais grand aux yeux des hommes; c'est à lui à faire aimer, craindre et respecter la vertu jointe à l'autorité. Ah ! je donnerais ma vie pour le roi, pour la maison royale, pour notre jeune prince, qui est pour moi le monde entier.

« J'oubliais de vous dire qu'un homme venu de Versailles prétend que M. le duc de Bourgogne a dit que ce que la France souffre maintenant vient de Dieu, qui veut nous faire expier nos fautes passées. Si ce prince a parlé ainsi, il n'a pas assez ménagé la réputation du roi : on est blessé avec raison d'une dévotion qui se borne à critiquer son grandpère. »

Cette dernière observation ne se trouve que trop porte, fut lui-même témoin. La cour était à Marly, où il y eut bal le jour des Rois; le duc de Bourgogne n'y voulut seulement pas paraître. Il s'expliqua là-dessus assez tôt pour que le roi eût le temps de lui en parler, d'abord en plaisantant, puis avec amertume, enfin, avec le sérieux d'un monarque piqué de se voir condamné par son petit-fils. La duchesse de Bourgogne, ses dames, le duc de Beauvilliers, essayèrent de le rendre plus traitable. Conseils, représentations, instances, tout fut inutile. Le prince renferma sa défense dans ces paroles :

«Le roi est le maître; je ne prends point la liberté de blâmer ce qu'il fait : mais l'Épiphanie est une triple fête et celle des chrétiens en particulier, par la vocation des Gentils et par le baptême de Jésus-Christ. Je ne veux pas la profaner pour un spectacle tout au plus supportable un jour ordinaire. » On eut beau lui remontrer qu'ayant consacré le matin et l'après-dîner aux offices de l'Église et d'autres heures à la prière dans son cabinet, il pouvait et devait donner la soirée au respect et à la complaisance de sujet et de fils. Il fut inébranlable, et hors le temps de souper avec le roi, il se tint enfermé seul dans son cabinet.

C'était cette austérité, ce goût habituel de solitude que Fénelon attaquait dans ses lettres. Il n'ignorait pas que son élève avait conservé de son éducation première une précision et une exactitude littérale qui se répandaient sur tout et qui semblaient une gêne pour lui comme pour les autres. Le monde lui était à charge. A l'y voir, on eût dit d'un homme en peine et pressé de quitter la compagnie, parce qu'il a autre chose à faire, parce qu'il sent que son temps se perd et qu'il veut le mieux employer. Il avait pour la duchesse de Bourgogne une passion excessive et il s'y livrait avec l'ardeur d'une âme sévèrement retenue sur tout autre nature de jouissances,

VIII.

Troisième campagne du duc de Bourgogne. Ses dissentiments avec le duc de Vendôme. Partialité de Voltaire pour ce maréchal. Portrait de celui-ci par l'archevêque de Cambrai. Passage du prince par cette ville. Le duc de Berry rejoint son frère. Ils font tous deux leur entrée à Gand avec le fils de Jacques II, roi d'Angleterre.

Les deux premières campagnes du duc de Bourgogne avaient été extrêmement favorables. Éloigné des objets de sa timidité et de son amour, il était plus à lui-même; il se montrait plus à découvert. Les matières de guerre et tout ce qui s'y rapporte faisaient le sujet continuel de ses conversations, tellement, remarque Saint-Simon, qu'avec l'esprit, l'ouverture et la pénétration que ce prince y fit paraître, il donna dès lors les plus hautes espérances.

Si, dans sa troisième campagne, elles ne furent pas entièrement réalisées, cela tint à des contrariétés qu'il ne put ni prévenir ni maîtriser. Pendant cette campagne de 1708, le duc de Bourgogne se trouva soumis aux ordres du duc de Vendôme. Ce prince, descendant de Henri IV, fut sans doute un des grands capitaines qui contribuerent à l'illustration du règne de Louis XIV. Le jugement des historiens à son égard est fort contradictoire. Saint-Simon le traite avec une sévérité souvent empreinte de passion et d'amertume : il est vrai qu'il avait occasion de le voir de près, et que des relations intimes avec le duc de Bourgogne le mirent plus à portée qu'un autre de connaître et d'apprécier les procédés de Vendôme envers le petit fils du roi. Si l'on s'en rapporte à l'opinion d'un de ses admirateurs, on peut lui reprocher, avec Voltaire, «de n'avoir pas toujours assez médité ses desseins, d'avoir trop négligé les détails, d'avoir laissé périr la discipline militaire, de donner à la table et au sommeil la meilleure partie de son temps, de ne se lever souvent qu'à quatre heures après midi et de s'être exposé plus d'une fois, par cet inconcevable abandon, au danger d'être enlevé. »

Veut-on savoir ce que Fénelon pensait de ce général ? Voici ce que l'archevêque de Cambrai écrivait au duc de Chevreuse, le 12 novembre 1706, par conséquent deux ans avant la campagne de 1708 :

« M. de Vendôme est paresseux, inappliqué à tous les détails, croyant toujours tout possible, sans discuter les moyens et consultant peu. Il a de grandes ressources par sa valeur et son coup d'ail, qu'on dit être très-bon pour gagner une bataille; mais il est très-capable d'en perdre une, par excès de confiance. Alors que deviendrait-on ? Il ne peut souffrir la supériorité des ennemis sur lui: c'est une honte et un dépit extrême; les ennemis prendront des places très-importantes devant lui pour percer nolre frontière et entamer le royaume, ou bien ils l'engageront à une bataille : c'est ce qu'il cherche; s'il la perd, il hasarde la France entière : c'est sur quoi on doit bien délibérer, sans l'abandonner à son impétuosité. Il faudrait un Charles V pour retenir Bertrand du Guesclin; il ne s'agit pas de la campagne de M. de Vendôme, mais de la fortune de l'Etat. »

On croit lire, observe le cardinal de Bausset, l'histoire de la campagne de 1708. Cet écrivain pense, avec l'auteur des Mémoires, que le duc de Vendôme était de tous les généraux de son temps celui qu'on devait le plus éviter d'associer au duc de Bourgogne pour le commandement de la même armée.

Le duc de Vendôme tenait à une cabale puissante, uniquement occupée à irriter le duc et la duchesse de Bourgogne et tout ce qui leur était attaché. Cette cabale s'était aisément emparée de l'esprit du Dauphin, fils de Louis XIV, et père du jeune prince. Monseigneur avait la faiblesse d'être jaloux des grandes qualités de son fils. Il croyait y trouver la censure de sa vie insouciante et inappliquée; il s'était environné d'une troupe de courtisans, qui n'avaient que trop démêlé cette affligeante disposition et qui s'étudiaient à l'entretenir. La cabale qu'ils formerent réussit malheureusement à élever des barrières entre le père et le fils, et à écarter tout ce qui aurait pu les rapprocher. Elle calculait sur l'âge avancé du roi pour se rendre maîtresse de l'héritier du trône. Ceux qui la composaient redoutaient d'ailleurs les principes austères du duc de Bourgogne, et l'influence des hommes vertueux qui semblaient naturellement appelés à sa confiance. Le duc de Vendôme était le personnage le plus actif et le plus distingué de la cour du Dauphin, par son rang, ses talents et ses exploits. Ambitieux à l'excès, il entrevoyait dans l'avenir une autorité sans bornes, s'il parvenait à aigrir encore plus le Dauphin contre le duc de Bourgogne et à perdre celui-ci dans l'opinion publique. Des ressentiments personnels n'irritaient pas moins le dépit du duc de Vendôme. Il s'était souvent exprimé d'une manière peu mesurée sur le duc de Savoie; la duchesse de Bourgogne, fille de ce prince, n'avait pu ignorer de tels propos et en avait témoigné son mécontentement. Enfin, la licence des meurs du duc de Vendôme formait un contraste trop choquant avec les principes du duc de Bourgogne, pour que le premier se dissimulat l'opinion du jeune prince à son égard, et un mépris trop mérité lui semblait une insupportable injure.

Le duc de Bourgogne partit de Versailles le 14 mai 1708 pour se rendre à l'armée. Il s'arrêta un moment chez l'évêque de Senlis, frère du ministre de la guerre, Chamillart. De là, il dépêcha un courrier à Cambrai, avec cette lettre pour Fénelon, datée du 15 mai :

« Je suis ravi, mon cher archevêque, que la campagne que je vais faire en Flandre me donne lieu de vous embrasser et de vous renouveler moi-même les assurances de la tendre amitié que je conserverai pour vous toute ma vie. S'il m'avait été possible, je me serais fait un vrai plaisir d'aller coucher chez vous; mais vous savez qu'il y a des raisons qui m'obligent à garder des mesures, et je crois que vous ne vous en formaliserez point. Je serai demain à Cambrai sur les neuf heures; j'y mangerai un morceau à la poste et je monterai ensuite à cheval pour me rendre à Valenciennes. J'espère vous y voir et vous y entretenir sur diverses choses. Si je ne vous donne pas souvent de mes nouvelles, vous croyez bien que ce n'est pas manque d'amitié et de reconnaissance. Elle est assurément telle qu'elle doit être.

« Louis.

Saint-Simon donne sur le passage du prince à Cambrai des détails que nous croyons ne devoir pas omeltre. Suivant l'auteur des Mémoires, « le duc de Bourgogne passa à Cambrai avec les mêmes défenses de la première fois, mais il y dîna. A la vérité, ce fut à la porte où l'archevêque se trouva. On peut juger de la curiosité de cette entrevue, qui fut au milieu de tout le monde. Le jeune prince embrassa tendrement son précepteur à plusieurs reprises. Il lui dit tout haut qu'il n'oublierait jamais les grandes obligations qu'il lui avait. Sans jamais parler bas, il ne parla presque qu'à lui, et le feu de ses regards, lancé dans les yeux de l'archevêque, regards qui suppléaient à tout ce que le roi avait interdit, eut une loquence qui enleva tous les spectateurs. Malgré la disgrâce, la cour de l'archevêque se grossit alors et depuis de tout ce qui était le plus distingué, qui, sous divers prétextes de route et de séjour, s'empressait à mériter d'avance ses bonnes grâces présentes et sa protection future. »

Par égard pour le prince et pour éviter de donner de l'ombrage au roi, Fénelon n'alla point à Valenciennes. Cette seconde lettre du duc de Bourgogne suivit de très-peu de jours la première :

« Votre lettre m'a été rendue en particulier, mon cher archevêque, et je vous envoie la réponse par la même voie : c'est la meilleure dont vous puissiez user lorsque vous le jugerez à propos. L'électeur de Cologne a fait savoir à M. de Vendôme qu'il désirerait me voir, et, à cause des inconvénients du cérémonial, et que je ne pourrais pas lui donner autant qu'il prétendait, il a été convenu que je ne le verrais qu'à cheval; je crois que ce sera le jour de la revue de l'armée. Ainsi faites-lui la réponse que vous avez projetée. Je sais que ce prince a plus de mérite qu'on ne lui en croit; je le connais par moi-même.

« Je suis charmé des avis que vous me donnez dans la seconde partie de votre lettre, et je vous conjure de les renouveler toutes les fois qu'il vous plaira. Il me paraît, Dieu merci, que j'ai une partie des sentiments que vous m'y inspirez, et que me faisant connaître ceux qui me manquent, Dieu me donnera la force de tout accomplir et d'user des remèdes que vous me prescrivez. Il me paraît que, pour ne me guère voir, vous ne me connaissez pas mal encore. J'aurai une attention particulière à ce qui regarde les églises et les maisons des pasteurs : c'est un point essentiel, et je garderai sur ces points une exacte sévérité. Continuez vos prières, je vous en supplie, j'en ai plus besoin que jamais; unissezles aux miennes, ou plutôt je les unirai aux vôtres, car je sais qu'en pareil cas l'évêque est au-dessus du prince. Vous faites très-sagement de ne pas venir ici (à Valenciennes), et vous en pouvez juger par ce que je n'ai point été vous chercher à Cambrai; j'y aurais été assurément sans des raisons décisives qui m'en ont empêché. Sans cela, j'aurais été ravi de vous voir ici pendant le séjour que j'y ferai, et de vous entretenir sur beaucoup de matières où vous auriez été plus capable que personne de m'é- . clairer et de me donner conseil. Vous savez l'amitié que j'ai toujours eue pour vous, et que je vous ai rendu justice au milieu de tout ce dont on vous accusait injustement. Soyez persuadé que rien ne sera capable de la diminuer, et qu'elle durera autant que ma vie.

« Louis. »

Le duc de Berry rejoignit son frère à Valenciennes le soir même que le duc de Bourgogne y était arrivé. C'était là que se trouvait M. de Vendôme. L'armée semblait ne songer qu'à subsister, en attendant de voir ce que feraient les ennemis. Cependant la prise de Gand, opérée bientôt sans coup férir, produisit une quantité considérable d'artillerie et de munitions. A cette nouvelle, le duc de Bourgogne, qui faisait faire halte à son armée, se remit aussitôt en marche; son arrière-garde passa la Dendre à Ninove, et, deux jours après, la citadelle de Gand capitula; trois cents Anglais en sortirent. Les deux fils de France, avec le roi d'Angleterre, Jacques III, qui prenait le titre de chevalier de Saint-Georges, firent leur entrée à Gand, ef, pour marquer leur confiance, descendirent à l'Hôtel-de-Ville, où ils furent magnifiquement traités. Le chevalier de Saint-Georges, bien que volontaire, avait pris son poste à la tête des troupes de sa nation, lesquelles en furent charmées; jusqu'aux Anglais de l'armée ennemie laissèrent échapper des marques de satisfaction. Ce prince vécut avec beaucoup de sagesse, se communiquant volontiers, cherchant à plaire et gagnant l'affection et l'estime des soldats et des généraux, par son zèle et son application.

IX.

Prise de Bruges. Le duc de Marlborough. Nouvelles altercations avec le maréchal de Vendôme. Hauteur et mauvais procédés de celui-ci envers le duc de Bourgogne. Combat d'Audenarde. Lettre du prince à la duchesse de Bourgogne. Correspondance entre Fénelon et son ancien élève.

La prise de Bruges avait suivi de près celle de Gand. Il semblait aisé de profiter de ce double succès en passant l'Escaut, brûlant Audenarde, barrant le pays aux ennemis, rendant leurs subsistances difficiles et les nôtres abondantes, puisqu'elles viendraient avec ordre et par eau dans un camp qui ne pouvait être attaqué. Le duc de Vendôme n'alléguait aucune raison contraire; mais, pour exécuter ce projet, il fallait remuer de sa place et aller occuper ce camp. Un obstacle s'y opposait : la paresse du général qui, se trouvant à son aise dans son logis, voulait en jouir tant qu'il pourrait. Selon lui, le mouvement dont on était maître pouvait être différé sans inconvénient. Le duc de Bourgogne, soutenu de toute l'armée et appuyé même par les confidents de Vendôme, lui représenta vainement que, puisque de son propre aveu, le parti proposé était le seul convenable, il valait mieux pris qu'à prendre; qu'en différant, on s'exposait à être prévenu, ce que Vendôme reconnaissait comme trèsfàcheux. L'idée d'un dérangement dans ses habitudes l'emporta sur les considérations les plus fortes.

Marlborough avait vingt-cinq lieues à faire, Vendôme six au plus. Les ennemis se mirent en route avec lant de diligence et de secret qu'ils dérobèrent trois jours de marches forcées, sans que Vendôme en eût ni avis ni soupçon, quoiqu'ils fussent partis de fort proche de lui. Informé enfin, il méprisa l'avertissement, selon sa coutume, puis se vanta qu'il les devancerait en marchant le lendemain matin. Le duc de Bourgogne le pressa de se mettre en mouvement dès le soir même. Ceux des officiers qui l'osèrent lui en firent sentir l'importance et la nécessité. Tout fut inutile, malgré les avis redoublés à tous moments de la marche des ennemis. La négligence fut poussée si loin qu'on n'avait pas seulement songé à jeter un pont sur un ruisseau qu'il fallait passer presque à la tête du camp. Il fut dit qu'on y travaillerait toute la nuit.

Cependant les ennemis gagnaient du terrain. Le ravin, qui était difficile, les arrêta, et donna au duc de Vendôme le temps d'arriver. Ce qu'il amenait de troupes était hors d'haleine. La cavalerie et la maison du roi se trouvèrent mêlées avec l'infanterie, ce qui combla la confusion au point que nos troupes se méconnurent les unes les autres. Les princes se montrèrent partout et aux endroits les plus exposés; ils y déployèrent une grande et naturelle valeur, et conserverent beaucoup de sangfroid, même dans la douleur que leur causait une situation si fâcheuse, encourageant les soldats, louant les officiers, demandant aux principaux ce qu'ils jugeaient qu'on dùt faire, et disant au duc de Vendôme ce que leur suggéraient leurs propres réflexions. L'inégalité du terrain, ralentissant les progrés de l'ennemi, donna à notre droite le temps de se reconnaître, de se rallier et de lui résister; mais cet effort dura peu. De tous côtés chacun avait livré des combats particuliers; chacun se trouvait épuisé de lassitude et désespérant du succès au milieu d'une confusion si générale. La maison du roi dut son salut à la méprise d'un officier ennemi qui porta un ordre aux troupes rouges, les prenant pour un corps anglais.

La nuit tombait; on avait perdu un terrain considérable; la moitié de l'armée n'avait pas achevé d'arriver. Dans cette triste situation, les princes se consultèrent avec Vendôme qui, furieux de son mécompte, brusquait tout le monde. Le duc de Bourgogne voulut parler; Vendôme, ivre de colère et enflé de son autorité, ferma la bouche au prince, en lui rappelant publiquement d'un ton impérieux, « qu'il n'était venu à l'armée qu'à la condition de lui obéir.» Ces paroles, que justifiaient si mal la paresse et l'opiniâtreté causes de ce désastre, firent frémir d'indignation tous ceux qui les entendirent. « Le jeune prince à qui elles furent adressées, dit Saint-Simon, y chercha une plus difficile victoire que celle des ennemis. Il sentit qu'il n'y avait point de milieu entre les dernières extrémités et l'entier silence, et fut assez maître de soi pour le garder. »

« Il venait cependant de tous côtés, poursuit le même auteur, des avis annonçant que le désordre était extrême; chacun pressait une résolution. Vendôme ne voyant plus nulle apparence de résister davantage à tant de convictions, et poussé à bout de rage : « Eh bien ! s'écria-t-il, je vois, messieurs, que vous le voulez tous, il faut donc se retirer. Aussi bien, ajouta-t-il en regardant le duc de Bourgogne, il y a longtemps, Monseigneur, que vous en avez envie. » Ces paroles, qui ne pouvaient manquer d'être prises dans un double sens, et qui furent par la suite appesanties, furent prononcées exactement telles que je les rapporte, et de plus assénées de façon que pas un des assistants ne se méprit à la signification que le général youlut leur faire exprimer. M. le duc de Bourgogne demeura dans le parfait silence, comme il avait fait la première fois, et tout le monde, à son exemple, en diverses sortes d'admirations muettes. Puységur le rompit à la fin pour demander comment on entendait faire la retraite. Chacun parla confusément. Vendôme, à son tour, garda le silence, ou de dépit, ou d'embarras, puis il dit qu'il fallait marcher à Gand, sans ajouter comment ni aucune autre chose.

Les princes, avec ce peu de suite qui les avait accompagnés, prirent à cheval le chemin de Gand. Vendôme, sans plus donner nul ordre, ni s'informer de rien, ne parut plus en aucun lieu. Ce qui s'était trouvé là d'officiers généraux retournèrent à leur poste, ou, pour mieux dire, où ils purent, et firent passer en divers endroits de l'armée l'ordre de se retirer.

Ainsi ce combat, livré près d’Audenarde, fut plus désastreux par la division entre les chefs de l'armée française que par la perte qu'on y fit de quatre mille hommes, sept cents officiers prisonniers, sans ce qu'on sut depuis, et une dispersion prodigieuse. La retraite était d'autant plus nécessaire, suivant tous les témoignages contemporains, qu'on se serait retrouvé le lendemain dans une position plus mauvaise encore que celle de la veille, l'armée française étant séparée par celle des ennemis.

Le duc de Bourgogne traversa Gand sans s'y arrêter et continua de marcher avec l'avant-garde jusqu'à Lawendeghem. Il y établit son quartier général et son camp derrière le canal de Bruges, pour faire reposer ses troupes en sûreté, en attendant sa jonction avec le maréchal de Berwick. Le duc de Vendôme arriva séparément à Gand, trouva des troupes qui entraient dans la ville, mit pied à terre et, sans s'informer de quoi que ce fût, se jeta dans un lit et y demeura plus de trente heures sans se lever, et continua ainsi plusieurs jours de suite à se délasser de ses fatigues.

Dès que le duc de Bourgogne fut à Lawendeghem, il écrivit au roi en fort peu de mots et s'en remit des détails au duc de Vendôme. Voici ce qu'il manda en même temps à la duchesse de Bourgogne :

« Ce que je vais dire serail bien contraire à le charilé, si je n'y étais obligé en conscience pour le service du roi et de l'Etat. Vous n'aviez que trop raison quand je vous ai vue trembler de voir nos affaires entre les mains du due de Vendôme. Il n'y a pas ici deux voix sur son chapitre. Je savais bien que, dans le courant du service, il n'était nullement général, sans prévoyance, sans arrangement, sans se mettre en peine de savoir des nouvelles de l'ennemi qu'il méprise toujours; mais je le croyais tout autre dans l'action que je ne l'ai vu avant-hier. Ce n'est pas du côté du courage, car il en a essuyé lui seul plus que tout le reste de l'armée ensemble, et sur cela on n'en peut dire trop de bien; mais permettez qu'en deux mots, je vous dise ce qui s'est passé. Les ennemis ont douze lieues à faire; il n'en a que six; ils marchent trois jours de suite, et passent l'Escaut à Audenarde, tandis qu'il les croit encore sur la Dendre. On lui mande qu'ils ont déjà trente escadrons de passés; il envoie ordonner à Biron de les charger avec quinze ou vingt, ce qu'il ne peut exécuter, étant séparé d'eux par un ruisseau marécageux. Il ne songe qu'à garantir sa gauche, qui est presque inaccessible, et à peine le peut-on mener voir son centre qui est dégarni. Il attaque l'ennemi formé sur quatre lignes, flanqué de cavalerie et de ruisseaux, avec une seule ligne d'infanterie, sans en avoir de seconde. Il fait charger les troupes à mesure qu'elles arrivent et quasi en colonne, et les fait battre pièce par pièce. Il enfourne une partie de sa cavalerie dans une plaine entourée de défilés et de ruisseaux, où il en est resté beaucoup; et, la nuit, sans savoir ce qu'est devenu tout ce qui a combattu, excepté un peu de gardes françaises et suisses, et quelques régiments qui le viennent joindre par hasard, il veut, n'ayant avec lui que le tiers de son armée, attendre les ennemis avec son artillerie, à une demi-lieue des défilés. Voilà, en peu de mots, une description de l'affaire.

« Pour lui, en ayant été quelque temps séparé, je le trouvai disant toujours que tout allait bien, sans en rien savoir; que les ennemis ne demandaient qu'à fuir, et que des troupes fraîches emporteraient toute leur armée précisément par un trou où l'on fut pris par les flancs. Enfin, il était d'une opiniâtreté sur cette retraite que, quoique ce fût le sentiment commun, il fut trois heures sans vouloir s'y rendre : ce qui fut cause que l'arrière-garde fut attaquée hier. Enfin, madame, dans le courant de la guerre et dans le combat, il est tout de même, nullement général; et le roi se trompe fort s'il a une grande opinion de lui. Je ne le dis pas seul, toute l'armée en parle de même. Il n'a jamais eu la confiance de l'officier : il vient de perdre celle du soldat. Il ne fait quasi que manger et dormir; et, en effet, sa santé ne lui permet pas de résister à la fatigue, et par conséquent de pourvoir aux choses nécessaires. Ajoutez à cela cette extrême confiance que l'ennemi ne fera jamais ce qu'il ne veut pas qu'il fasse; qu'il n'a jamais été battu, qu'il ne le sera jamais : ce qu'il ne peut plus dire assurément depuis avant-hier. Voilà où nous en sommes; jugez, madame, si les intérêts de l'État sont en bonnes mains. Vous savez de quel emportement il est : qu'il ne lui puisse jamais rien revenir de près ou de loin, de ce que je vous écris sur son compte; mais cette précaution n'est pas nécessaire avec vous. »

On a pu voir déjà que le duc de Vendôme est le héros favori de l'auteur du siècle de Louis XIV. Selon lui, tous les malheurs de la campagne de 1708 sont venus de ce que le grand capitaine ne fut pas assez écouté. Comment concilier cette haute opinion de Voltaire avec l'aveu suivant du même écrivain ?

Vendôme, dit-il, ne passait pas pour méditer ses desseins; il négligeait trop les détails, il laissait périr la discipline militaire; la table et le sommeil lui dérobaient la moitié de son temps. Souvent il ne se levait qu'à quatre heures après midi, et plus d'une fois il fut en danger d'être enlevé. »

Le courrier qui porta les lettres du duc de Bourgogne en prit, à son passage par Gand, une de Vendôme par laquelle il lâchait, en une page, de persuader au roi que le combat n'avait pas été désavantageux. Peu après il en dépêcha une autre où il mandait au roi, mais en peu de mots, qu'il aurait battu les ennemis s'il avait été soutenu; et que si, contre son avis, on ne se fut pas obstiné à la retraite, il eût été certainement vainqueur le lendemain. Pour le détail il s'en remettait, de son côté, à M. le duc de Bourgogne. « Ainsi, dit Saint-Simon, ce dé. tail, renvoyé de l'un à l'autre, ne vint point, aigrit la curiosité, et commença les ténèbres dans lesquelles Vendôme avait intérêt de se sauver. Un troisième courrier apporta au roi une très-longue dépêche, toute de la main du duc de Bourgogne; une autre, fort courte, où Vendôme s'excusait encore du détail sur divers prétextes. Les lettres que le courrier avait pour des particuliers, le roi les prit, les lut toutes, une entre autres jusqu'à trois fois de suite, n'en rendit que fort peu et tout ouvertes. Le courrier était arrivé à Fontainebleau après le souper du roi, si bien que les dames, qui suivaient leurs princesses dans le cabinet, furent témoins de ces lectures, dont le roi ne dit presque rien. Rentrée chez elle, la duchesse de Bourgogne ne put contenir cette exclamation : « M. le duc de Bourgogne a de bien sottes gens auprès de lui. » Elle n'en dit pas davantage.

Cependant le prince Eugène et Marlborough faisaient toutes les dispositions nécessaires pour entreprendre le siége de Lille. Le maréchal de Boufflers était accouru pour défendre la capitale de son gouvernement, aussitôt qu'il l'avait vue menacée. L'histoire a consacré l'héroïsme de cette défense, qui dura quatre mois, et l'illustration qui s'attache aux talents et aux vertus de ce grand capitaine.

L'armée du duc de Bourgogne était destinée à faire lever le siège de Lille, et la belle résistance du maréchal de Boufflers laissa le temps de forcer les ennemis à la retraite ou à une bataille.

C'est durant ces quatre mois de siége, qui furent sans doute les plus pénibles de toute la vie du duc de Bourgogne, qu'eut lieu entre le jeune prince et Fénelon l'intéressante correspondance dont l'historien du prélat a retrouvé les pièces. La première, datée du mois de septembre 1708, est de l'archevêque de Cambrai :

« Je ne puis m'empêcher, Monseigneur, de vous répéter qu'il me semble que vous devez tenir bon jusqu'à l'extrémité dans l'armée, comme M. de Boufflers dans la citadelle de Lille. Si on ne peut rien faire d'utile et d'honorable jusqu'à la fin de la campagne, au moins vous aurez payé de patience, de fermeté et de courage pour attendre les occasions jusqu'au bout; au moins vous aurez le loisir de faire sentir votre bonne volonté aux troupes et de regagner leurs cours. Si, au contraire, on finit par quelque coup de vigueur avant que de se retirer, pourquoi faut-il que vous n'y soyez pas, et que d'autres s'en réservent l'honneur ? Pourquoi faut-il faire penser au monde qu'on n'ose rien entreprendre de hardi et de fort, quand vous commandez, que vous n'y êtes qu'un embarras, et qu'on attend que vous soyez parti pour tenter quelque chose de bon ? Après tout, s'il y a quelque ressource à espérer, c'est dans le temps où les ennemis seront réduits à se retirer ou à prendre des postes dans le pays pour y passer l'hiver. Voilà le dénoûment de toute la campagne; voilà l'occasion décisive : pourquoi la mangueriez-vous ? Il faut toujours obéir au roi avec un zèle aveugle; mais il faut attendre, et tâcher d'éviter un ordre absolu de partir trop tôt. Vous auriez tout le déshonneur de la campagne, et M. de Vendôme se réserverait l'espérance du succès. »

Avant de citer la réponse du duc de Bourgogne, il faut observer qu'il se trouvait alors délivré du joug impérieux du duc de Vendôme. Le roi avait ordonné au maréchal de Berwick de joindre son corps d'armée à celui du jeune prince. On sait que ce général avait le mérite d'unir à la valeur la plus intrépide un calme et un sang-froid qui ne lui permettaient jamais de rien accorder au hasard ni à une folle témérité. A peine fut-il arrivé à l'armée, que le duc de Vendôme proposa de forcer les retranchements des ennemis, pour dégager la citadelle de Lille. Berwick voulut, avant de donner son avis, prendre une connaissance exacte de leur position. Le résultat de son examen fut qu'on ne pouvait hasarder une telle tentative sans exposer l'armée à une ruine entière, sans qu'aucune probabilité de succès pút balancer un si grand danger; il opina pour ne point attaquer les ennemis devant Lille, aussi maître de lui que lorsqu'il avait ordonné qu'on les attaquât à Almanza. Tous les emportements de Vendôme n'altérèrent pas un moment le calme du maréchal et ne changèrent rien à son avis. Le duc de Bourgogne et tous les membres du Conseil adoptèrent une résolution qui ne pouvait etre soupçonnée de pusillanimité dans la bouche d'un homme tel que le duc de Berwick et d'un officier-général tel que le marquis de Puységur. On trouvera une partie de ces détails et quelques autres non moins curieux dans la réponse du duc de Bourgogne à Fénelon :

« Au camp du Saulsoir, le 20 septembre 1708. « J'ai reçu depuis quelque temps deux de vos lettres, mon cher archevêque; vous comprenez aisément que je n'ai pas trop eu le temps de répondre plus tôt à la première, et pour la seconde, elle ne m'a été rendue qu'bier. Il n'a point été question de mon retour, mais vous pouvez être persuadé que je suis et que j'ai toujours été dans les mêmes sentiments que vous sur ce chapitre, et qu'à moins d'un ordre supérieur et réitéré, je compte, quoi qu'il arrive, de finir la campagne, et d'être à la tête de l'armée tant qu'elle sera assemblée.

« J'en viens à la seconde. Il est vrai que j'ai essuyé une épreuve depuis quinze jours, et je me trouve bien loin de l'avoir reçue comme je le devais, me laissant emporter aux prospérités et abattre dans les adversités; me laissant aussi aller à un serrement de cœur causé par les noirceurs, les contradictions et les peines de l'incertitude et de la crainte de faire quelque chose de mal à propos dans une affaire aussi extrême pour l'État. Je me trouvais avec l'ordre réitéré du roi d'attaquer les ennemis, M. de Vendôme pressant de le faire, et, de l'autre côté, le maréchal de Berwick et tous les anciens officiers, avec une partie de l'armée, disant qu'il était impossible d'y réussir, et que l'armée s'y perdrait. Le roi me réitéra son ordre après une première représentation à laquelle je me crus obligé. M. de Chamillart ministre de la guerre) arriva le soir et me confirma la même chose. J'y voyais les funestes suites de la perte d'une bataille, sans pouvoir presque espérer de la gagner, et que le mieux qui pouvait nous arriver était de nous retirer après une attaque infructueuse. Voilà l'état où j'ai été pendant huit ou neuf jours, jusqu'à ce qu'enfin le roi, informé de l'état des choses, n'a plus ordonné l'attaque, et m'a remis à prendre mon parti.

* Sur ce que vous me dites de mon indécision, il est vrai que je me la reproche à moi-même, et que quelquefois paresse ou négligence, d'autres fois mauvaise honte, respect humain ou timidité m'empêchent de prendre des partis, et de trancher net dans des choses importantes. Vous voyez que je vous parle avec sincérité, et je demande tous les jours à Dieu de me donner, avec la sagesse et la prudence, la force et le courage pour exécuter ce que je croirai de mon devoir.

« Je n'avais point cette puissance décisive quand je suis entré en campagne, et le roi m'avait dit que, quand les avis seraient différents, je devais me rendre à celui de M. de Vendôme, lorsqu'il y persisterait. Je la demandai après l'affaire d'Audenarde; elle me fut accordée, et peut-être ne m'en suis-je pas servi autant que je le devais.

« Pour toutes les louanges que vous me donnez, si elles ne venaient d'un homme comme vous, je les prendrais pour des flatteries; car, en vérité, je ne les mérite guère, et le monde se trompe dans ce qu'il pense sur mon sujet. Mais il faut, avec la grâce de Dieu, mériter ce que l'on en croit, du moins en approcher. Vous savez mon amitié pour vous, elle ne finira qu'avec ma vie.

« Louis. »

« P.-S. Je me sers de cette occasion pour vous demander si vous ne croyez pas qu'il soit absolument mal de loger dans une abbaye de filles. C'est le cas où je me trouve; les religieuses sont pourtant séparées; mais j'occupe une partie de leurs logements, et s'il était nécessaire, je quitterais la maison, quoi qu'on en pût dire. Dites-moi, je vous en prie, votre sentiment, d'autant plus que je suis présentement dans votre diocèse. »

« Vous ne devez, s'empressa de répondre Fénelon, avoir aucune peine de loger dans la maison du Saulsoir. Vous n'avez rien que de sage et de réglé auprès de votre personne. C'est une nécessité à laquelle on est accoutumé pendant les campagnes des armées. On est fort édifié de la police et du bon ordre que vous faites garder. »

Comment se détacher d'une lecture aussi intéressante que celle de cette correspondance, où l'on applaudit à la franchise non moins affectueuse qu'éclairée de l'instituteur, ne dissimulant à son élève aucun de ses lorts ou de ses défauts; où l'on admire encore plus la noble droiture avec laquelle le duc de Bourgogne reçoit les avis et les leçons de l'archevêque de Cambrai ? L'historien qui publie ces lettres leur donne tout caractère d'authenticité par la note suivante :

« Les copies de toutes ces lettres ont été prises sur les originaux de la main de M. le duc de Bourgogne et de Fénelon, par feu M. de Vizes, évêque de Boulogne, chanoine de Cambrai pendant la vie de Fénelon, et honoré des bontés particulières de ce prélat. C'est ce que déclare M. de Vizes lui-même au bas de ces copies. »

Lettre de Fénelon, datée du 24 septembre 1708.

« Je viens d'apprendre, Monseigneur, que diverses personnes de condition et de mérite dans le service se plaignent que vous ne connaissez ni leurs noms, ni leurs visages, pendant que M. le duc de Berry les reconnaît lous, les distingue et les traite gracieusement. Cependant vous avez plus qu'aucun autre prince de quoi contenter le public dans la conversation. Vous y êtes gai, obligeant, et, si on ose le dire, très-aimable; vous avez l'esprit cultivé et orné pour pouvoir parler de tout, et pour vous proportionner à chacun; c'est un charme continuel, dont il ne tient qu'à vous de faire usage; il ne vous en coûtera qu’un peu de sujétion et de complaisance : Dieu vous donnera la force de vous y assujettir, si vous le désirez; vous n'y aurez que la gloire mondaine à craindre. C'est l'avantage des grands princes que chacun, qui se ruine ou qui s'expose à être tué pour eux, est enchanté par une parole obligeante et dite à propos. L'armée entière chantera vos louanges, quand chacun vous trouvera accessible, ouvert et plein de bonté.

« Pour vos défauts, Monseigneur, je remercie Dieu de ce qu'il vous les fait sentir, et de ce qu'il vous apprend à vos dépens par de si fortes leçons à vous défier de vous-même.

« On dit encore que M. le comte d'Evreux a écrit très-certainement une lettre qu'il a désavouée; on dit que vous avez paru croire un peu trop facilement le désaveu qu'il vous en a fait contre la notoriété publique. Pour moi, je crois qu'il serait très-digne de vous de suspendre tout au moins votre jugement sur la sincérité de ce désaveu et de lui rendre vos bonnes grâces, en lui pardonnant, s'il le faut, de très-bon coeur. Je vous dirai, dans le plus grand secret, que ce désaveu ne doit pas être cru, et que je le sais bien.

« Je rassemble, Monseigneur, tous les discours que j'ai entendu faire, ne craignant point de vous déplaire en vous avertissant de tout avec un zèle sans bornes, et étant persuadé que vous ferez un bon usage de tout ce qui méritera quelque attention. Les bruits même les plus injustes ne sont pas inutiles à savoir, quand on a le coeur bon et grand comme vous l'avez, Dieu mérci. »

Réponse du duc de Bourgogne, 3 octobre 1708. « Je n'ai pu répondre plus tôt, mon cher archevêque, à votre grande lettre; car j'en ai eu fréquemment de très-longues à écrire sur les opérations dont je suis chargé. Je puis le faire présentement article par article.

« Il est vrai que je suis renfermé assez souvent; mais, comme je vous l'ai dit, j'écris beaucoup certains jours. Je ne nie pas cependant que je ne perde souvent du temps. Il est vrai aussi que je parle plutôt aux gens à qui je suis plus accoutumé, et que je suis trop en cela mon goût naturel...

« La publicité de quelques délibérations du Conseil de guerre n'est que trop véritable; mais on peut la mettre sur le compte de M. de Vendôme plutôt que sur le mien.

« Il en est de même de n'être pas bien averti; et ce qui fait retomber sur moi cette sorte de plainte est que j'aurais dû agir autrement, et que je ne l'ai pas toujours fait, me laissant aller à une mauvaise complaisance, à une certaine faiblesse ou respect humain. Vous connaissez parfaitement M. de Vendôme, et je n'ai rien à vous dire de plus que ce que vous en dites dans votre lettre. Ce que vous dites du maréchal de Berwick est aussi fort juste; il excède peut-être un peu trop en prudence, au lieu que M. de Vendôme excède en confiance et négligence.

« Je ne sache point, dans tout ce qui s'est passé en dernier lieu, avoir consulté gens sans expérience. J'ai parlé aux plus anciens généraux, à des gens sans atteinte sur le courage, et si les conseils ont été taxés de timides, ils méritaient plutôt le nom de prudents.

« Il est vrai que la présomption absolue de N. de Vendôme, ses projets subits et mal digérés, et ce que j'en ai vu m'empêche d'avoir aucune confiance en lui, et que cependant j'ai trop acquiescé dans des occasions où je devais, au contraire, décider de ce qu'il me proposait, joignant en cela la faiblesse à peut-être un peu de prévention; car, depuis l'affaire d'Audenarde, j'ai reçu la puissance décisive, ainsi que je crois vous l'avoir déjà mandé.

« Je ne sais rien de précis sur ce que l'on dit que mon frère traite mieux que moi, et connaît mieux que moi des officiers de qualité et de mérite: comme il écrit moins que moi, il les peut voir plus souvent.

« Je tâcherai de faire usage des avis que vous me donnez, et prie Dieu qu'il m'en fasse la grace, pour n'aller trop loin ni à droite ni à gauche.

« Je ferai aussi usage de ce que vous me marquez sur le comte d'Evreux, sans affectation, mais aussi pour ne pas paraître dupe; car vous savez que c'est un personnage qu'il faut éviter : je m'attends à bien des discours que l'on tient, et que l'on tiendra encore. Je passe condamnation sur ceux que je mérite, et méprise les autres, pardonnant véritablement à ceux qui me veulent ou me font du mal, et priant pour eux tous les jours de ma vie.

«Voilà mes sentiments, mon cher archevêque, vous savez que mon amitié pour vous est toujours la même. J'espère pouvoir vous en assurer moimême à la fin de la campagne. On ne saurait encore dire quand ce sera, car l'événement de Lille est encore indéterminé.

Des extraits de quelques autres lettres de Fénelon donneront une idée des grands principes de gouvernement qu'il faisait germer dans l'esprit et dans le coeur du duc de Bourgogne.

« Ceux qui doivent commander aux autres ne peuvent le faire utilement, dès qu'ils ont perdu l'estime et la confiance des peuples. Rien ne serait plus dur et plus insupportable pour les peuples qu’un gouvernement de pure autorité, sans l'adoucissement de l'estime, de la confiance et de l'affection réciproque. Il est donc capital, même selon Dieu, que les grands princes s'appliquent sans relâche à se faire aimer et estimer, non par une recherche de vaine complaisance, mais par fidélité à Dieu, dont ils doivent représenter la bonté sur la terre.

« Ce qui me console de vous voir si traversé et si contredit, est que je vois le dessein de Dieu, qui veut vous purifier par les contradictions, et vous donner l'expérience des embarras de la vie humaine, comme au moindre particulier; ne vous mettez point en peine de me répondre; il me suffit que mon cour ait parlé au vôtre en secret devant Dieu seul. C'est en lui que je mets toute ma confiance pour votre prospérité, Monseigneur; je vous porte tous les jours à l'autel avec le zèle le plus ardent. Quelque génie que Dieu vous ait donné, vous courez risque de faire des fautes irréparables, si vous vous tourniez à une dévotion faible et scrupuleuse. Écoutez les personnes les plus expérimentées, et ensuite prenez votre parti. li est moins dangereux d'en prendre un mauvais que de n'en prendre aucun, ou que d'en prendre un trop tard. Pardonnez, Monseigneur, la liberté d'un ancien serviteur qui prie sans cesse pour vous, et qui n'a d'autre consolation que celle d'espérer que, malgré ces traverses, Dieu fera par vous des biens infinis. Dieu, sur qui je comple et non sur les hommes, bénira vos travaux, et quand même il permettrait que vous n'eussiez aucun succès, vous feriez voir au monde combien on mérite les louanges des personnes solides et éclairées, quand on a le courage et la patience de se soutenir avec force dans le malheur.

« Pour votre piété, si vous voulez lui faire honneur, vous ne sauriez être trop attentif à la rendre douce, simple, commode, sociable; il faut vous attacher à chercher au dehors le bien public, autant que vous le pourrez, et retrancher les scrupules sur les choses qui paraissent des minuties. Il faut, pour ainsi dire, justifier la piété aux critiques et aux libertins; il faut la pratiquer d'une manière simple, noble, forte et convenable à votre rang. Il faut aller tout droit aux devoirs essentiels de votre état par le principe de l'amour de Dieu, et ne rendre jamais la vertu incommode par des hésitations scrupuleuses sur les petites choses. Un prince ne peut point, à la cour ou à l'armée, régler les hommes comme des religieux; il faut en prendre ce qu'on peut et se proportionner à leur portée.

Deux lettres plus importantes encore, adressées par Fénelon au duc de Bourgogne, ont trait aux accusations que la malignité s'était plu à imaginer ou à exagérer pour décréditer le jeune prince dans le cœur du roi et dans l'opinion publique. La citadelle de Lille était réduite aux dernières extrémités. Malgré tous les prodiges d'intelligence et de courage, le maréchal de Boufflers devait succomber, s'il n'était secouru. Mais la position formidable qu’occupaient les alliés ne laissait presque aucune espérance. La place la plus forte du royaume allait être enlevée en présence d'un fils de France et d'une armée de cent mille hommes; et la calomnie s'efforçait de rejeter cette honte sur la pusillanimité du duc de Bourgogne. Fénelon et son élève étaient également dignes de dire et d'entendre la vérité. Tel est l'objet d'une lettre de l'archevêque, sous la date du 15 octobre 1708 :

Monseigneur, quelque grande retenue que je veuille garder le reste de ma vie sur toutes les choses qui ont rapport à vous, pour ne vous commellre jamais en rien, je ne puis néanmoins m'empêcher de prendre la liberté de vous dire encore une fois, par une voie très-sûre et très-secrète, ce que j'apprends que l'on continue à dire contre votre personne. Je suis plus occupé de vous que de moi, et je craindrais moins de hasarder de vous déplaire en vous servant, que de vous plaire en ne vous servant pas. D'ailleurs, je suis sûr qu'on ne peut jamais déplaire en vous disant avec zèle et respect ce qu'il importe que vous sachiez.

« 1° On dit, Monseigneur, que vous n'avez pas voulu exécuter les ordres du roi, qui voulait qu'on attaquât le prince Eugène, pendant que le duc de Marlborough s'était avancé sur le chemin d'Ostende, et que, par ce refus, vous avez été la cause de la perte de la ville de Lille. C'est un fait qui regarde les temps postérieurs à votre campement sur la Mark, et qui est des temps de votre campement du Saulsoir. Je ne saurais croire qu'il soit comme on le raconte avec beaucoup de malignité.

« 2° On persiste à dire que vous avez été la vraie cause du combat d'Audenarde, par votre ordre précipité de faire attaquer trois bataillons des ennemis par deux brigades, sans aucun concert avec M. de Vendôme.

« 3° On prétend que, quand vous arrivâtes sur la Mark, M. d'Artagnan reconnut dès le lendemain que les passages étaient ouverts, que la plaine était assez commode pour faire agir toute la cavalerie, et que les ennemis n'étaient point alors retranchés comme ils le furent deux jours après. On assure que M. d'Artagnan se hâta d'en avertir, et de répondre du succès si on voulait bien attaquer; qu'il n'eut aucune réponse; qu'on demeura dans l'incertitude, que vous voulûtes, malgré M. de Vendôme, attendre le retour du courrier envoyé au roi, ce qui était laisser évidemment échapper l'occasion de sauver Lille. J'ai vu un homme de service qui m'a dit avoir mené M. d'Artagnan dans cette plaine, parce qu'il la connaissait parfaitement; il soutient qu'il n'y avait qu'à se donner la peine de l'aller voir, pour reconnaitre que tout était uni et ouvert. Il dit même avoir été jusqu'auprès des ennemis, et avoir vu qu'il n'y avait encore alors ni retranchements commencés, ni défilés, ni bois, ni ombre de difficullé pour secourir la place; il ajoute qu'il prit la liberté de parler hautement; que personne ne daigna ni l'écouter ni prendre la peine d'aller voir, et qu'en un mot presque personne ne voulait entendre opiner pour le combat.

« 4° On dit, Monseigneur, qu'encore que vous ayez infiniment écrit à la cour pour vous justifier, vous n'avez jamais mandé rien de clair et de précis pour votre décharge; que vous vous êtes contenté de faire des réponses vagues et superficielles, avec des expressions modestes et dévotes à contre-temps. La cour et la ville, dit-on, étaient d'abord pour vous avec chaleur, mais la cour et la ville ont changé et vous condamnent. On ne se contente pas de dire que le public est de plus en plus déchaîné contre vous; on ajoute que le mécontentement remonte bien plus haut, et que le roi même ne peut s'empêcher, malgré toute son amitié, de sentir vivement votre tort. Il y a déjà quelque temps qu'il m'a passé par l'esprit que tant de gens, d'ailleurs fort politiques, n'oseraient point vous critiquer si librement, și cette critique n'était pas autorisée par quelque prévention du côté de la cour.

« 5° Ce qui est plus fâcheux, et qu'un grand nombre d'officiers qui reviennent de l'armée et qui vont à Paris, ou qui y écrivent, font entendre, c'est que les mauvais conseils des gens faibles et timides, que vous écoutez trop, ont ruiné les affaires du roi et ont terni votre réputation. J'entends ces discours répandus partout, et j'en ai le cour déchiré; mais je n'ose parler aussi fortement que la chose le mériterait, parce que le torrent entraîne tout, et que je ne veux point qu'on puisse croire que je sache rien de particulier à votre décharge.

« 6° On va jusqu'à rechercher avec une noire malignité les plus petites circonstances de votre vie, pour leur donner un tour odieux. On dit, par exemple, que, pendant que vous êtes dévot jusqu'à la sévérité la plus scrupuleuse dans des minuties, vous ne laissez pas de boire quelquefois avec un excès qui se fait remarquer.

« 7° On se plaint de ce que votre confesseur est trop souvent enfermé avec vous; qu'il se mêle de vous parler de la guerre, et que, quand on l'accusa de vous avoir conseillé de ne rien hasarder sur la Mark, il écrivit au père de la Chaise, pour faire savoir au roi qu'il était allé reconnaître le terrain et l'état des ennemis; qu'il avait été d'avis qu'on les attaquat, et qu'il avait trouvé qu'il était honteux de ne le pas faire. On lui impute d'avoir écrit ainsi pour le tourner en ridicule, comme un homme vain, qui se pique d'entendre la guerre et d'aller reconnaitre l'ennemi.

« Je dois ajouter, par pure justice, que je sais qu'il n'a point mérité ces plaisanteries, et qu'il n'a rien écrit que de modeste et de convenable.

« 8° On prétend, Monseigneur, que vous avez écrit à des gens indiscrets et indignes de votre confiance, les mêmes choses que vous avez écrites au roi avec un chiffre, et que ces gens-là les ont divul. guées avant que Sa Majesté eût reçu vos lettres secrètes, où vous mandiez ce qui manquait dans la place assiégée.

« Voilà, Monseigneur, les principales choses qui me reviennent par de bons canaux, quoique je sois loin de tout commerce du monde. Un hasard bizarre fait que je sais là-dessus plus que sur les autres affaires. Peut-être personne n'osera vous dire tout ceci. Pour moi, je l'ose, et je ne crains que de manquer à Dieu et à vous. Personne n'est plus éloigné que moi de croire à tous ces discours; la peine que je souffre de les entendre est grande; il s'agit de détromper le monde prévenu : ceux qui vous déchirent parlent hautement, et ceux qui voudraient vous défendre n'osent parler.

« Je suppose que vous avez éclairci chaque point en détail avec M. de Chamillart, et que vous lui aurez fait toucher les choses au doigt, pour convaincre pleinement Sa Majesté de la fausseté de tout ce qu'on vous impose.

« Il ne m'appartient pas, Monseigneur, de raisonner sur la guerre : aussi n'ai-je garde de le faire; nais on a de grandes ressources quand on est à la tête d'une puissante armée, et qu'elle est animée par un prince de votre naissance qui la conduit. Il est beau de voir votre patience et votre fermeté pour demeurer en campagne dans une saison si avancée. Notre jeunesse, impatiente de revoir Paris, avait besoin d'un tel exemple. Tandis qu'on croira encore pouvoir faire quelque chose d'utile et d'honorable, il faut que ce soit vous, Monseigneur, qui tâchiez de l'exécuter. Les ennemis doivent être affaiblis; vous êtes supérieur en forces; il faut espérer que vous le serez aussi en projets et en mesures jusles pour en rendre l'exécution heureuse. Le vrai moyen de relever la réputation des affaires est que vous montriez une application sans relâche. Votre présence nuirait aux affaires et à votre réputation, si elle paraissait inutile et sans action dans des temps si fàcheux. Au contraire, votre fermeté patiente pour achever cette campagne forcera tout le monde à ouvrir les yeux et à vous faire justice, pourvu qu'on voie que vous prévoyez, que vous projetez, que vous agissez avec vivacité et hardiesse. »

La prise de Lille termina cette campagne de la manière la plus triste et la plus funeste pour la France. Les ennemis du duc de Bourgogne ne cessèrent de le poursuivre de leurs maneuvres calomnieuses. Le zèle de Fénelon n'abandonne pas un prince qu'il aime si tendrement. Voici les conseils qu'il lui adresse le 25 octobre 1708 :

« Monseigneur, l'excès de confiance et de bonté que vous me témoignez dans les lettres dont vous avez bien voulu m'honorer, loin de me donner un empressement indiscret, ne fait qu'augmenter ma retenue et mon inclination à continuer le profond silence où je suis demeuré pendant tant d'années. Je prends même infiniment sur moi, en me donnant la liberté de vous écrire sur des matières très-délicates qui sont fort au-dessus de moi, et qui ne peuvent vous être que très-désagréables; mais je croirais manquer à tout ce que je vous dois, Monseigneur, si je ne passais pas, dans une occasion si extraordinaire, par-dessus toutes les fortes raisons qui m'engagent au silence, pour achever de vous dire tout ce que j'apprends.

« Le bruit public sur votre conduite croît, au lieu de diminuer; il est si grand à Paris, qu'il n'est pas possible qu'il ne vienne des mauvais discours et des lettres malignes de l'armée. Rien n'est plus digne de vous, Monseigneur, que la disposition où vous êtes de pardonner tout, de profiter même de la critique, dans tous les points où elle peut avoir quelques petits fondements, et de continuer à faire ce que vous croyez le meilleur pour le service du roi; mais il importerait beaucoup de voir quelles peuvent être les sources de ces discours si injustes et si outrés, pour vous précautionner contre des gens qui sont peut-être les plus empressés à vous encenser, et qui osent néanmoins en secret attaquer votre réputation de la manière la plus atroce. Cette expérience, Monseigneur, doit, ce me semble, vous engager à observer beaucoup les hommes et à ne vous confier qu'à ceux que vous aurez éprouvés à fond, quoique vous deviez montrer de la bonté et de l'affabilité à tous, à proportion de leur rang.

« Personne n'est plus mal informé que moi de ce qui se passe à la cour; mais je ne saurais croire que le roi ignore les bruits qui sont répandus dans tout Paris sur votre conduite. Ainsi il me parait capital que vous preniez des mesures promptes et justes pour empêcher que Sa Majesté n'en reçoive quelque impression, et pour lui montrer avec évidence combien ces bruils sont mal fondés. La voie des lettres a un inconvénient qui est que les lettres ne peuvent pas répondre, comme les conversations, aux objections qui naissent sur-le-champ et qu'on n'a pas prévues; mais aussi les lettres ont un grand avantage : on y développe par ordre les fails, sans être interrompu; on y mesure tranquillement loutes les paroles; on s'y donne même une force douce et respectueuse qu'on ne se donnerait pas si facilement dans une conversation. Ce qui est certain, Monseigneur, c'est que vous avez un pressant besoin de vous précautionner vers le roi, et de faire taire le public, qui est indignement déchaîné. Vous ne sauriez jamais écrire ni agir avec trop de ménagement, de respect, d'attachement ni de soumission; mais il importe de dire très-fortement de très-fortes raisons, et de ne laisser rien dont on puisse encore douter sur votre conduite.

« Il me revient encore, par le bruit public, qu'on dit que vous vous ressentez de l'éducation qu'on vous a donnée; que vous avez une dévotion faible, timide et scrupuleuse sur des bagatelles, tandis que vous négligez l'essentiel pour soutenir la grandeur de votre rang et la gloire des armes du roi; on ajoute que vous êtes amusé, inappliqué, irrésolu; que vous n'aimez qu'une vie particulière et obscure; que votre goût vous éloigne des gens qui ont de l'élévation et de l'audace; que vous vous accommodez mieux de donner votre confiance à des esprits faibles et craintifs, qui ne peuvent vous donner que des conseils déshonorants; on assure que vous ne voulez jamais rien hasarder, ni engager aucun combat sans une pleine sûreté que votre armée sera victorieuse, et que cette recherche d'une sûreté impossible vous fait temporiser et perdre les plus importantes occasions.

« Je suis convaincu, Monseigneur, que la vérité des faits est entièrement contraire à ces téméraires discours; mais il s'agit de détromper ceux qui sont prévenus. On dit même que vos maximes scrupuleuses vont jusqu'à ralentir votre zèle pour la conservation des conquêtes du roi; et l'on ne manque pas d'attribuer ce scrupule aux instructions que je vous ai données dans votre enfance. Vous savez, Monseigneur, combien j'ai toujours été éloigné de vous inspirer de tels sentiments; mais il ne s'agit nullement de moi, qui ne mérite d'être compté pour rien; il s'agit de l'État et des armes du roi, que je suis sûr que vous voulez soutenir avec toute la fermeté et la vigueur possibles. Je sais que vous n'avez pris aucun parti de sagesse et de précaution, que par le conseil des officiers généraux les plus expérimentés et les plus exempts de timidité; mais c'est là précisément ce que le public ne veut pas croire, et par conséquent c'est le point capital qu'il importe de mettre dans un tel point d'évidence, que personne ne puisse l'obscurcir. Vous ayez, Monseigneur, tous les officiers généraux qui sont autour de vous; rien ne vous est plus aisé que dre chacun en particulier, et de les engager tous, sous un grand secret, à vous donner par écrit une espèce de courte relation de la manière dont ils ont opiné dans les principales occasions de cette campagne. Ensuite, vous pourrez leur faire entendre que vous croyez devoir citer au roi leurs témoignages, afin qu'ils soient tous prêts à soutenir de vive voix leur petite relation écrite. Cet engagement les liera et les fera tous parler un langage décisif et uniforme; au lieu que, si vous ne le faites pas ainsi, chacun pourra, malgré sa bonne intention, dire trop ou trop peu, varier et obscurcir par des termes faibles ce que vous aurez besoin de rendre clair comme le jour. Après avoir posé ce fondement, vous pourrez nommer au roi tous vos témoins, en le suppliant de les interroger lui-même l'un après l'autre. C'est aller jusqu'à la racine du mal, et ôter toute ressource à ceux qui veulent vous attaquer dans les points les plus essentiels.

« Il me semble qu'il convient que vos lettres dès à présent tendent à ce but d'une manière très-forte, pour les raisons et pour les sentiments, quoique très-respectueuses et très-soumises par rapport à Sa Majesté. Ensuite, quand vous serez arrivé à la cour, il sera capital, si je ne me trompe, que vous fassiez, avec des manières également fortes et respectueuses, l'éclaircissement à fond de tous les faits qui vous justifient, en pressant le roi d'interroger les principaux officiers; après quoi je souhaite que vous puissiez, sans perdre un moment, dès que les faits seront éclaircis à votre décharge, obtenir de Sa Majesté des gens qui vous conviennent pour servir sous vous l'année prochaine. Plus on ose vous attaquer par les endroits essentiels, plus il vous importe de continuer à commander l'armée avec les secours qui peuvent assurer votre gloire et celle des armes de Sa Majesté. Il faut que vos lettres commencent cet ouvrage, et que vos discours, fermes, touchants et respectueux, l'achèvent dès votre première audience, s'il est possible. Quand vous arriverez à la cour, plus on vous accuse de faiblesse et de timidité, plus vous devez montrer par votre procédé combien vous êtes éloigné de ce caractère, en parlant avec force.

« Il est aussi, ce me semble, fort à souhaiter qu'après que vous serez bien assuré des témoignages décisifs de tous les principaux officiers, pour éviter les discours politiques et ambigus, vous les engagiez à parler et à écrire, dans les occasions naturelles, à leurs amis, la vérité des faits, pour détromper toute la France. C'est une chose inouïe qu'un prince qui doit être si cher à tous les bons Français soit attaqué dans les discours publics, dans les lettres imprimées et jusque dans des gazettes, sans que personne ose contester les faits qu'on avance faussement contre lui. Je voudrais que les personnes dignes d'être crues parlassent et écrivissent d'une manière propre à redresser le public et à préparer les voies pour rendre votre retour agréable. Ceux qui devraient n'oser point parler parlent hautement, et ceux qui devraient crier pour la bonne cause sont réduits à se taire. Je ne sais rien de secret ni de particulier, mais je sais en gros ce que personne n'ignore : savoir qu'on vous attaque dans le public sans ménagement.

« On ne peut être plus édifié et plus charmé que je le suis, Monseigneur, de la solidité de vos pensées et de la piété qui règne dans tous vos sentiments; mais plus je suis touché de voir tout ce que Dieu met dans votre cœur, plus le mien est déchiré d'entendre tout ce que j'entends. Je donnerais ma vie, non-seulement pour l'État, mais encore pour la personne du roi, pour sa gloire, pour sa prospérité, et je prie Dieu tous les jours sans relâche, afin qu'il le comble de ses bénédictions.

« Je vous crois infiniment éloigné des timidités scrupuleuses dont on vous accuse, et qu'on m'impute, sur la défense de Lille, qui est une des principales conquêtes du roi; j'espère que si vous continuez à commander les armées, sans être gêné par des gens qui ne vous conviennent pas, et ayant sous vous des personnes de confiance, vous montrerez à la France et à ses ennemis combien vous êtes digne de soutenir la gloire de Sa Majesté et celle de toute la nation. »

Pendant cette campagne de 1708, le duc de Bourgogne était demeuré plus de six mois en Flandre; il avait même séjourné longtemps dans le diocèse de Cambrai. Enchaîné par les ordres sévères de Louis XIV, il n'avait osé se permettre une seule entrevue avec l'homme qu'il vénérait et chérissait le plus. Sans cette contrainte, qui les tint ainsi separés l'un de l'autre tout le reste de leur vie, nul doute qu'ils n'eussent saisi avec empressement toutes les occasions de se voir et d'épancher leur cour dans la liberté des entretiens particuliers. Ces communications, faites de vive voix, eussent été peutêtre plus douces et plus profitables pour le prince; mais elles eussent privé la postérité d'une correspondance qui honore également l'élève et l'instituteur. Fénelon la termina par une dernière lettre ou il trace au duc de Bourgogne la conduite qu'il doit tenir à la cour, le maintien qu'il doit prendre en abordant le roi son grand-père, le langage qu'il doit parler, la noble fierté avec laquelle il doit se défendre. Cette lettre, datée du mois de novembre 1708, est ainsi conçue :

« Monseigneur, j'espère que vous ne jugerez point de moi par l'empressement où vous m'avez vu sur la fin de cette campagne. Vous pouvez vous souvenir que j'ai passé plus de dix ans dans une retenue à votre égard, qui m'aurait attiré votre oubli pour le reste de ma vie, si vous étiez capable d'oublier les gens qui ont eu l'honneur d'être attachés à votre personne. La vivacité avec laquelle j'ai rompu enfin un si long silence ne vient que de la douleur que j'ai ressentie de tous les discours publics. Oserais-je, Monseigneur, vous proposer la manière dont il me semble que vous deviez parler au roi, pour son intérêt, pour celui de l'État et pour le vôtre. Vous pourriez commencer par une confession humble et ingénue de certaines choses qui sont peut-être un peu sur votre compte. Vous n'avez peut-être pas assez examiné le détail par vous-même; vous n'êtes peut-être pas monté assez souvent à cheval pour visiter les postes importants; vous n'avez peut-être pas marché assez avant pour voir parfaitement les fourrages : c'est ce que j'entends dire à des officiers expérimentés et pleins de zèle pour vous. Vous n'avez point assez entretenu les meilleurs officiers généraux en particulier, de peur que M. de Vendôme n'en prît quelque ombrage; vous avez peut-être été irrésolu; et même, si vous me pardonnez ce mot, un peu faible pour ménager un homme en qui le roi vous avait recommandé d'avoir confiance; vous avez cédé à sa véhémence et à sa roideur; vous avez craint un éclat qui aurait déplu au roi. Vous n'avez pas osé plusieurs fois sụivre les meilleurs conseils des principaux officiers de l'armée, pour ne contredire pas ouvertement l'homme en qui le roi se confiait; vous ayez même pris sur votre réputation, pour conserver la paix. Ce qui en résulte est que votre patience est regardée comme une faiblesse, comme une irréso-, lution, et que tout le public murmure de ce que vous avez manqué d'autorité et de vigueur. Après avoir avoué au roi avec naïveté toutes les choses dans lesquelles vous avouerez de bonne foi avoir manqué, vous serez en plein droit de lui développer la vérité tout entière. Vous pouvez lui représenter tout ce que les plus sages officiers de l'armée lui diront, s'il les interroge, savoir : que l'homme qui vous était donné pour vous instruire et vous soulager ne vous apprenait rien et ne faisait que vous embarrasser; qu'en un mot, celui qui devait soutenir la gloire des armes de Sa Majesté et vous procurer beaucoup de réputation a gâté les affaires, et vous a attiré le déchainement du public. C'est là que vous placerez un portrait au naturel des défauts de M. de Vendôme : paresseux, inappliqué, présomptueux et opiniâtre; il ne va rien voir, il n'écoute rien, il décide et hasarde tout; nulle prévoyance, nul avisement, nulle disposition, nulle ressource dans les occasions, qu'un courage impétueux; nul égard pour ménager les gens de mérite, et une inaction perpétuelle de corps et d'esprit.

Après ce portrait, vous pourriez revenir à ce qui peut avoir manqué de votre coté, avec si peu de secours et tant d'embarras. Demandez avec les plus vives instances à avoir votre revanche la campagne prochaine, et à réparer votre réputation attaquée. Vous ne sauriez montrer trop de vivacité sur cet

il vous siéra bien d'être très-yif là-dessus, et votre grande sensibilité fera une partie de votre justification sur la mollesse dont on vous accuse. Demandez sous vous un général qui vous instruise et qui vous soulage, sans vouloir tout décider comme un enfant; demandez un général qui décide tranquillement avec vous, qui écoute les meilleurs officiers, et qui n'ait point de peine de vous les voir écouter; qui vous mène partout où il faut aller, et qui vous fasse remarquer tout ce qui mérite attention; demandez un général qui vous occupe tellement de toute l'étendue de la guerre, que vous ne soyez point tenté de tomber dans l'inaction et l'amusement. Jamais personne n'eut tant de force et de vigueur que vous en aurez besoin dans cette occasion. Une conversation forte, vive, noble et pressante, quoique soumise et respectueuse, vous fera un honneur infini dans l'esprit du roi et de toute l'Europe : au contraire, si vous parlez d'un ton timide et inefficace, le monde entier, qui attend ce moment décisif, conclura qu'il n'y a plus rien à espérer de vous, et qu'après avoir été faible à l'armée, aux dépens de votre réputation, vous ne songez pas même à la relever à la cour. On vous verra vous renfoncer dans votre cabinet et dans la société de certaines femmes flatteuses.

« Le public vous aime encore assez pour désirer un coup qui vous relève; mais si ce coup manque, vous tomberez bien bas : la chose est dans vos mains. Pardon, Monseigneur, j'écris en fou; mais ma folie vient d'un excès de zèle dans le besoin le plus pressant. Je ne puis que prier, et c'est ce que je fais sans cesse. »

On verra, par la réponse suivante, quelle impression faisait sur le duc de Bourgogne la franchise de Fénelon. Cette réponse est datée de Douai, le 5 septembre 1708.

«Si je n'ai pas répondu plus tôt à plusieurs de vos lettres, mon cher archevêque, ce n'est pas que j'en aie plus mal reçu ce qu'elles contiennent, ni que mon amitié pour vous en soit moins vive. Je suis ravi de tout ce que vous m'avez mandé que l'on dit de moi. Vous pouvez interroger le vidame' qui vous rendra cette lettre, sur la suite des faits publics qu'il me serait bien long de reprendre ici. Je vous parlerai cependant de quelques-uns.

« Je n'ai jamais eu d'ordre du roi d'attaquer le prince Eugène pendant l'éloignement du duc de Marlborough; au contraire, quand il marcha à M. de Vendôme, du côté d'Oudembourg, le maréchal de Berwick et moi voulions rassembler les différents camps qui étaient le long de l'Escaut, et marcher au prince Eugène. L'ordre de marche fut donné, et je l'aurais exécuté si nous n'avions trouvé tous ceux que je consultai d'un avis contraire, et qu'il fallait plutôt fortifier M. de Vendôme du côté de Bruges et de Gand. Ceux à qui je parlai furent MM. d'Artaignan, Gassion, Saint-Frémont, Cheyladet.

« Les trois bataillons d'Audenarde sont vrais, mais on me les exposa séparés de l'armée ennemie, et il n'y aurait eu nul combat, si l'on s'était arrêté à l'endroit où l'on disait qu'ils étaient, et on ne les trouvá point; du moins les ennemis les fussent-ils venus chercher.

« Sur la Marck, M. de Vendôme n'était point pressé d'attaquer; il ne reconnut le côté où était Artaignan que trois jours après son arrivée, et, dès lors, le retranchement était formé : les plaines, il est vrai, sont assez grandes; mais les ennemis y auraient toujours eu un plus grand front que nous pour nous envelopper en débouchant les défilés.

« Je ne me souviens point d'avoir écrit à des gens indiscrets ce que j'écrivais au roi en chiffres sur l'état du dedans de la ville de Lille.

« Je vous remets au vidame sur tout le reste, dont je ne puis vous faire un plus long détail. Je profiterai, avec l'aide de Dieu, de vos avis. J'ai bien peur que le tour que je vais faire en Artois ne m'empêche de vous voir à mon retour, comme je l'avais toujours espéré; car, de la manière dont vous êtes à la cour, il me paraît qu'il n'y a que le passage dans votre ville archiepiscopale qui me puisse procurer ce plaisir. Je suis fâché aussi que l'éloignement où je vais me trouver de vous m'empêche de recevoir d'aussi salutaires avis que les vôtres. Continuez-les cependant, je vous en supplie, quand vous en verrez la nécessité, et que vous trouverez des voies absolument sûres. Assistez-moi aussi de vos prières, et complez que je vous aimerai toujours de même, quoique je ne vous en donne pas toujours des marques. »

Le prince Eugène. Dessein du duc de Vendôme. Opposition du duc de Bourgogne. Courriers expédiés par le roi, qui finit par envoyer à cette armée son ministre de la guerre Chamillart. Le maréchal de Berwick est chargé du commandement des troupes. Passage des mémoires de ce maréchal. Reproches qu'on fait au duc de Bourgogne. Le dauphin, son père, partage contre lui les préventions de la cour. Ordre au duc de Bourgogne et au duc de Vendôme de retourner à Versailles.

Cependant le prince Eugène, après s'être longtemps arrêté à Bruxelles, y avait fait préparer un immense convoi, qu'il escorta lui-même avec son armée jusqu'à celle du duc de Marlborough. L'armée française ne pouvait ignorer ni ces préparatifs, ni les peines infinies qu'ils avaient occasionnées, ni les opérations d'une marche si pesante et si embarrassée. Il faut rendre cette justice au duc de Vendôme, qu'il conçut l'idée de faire attaquer le convoi par la moitié de ses troupes. Le projet était beau, tout semblait en présager le succès; et, dans ce cas, l'action était également glorieuse et utile; elle causait aux ennemis une perte considérable dont nous aurions profité : le siége de Lille eût avorté; ils ne pouvaient rien entreprendre que très-difficilement le reste de la campagne. On a peine à comprendre les raisons qui déterminèrent le duc de Bourgogne à s'opposer à cette attaque. Soutenu dans son avis par quelques-uns des officiers généraux, il fut contredit par un plus grand nombre. Chose plus extraordinaire encore ! le duc de Vendôme, si opiniâtre jusqu'alors, tenant si fort à l'obéissance, sous la condition de laquelle le duc de Bourgogne avait le commandement honoraire de l'armée, ne s'en souvint pas dans cette occasion décisive. Il céda soudain, tout en protestant de son avis, et laissa passer tranquillement le convoi. N'est-il pas permis de penser, avec le duc de Saint-Simon, que le général, peu soucieux de faire une belle et utile campagne, suivait son dessein d'en faire faire une au prince, par laquelle il fût perdu sans retour ? Déjà l'opiniâtreté et l'audace y avaient servi à Audenarde; il n'espérait pas ici un moindre succès de sa déférence. Dans l'une et l'autre conjoncture, il allait également à son but. De peur d'être désapprouvé, le duc de Bourgogne écrivit ses raisons au roi et à la duchesse; celle-ci eut le bon esprit d'en être alligée. Le roi fit semblant d'être satisfait des explications de son petit-fils.

Mais Louis XIV n'en était pas moins résolu à ne rien épargner pour se conserver une place aussi importante que Lille. Il y voyait sa gloire intéressée personnellement, car Lille avait été une de ses premières conquêtes. Surpris de la tranquillité de son armée, toujours immobile derrière le canal de Bruges, dans ce même camp où elle était venue d’Audenarde, il dépêcha un courrier avec l'ordre positif de marcher au secours du maréchal de Boufflers. Vendôme renvoya le courrier avec des représentations qui lui en attirèrent un second, porteur d'ordres encore plus pressants. Le duc de Bourgogne, animé par le souvenir des propos d'Audenarde et de ceux qu'avait réveillés son opposition à l'attaque du convoi du prince Eugène, insistait par lui-même et par les officiers d'assez grand poids auprès du duc de Vendôme pour l'exécution de la volonté du roi. Tous les efforts, vains au premier courrier, ne réussirent pas mieux au second. Par le retour de celui-ci, le prince ne laissa pas ignorer à son aïeul que, s'il n'était pas obéi, ce n'était ni sa faute ni celle des généraux. Vendôme, toujours obstiné dans ces délais, persistait à ne point s'ébranler.

A cette nouvelle désobéissance, le roi dépêcha un troisième courrier avec le même ordre au duc de Vendôme, et un autre ordre en particulier à son petit-fils, de marcher avec l'armée, malgré M. de Vendôme, s'il continuait à vouloir différer. Celuici n'eut plus moyen de s'en défendre, mais il obéit avec lenteur, sous prétexte de rassembler les corps séparés de l'armée, de faire les dispositions nécessaires. Que dire de tant de moments perdus, lorsque tous étaient si précieux ? Le duc de Bourgogne fit sa jonction avec le duc de Berwick, le 29 août. Ce jour même, Berwick, avec ses dignités, avec son bâton de maréchal de France, orné des lauriers d’Almanza, passa, comme ses confrères, sous les fourches caudines, et dut prendre pour son corps d'armée l'ordre du duc de Vendôme. Il ne cacha point son indignation, ne mit pas le pied chez lui, et déclara publiquement qu'il remettait ses troupes au duc de Bourgogne pour les incorporer dans les siennes; qu'il ne prétendait à aucun commandement; qu'il bornait toutes ses fonctions à se tenir auprès de la personne du prince.

On marcha sur Tournay, où l'on séjourna, pour donner à l'armée le temps de passer plus commodément la rivière. On comptait si bien sur un combat décisif, que l'évêque de Tournay ordonna des dévotions pour implorer la bénédiction de Dieu sur nos armes. Saint-Simon, placé à la cour de manière à être bien informé, et dont l'attachement auducde Bourgogne ne peut être mis en doute, avoue que ce prince, joignant ses yeux à ceux du prélat, ne craignit pas d'assister à une procession générale. Cette conduite suscita contre lui des interprétations aussi malignes que publiques. La cabale de cour trouva qu'il eût plus utilement employé son temps à délibérer sur les partis à prendre au sortir de Tournay. Les consultations, en effet, eussent été fort nécessaires; il n'y en eut presque point, et ce peu même, dit l'auteur des Mémoires, fut aigre et tumultueux. Vendôme saisit toute l'autorité; le jeune prince, trop battu, trop mal soutenu, le laissa faire. Chacun des principaux officiers mesurait timidement ses paroles. Berwick se renfermait à dire en particulier ce qu'il pensait, et affectait, tout en restant inutile, de témoigner son mécontentement. Vendôme se prenait à lui avec humeur de l'air de censeur que montrait ce silence, et surtout des oppositions aussi réservées qu'infructueuses qui échappaient quelquefois au duc de Bourgogne. Si la cabale n'épargna pas le maréchal de Berwick, elle ménagea moins encore l'héritier nécessaire de la couronne. Ainsi acheminait-elle à grands pas ses desseins contre lui.

Il y avait deux partis à choisir, ou déposter les ennemis de vive force, ou jeter du secours dans Lille, qui en pouvait aisément recevoir du côté de la citadelle, en leur laissant consumer leurs munitions et leurs vivres, et les mettant dans la nécessité des convois; enfin attendre de leur impuissance ce qu'il était difficile d'espérer à main armée.

Tous les généraux opinaient pour ce second parti. Le duc de Vendôme soutint obstinément qu'il fallait attaquer. Ses dépêches ne chantaient que bataille et victoire; c'était le second tome d'Audenarde. Cependant le troisième courrier, tant attendu de Versailles, fut dépêché pour recevoir les ordres du roi sur le parti auquel on devait s'arrêter. Déjà ses ordres avaient été si positifs, qu'à cette nonvelle consultation Louis XIV ne put s'empêcher, contre sa coutume, de se livrer à un mouvement de colère. « Puisqu'ils veulent encore des ordres, dit-il avec émotion, ils en auront dans trois heures. » Et ce même courrier, trois heures après son retour, repartit avec des injonctions plus pressantes. La surprise fut extrême à la cour d'en voir disparaître le ministre de la guerre, Chamillart, et à l'armée de l'y voir arriver presque aussitôt que le courrier. Le roi, ne doutant pas qu'une bataille ne fût immédiatement livrée, voulut que son ministre se trouvât sur les lieux, afin d'être à portée d'ordonner de toutes choses après le combat, d'en bien profiter, s'il était heureux, ou, dans le cas contraire, d'empêcher les suites de têtes tournées, comme à Ramillies, et de veiller à la conservation de tout ce qui pourrait être sauvé.

Le roi estimait Chamillart pour sa probité; mais il connaissait son insuffisance, et il avait dit un jour au maréchal de Berwick : « M. de Chamillart fait l'entendu dans le métier de la guerre; dans le fond, il n'en a pas les premières notions. »

Chamillart travailla sur-le-champ à raccommoder le duc de Vendôme et le duc de Berwick; et dès le lendemain, le duc de Bourgogne voulut mener le ministre lui-même reconnaitre l'ennemi, « afin, monsieur, lui dit-il, qu'on ne soit pas surpris à la cour quand on y apprendra que l'exécution des ordres que vous nous apportez aura coûté vingt-cinq mille hommes. » Les maréchaux de Vendôme et de Berwick et les principaux officiers de l'armée accompagnaient le prince et le ministre. On s'approcha du camp ennemi, et de si près, que le major Feydeau eut son cheval tué d'un coup de mousquet, à très-peu de distance de Chamillart. Le ministre tourna bride, en disant au duc de Bourgogne que, si le roi savait qu'il s'exposât ainsi, il le rappellerait à Versailles. Le prince, pour bien le convaincre que la timidité n'avait point de part à l'opposition qu'il marquait pour l'attaque, lui répondit en riant que ce n'était rien qu’un cheval tué, et qu'on pouvait s'approcher un peu plus encore; mais Chamillart n'en voulut rien faire, et l'on retourna au camp. Tout le monde convint qu'il serait plus que téméraire d'entreprendre de forcer l'ennemi dans un tel poste, et qu'il fallait suspendre l'exécution des ordres du roi. Malgré l'évidence, Vendôme persistait dans le dessein d'attaquer. Son obstination n'empêcha pas Chamillart de mander au roi la vérité telle qu'il l'avait trouvée, telle que l'avaient reconnue tous ceux qui avaient visité avec lui les lignes de Marlborough. Il en fallait croire un ministre si peu prévenu pour le duc de Bourgogne, si grand admirateur du duc de Vendôme, un ministre qui sortait d'être témoin de la colère du monarque, et que, trois heures après l'arrivée du courrier, luimême avait expédié avec les dernières injonctions. Ce camp, occupé pendant quatre jours et d'où Vendôme prétendait tout foudroyer, il fallut le quitter, ce général avouant enfin qu'on ne pouvait rien entreprendre.

Le désir de la cour, exprimé par Chamillart, était qu'on gardåt l'Escaut. Vendôme l'en avait infatuée, séduit par l'avantage de couper la retraite à l'ennemi, et comptant pour rien la plus que difficile défense de quarante lieues de cours de cette rivière. Berwick, peu soucieus du mépris que Vendôme faisait de son sentiment, ne crut pas le devoir taire dans une occasion si importante. L'altercation recommença donc entre eux plus vive que jamais. Le duc de Bourgogne, autant qu'il l'osait, était pour Berwick. Chamillart, enivré de Vendôme en ce voyage, avait peu ménagé le prince. Il le ménagea moins encore dans le compte qu'il rendit au roi. Dès le lendemain de son arrivée à Versailles, il fut ordonné à Berwick d'aller prendre le commandement des troupes demeurées sur le Rhin. Le maréchal sentit le coup que Vendôme lui faisait porter; il ne dit mot et obéit.

Toutefois, Berwick ne laissait rien ignorer à la cour de ce qui se passait en Flandre. Il écrivait au ministre de la guerre :

« Vous avez su que M. de Marlborough a marché, il y a trois jours, à Rousselaer, avec une grande partie de son armée. Sur quoi, Monseigneur le duc de Bourgogne avait pris la résolution, en cas qu'il s'éloignât davantage du siége, de marcher au prince Eugène pour l'attaquer dans ses lignes; mais ayant appris que Marlborough avait renvoyé un corps de quatorze mille hommes, et qu'il campait toujours avec le reste à Rousselaer, ayant des ponts sur la Lys, auprès de Menin, Monseigneur a jugé à propos de renforcer encore M. de Vendôme, pour mieux empêcher que les ennemis ne pussent forcer le canal de Bruges à Gand, et par là de faire venir du Sas de Gand ou de l'Ecluse les convois qu'ils y ont tout près. Vous verrez par la lettre de M. de Vendôme à Monseigneur le duc de Bourgogne qu'il assure qu'il ne passera point de convoi, »

Le maréchal de Berwick ajoute dans ses Mémoires :

« On ne pouvait blâmer M. le duc de Bourgogne; car enfin ses troupes étaient arrivées à temps et étaient en assez grand nombre, si le comte de la Mothe eût su s'en servir. Mais il fallait principalement blâmer la cour, qui avait placé cet officier dans des postes de cette importance. Aussi est-ce le plus souvent ce qui cause les malheurs à la guerre. L'on n'a pas assez d'attention à ne se servir que de gens capables et expérimentés, et d'ordinaire la préférence est donnée à ceux qui ont le plus de crédit et de faveur.

« Quant au duc de Vendôme, qui fit le mal et qui empêcha le bien de la campagne, vous comprenez que la prévention devait être en faveur du vieux général contre le jeune prince, et il était assez naturel que le peuple, en voyant cet officier sans emploi, l'année suivante, le plaignit et imaginât que la cour le punissait des fautes du duc de Bourgogne. Vendôme, d'ailleurs, avait été heureux avant cette campagne et le fut encore depuis en Espagne, et l'on ne peut disconvenir qu'il ne joignit à un courage héroïque une ardeur bouillante dans l'action. Mais ces rares qualités, auxquelles le duc de Bourgogne rendit toujours justice, étaient effacées par les défauts les plus nuisibles dans un général : l'entêtement, la présomption, une négligence habituelle dans les points les plus importants. Vendôme passait les nuits à table et les jours au lit; en sorte que le duc de Bourgogne se trouvait dans la nécessité de tout prévoir et de tout régler par lui-même, et Vendôme s'en offensait, ou de lui laisser sa tâche, et elle n'était point remplie. »

On ne lira pas sans intérêt un autre passage des Mémoires du maréchal de Berwick sur la campagne de 1708.

« L'armée de Monseigneur le duc de Bourgogne s'était retirée à Lowendeghem, derrière le canal qui va de Gand à Bruges, et les ennemis, après avoir séjourné quelques jours auprès d'Audenarde, vinrent camper au pont d’Espierres, d'où, le lendemain, ils passèrent la Lys, forcèrent les lignes de Comines, qui n'étaient gardées que par une centaine de soldats, et se campèrent à Warwick.

« Le prince Eugène, de sa personne, s'était trouvé au combat d'Audenarde; mais ses troupes, quoiqu'elles eussent plusieurs jours d'avance sur les miennes, n'arrivèrent pourtant en Flandre qu'après. Elles se tinrent dans le voisinage de Bruxelles et de Louvain, et n'en devaient partir que pour escorter un grand convoi que l'on préparait.

« J'en avertis Monseigneur le duc de Bourgogne et M. le duc de Vendôme. Je leur représentai la nécessité de battre ce convoi, ou du moins de l'empêcher de passer. Je proposai, pour cet effet, qu'à jour nommé ilssortissent de Gand avec la plus grande partie de leur armée, que je passerais en même temps l'Escaut à Condé, et que nous nous porterions tous sur la Dendre pour attaquer le convoi, ou lui faire rebrousser chemin. M. de Vendôme ne voulut jamais y consentir, alléguánt pour raison qu'il était bien posté à Gand; que, tant qu'il y serait, les ennemis n'oseraient rien entreprendre, et qu'ainsi il ne voulait en aucune façon songer à se déplacer.

« Quelque rebuté que je dusse être du peu de cas que M. de Vendôme faisait de mon avis, le désir de prévenir les malheurs dont nous étions menacés par le parti auquel il s'était déterminé me fit encore hasarder une proposition. La cour goûta tellement cette proposition qu'elle m'envoya l'ordre de l'exécuter si je le jugeais à propos, et j'avais déjà si bien pris mes mesures, que j'aurais été sur le prince Eugène avec mon armée avant qu'il eût pu savoir que j'en avais une. Mais M. de Vendôme, qui ne voulait pas démordre de son idée de marcher tous ensemble, me fit envoyer un ordre positif de M. le duc de Bourgogne pour l'aller joindre incontinent. Le soir que j'arrivai au camp, je pris le mot de M. de Vendôme, le roi me l'ayant ordonné par écrit; après quoi je restai sans autre function que d'être attaché à la personne du prince. Il semblait que M. de Vendôme devait être fort content de la décision du roi, et que c'était à moi seul d'en être fàché; toutefois, il ne put jamais me pardonner d'avoir ose mettre l'affaire en doute, et il n'y a sorte de dégoûts qu'il ne chercha à me donner.

« L'on visita encore la position des ennemis, et mon sentiment, aussi bien que celui de la plupart des officiers généraux, fut qu'on ne pouvait, sans une ruine presque assurée, les attaquer dans le poste qu'ils occupaient. M. de Vendôme soutint toujours que la chose était facile. Monseigneur le duc de Bourgogne ne voulut pas décider par luimême une matière si grave et si délicate,

« Le duc de Vendôme était si convaincu que les ennemis ne pouvaient forcer aucun passage ni sur l'Escaut, ni sur le canal, qu'il avait mandé à la cour que l'on fût en repos, et qu'il en répondait. Le roi, apprenant que le contraire était arrivé, et d'ailleurs ennuyé des mauvaises manœuvres de toute cette campagne, en fut si outré, qu'il envoya ordre à Monseigneur le duc de Bourgogne et au duc de Vendôme de séparer incontinent l'armée et de s'en retourner de leurs personnes à Versailles.

« Ainsi finit cette campagne de 1708, d'autant plus malheureuse qu'elle ne devait pas l'être; il fallut, pour la rendre telle, que nous fissions sottises sur sottises; et, malgré tout cela, si l'on n'avait pas fait la dernière, on aurait eu beau jeu l'année d'après. »

Saint-Simon trace le tableau le plus affligeant de la position du duc de Bourgogne, « Qui le croirait ? le dauphin lui-même, circonvenu, obsédé par les artificieuses machinations de la cabale, avait avalé tout le poison qui lui était présenté contre son propre fils, et il ne s'en guérit de sa vie. Son goût ne le portait point vers le duc de Bourgogne, ni vers ceux qui avaient eu le soin de son éducation. Il se montrait contraint et importuné d'une piété trop exacte. Son coeur était pour le roi d'Espagne, Philippe V, et cette préférence ne se démentit jamais. Il aimait aussi son troisième fils, le duc de Berry, qui égayait Monseigneur par un penchant marqué pour la liberté et pour les plaisirs. Aussi le duc de Bourgogne vivait-il à l'armée en de cruelles brassières. Sa douceur, sa timidité, ses pratiques religieuses avaient augmenté l'audace de ses ennemis, et l'audace, portée à l'excès, achevait de le décourager et de l'abattre. Il ne recevait de consolation que de la part de la duchesse, son épouse. Il est vrai qu'elle parut infatigable et pleine de force et de bons conseils. Mme de Maintenon était touchée au dernier point de sa douleur et piquée au vif de sentir, pour la première fois de sa vie, qu'il y avait des gens qui prenaient sur elle le dessus auprès du roi.

XI.

Belle défense de Lille par le maréchal de Boufflers. Honneurs que lui rend le prince Eugène. Aveu de Mar)borough à l'avantage du duc de Bourgogne. Correspondance de ce prince avec le maréchal de Berwick, avec Mme de Maintenon, avec la duchesse de Bourgogne. Il arrive à Versailles. Le duc de Berry est mieux reçu que son frère. Accueil que fait le roi au maréchal de Boufflers; récompenses et distinctions qu'il lui accorde. Proposition faite par le duc de Marlborough au maréchal de Berwick, offrant le moyen d'arriver à un accommodement pacifique. Singulier passage des Mé, moires du maréchal à ce sujet.

Le maréchal de Boufflers s'était immortalisé par la défense de la place et de la citadelle de Lille contre les forces réunies du prince Eugène et du duc de Marlborough. On sait quels honneurs les généraux rendirent, après la capitulation, au grand capitaine vaincu. La conduite de ce dernier, celle de l'intrépide garnison qui l'avait secondé méritèrent l'estime, non-seulement de la France, mais encore de toute l'Europe. Un jour avant que cette garnison sortit, le prince Eugène envoya demander au maréchal de Boufflers s'il voulait bien recevoir sa visite. Eugène la lui rendit : elle se passa, suivant Saint-Simon, en force hommages et civilités de part et d'autre. Il pria le maréchal à dîner chez chez lui pour le lendemain, et il fit rendre à Boufflers toute sorte de respects et tous les mêmes honneurs qu'à soi-même.

Avant cette capitulation si glorieuse, le duc de Bourgogne avait préparé, pour l'adresser au roi, un plan qui tendait à la conservation des villes de Gand et de Bruges, et n'avait pas voulu l'expédier à la cour sans avoir pris l'avis du duc de Vendôme. Celui-ci s'emporta jusqu'à dire au marquis de Contades, porteur des dépêches du prince, qu'il ne voulait pas même lire son Mémoire, et écrivit, de son côté, qu'il était facile de garder tout à la fois et le canal de Bruges et tous les passages de l'Escaut. La cour crut encore, en cette circonstance, que Vendôme voyait mieux que le prince. Toutefois, lors des négociations pour la paix d'Utrecht, Marlborough avoua au marquis de Torcy qu'il n'avait jamais compris comment de vieux généraux n'avaient pas vu ce que voyait un jeune prince de vingt-six ans, et comment ils s'étaient persuadés qu'ils pourraient garder les bords de l'Escaut dans une étendue de trente lieues, et en empêcher le passage, en quelque endroit que ce fût, à une armée de cent mille hommes.

De tous les documents qui méritent la confiance de la postérité, il n'en est point de plus authentiques, de plus intéressants, qui fassent mieux connaitre le caractère et les vues du duc de Bourgogne que la correspondance de ce prince. Voici quelquesunes des lettres qu'il écrivait au maréchal de Berwick, pour concerter avec ce grand capitaine les opérations de la campagne de 1708.

« J'ai reçu ce matin, monsieur, votre lettre et son duplicata. Il me paraît, comme à M. de Vendôme, que nous ne sommes pas en état d'exécuter ce que vous proposez, et que nous devons nous contenter de défendre Gand et l'Artois, chacun de notre côté, pour faire perdre aux ennemis le fruit de leurs avantages. Je ne désespère pas que, d'ici à la fin de la campagne, il ne se présente quelque occasion d'en reprendre sur eux à notre tour.

« Je viens de recevoir votre lettre d'hier matin, et j'ai envoyé quérir sur-le-champ le comte de Bergheick. Il m'avait déjà donné avis du départ du convoi; mais il assure qu'il n'y a point de grosse artillerie, et on dit qu'il faudrait aux ennemis un temps infini pour charger sur des chariots celle qui serait nécessaire pour faire un siége tel que celui de Lille. Notre situation et le chemin que tiennent les ennemis par Renay ne nous permettent guère de songer à les attaquer, sans hasarder de séparer l'armée. Mais le duc de Vendôme, avec qui j'en ai raisonné, croit que, pour embarrasser davantage les ennemis et les inquiéter pour les convois qui viendront dorénavant, vous devriez vous poster sur la Scarpe, vers Mortagne, et donner avis à Cheyladet, qui doit être aujourd'hui à Nieuport, et laisser du côté de l'Artois tel corps de cavalerie qu'il vous plairait.

« J'ai reçu hier vos deux lettres, du 1er et du 2 de ce mois. Je vois dans la première que les ennemis n'ont point réussi dans leur entreprise sur la Picardie, et dans la seconde, que M. de Tilly a remarché vers leur grande armée. Nous raisonnâmes hier au soir sur le parti que vous nous proposez. Il est certain qu'il serait excellent de pouvoir se placer de telle manière qu'ayant des rivières devant nous, nous séparassions les ennemis et empêchassions le grand convoi de les joindre; mais la difficulté serait de se porter assez à temps où vous proposez. Vous ne pouvez y aller de Douai qu'en deux marches tout au plus, ayant nos troupes très-séparées, au lieu que les ennemis n'ont qu'une marche à faire pour se porter sur l'Escaut, et, s'ils faisaient ce mouvement quand nous ferions le nôtre, nous nous trouverions assez embarrassés. D'ailleurs de la hauteur d'Audenarde jusqu'à la Rône, il y a trois lieues.

Ajoutez à cela que si, lorsque nous aurions passé l'Escaut, les ennemis, forçant une marche, allaient droit à Bruges, je ne sais si le comte de la Mothe pourrait les empêcher de s'en rendre maîtres; auquel cas Gand ne pourrait se soutenir. Mais ce n'est pas là la plus grande difficulté : celle de faire un mouvement, chacun de dix lieues au moins, tandis que les ennemis n'en ont que quatre ou cinq à faire, me paraît plus grande. Nos bons avis ne marquent point encore quand le convoi doit partir de Bruxelles; et, au contraire, ils disent que tout n'est pas encore déchargé des bateaux. J'ajouterai encore à ce que je viens de vous dire qu'il y a apparence que la grande armée ennemie fera un mouvement vers l'Escaut, dès que le corps du comte de Tilly l'aura rejointe; et qu'ainsi nous ne serions plus à temps de faire le nôtre.

« J'ai reçu, pendant qu'on chiffrait cette lettre, votre dernière du 2 au soir. Il me paraît que les précautions que vous prenez sont très-nécessaires. Vous savez déjà qu'hier au soir le comte de Tilly avait rejoint la grande armée, qui était sur le point de marcher, et vous saurez aussi leur mouvement plus tôt que nous. Je crois qu'avant peu nous serons éclaircis de leurs desseins.

« J'ai lu avec plaisir le projet que vous m'avez envoyé... Si nous avions toutes choses prêtes, il nous serait peut-être aussi avantageux que de tenter le secours de la place (Lille); mais ayant que nous eussions rassemblé à Namur ce qu'il nous faudrait pour cette entreprise, celle des ennemis serait avancée; et quand, par les postes que nous prendrions, nous leur empêcherions le débouché de l'Escaut, ils pourraient envoyer un corps du côté de France, qui, entrant en Picardie, pousserait la contribution et ferait qu'on nous rappellerait bientôt pour garder la frontière; mais quand ils ne le feraient pas, de crainte de se séparer et qu'on ne se rassemblåt plus tôt qu'eux, vous savez que les intentions du roi sont précises sur ce qui regarde le secours de la place, et je crois qu'il faut nous y conformer, en songeant au plus tôt à rassembler toutes nos forces assez dispersées.

« Je viens de recevoir la lettre que vous m'écrivites hier. J'y vois les mesures que vous prenez conformément à ce que je vous ai écrit, pour faire jonction, quand il en sera temps. J'ai appréhendé cependant que le dépôt des ennemis n'étant point fait absolument devant Lille, il ne fût dangereux de dégarnir Ypres sitôt que vous verrez, par la lettre que M. de Vendôme écrivit hier à M. de Bernières, quelques changements à ce que je vous avais mandé, mais qui ne sont pas d'une grande conséquense; le fond de l'affaire est toujours le même. Pour ce qui regarde le projet que vous avez proposé, le roi n'en est pas d'avis, ainsi que vous le verrez par une lettre qu'il m'écrit, et dont il vous a envoyé la copie. La circonvallation des ennemis autour de Lille est telle que le maréchal de Boufflers l'avait dépeintè. »

La conduile du duc de Vendôme pendant la campagne de 1708 donna lieu aux lettres suivantes, écrites par le duc de Bourgogne à Mme de Maintenon :

« M. de Vendôme, ainsi que je vous l'ai mandé, n'a plus la confiance ni des troupes ni des officiers, et en a toujours une extrême en lui-même : il est piqué de la dernière affaire et ne demande pas mieux que de chercher à prendre sa revanche. Il l'a donnée sans ordre, sans dispositions, sans marquer rien d'un véritable général. Je vous dis tout ceci pour le bien, et c'est ce qui fait que je n'en ai nul scrupule. Je vous prie que ma lettre ne passe pas le roi; mais je croirais manquer à ce que je lui dois, si je ne lui disais pas la vérité d'un homme qui a sa confiance et qui ne paraît pas la mériter dans les choses où il est employé.

« Je ne sais, madame, si la lettre que je vous écrivis, il y a huit jours, ne vous aura point paru d'un homme piqué du malheur arrivé trois jours auparavant (l'échec d'Audenarde) et qui s'en prenait à qui il pouvait. Il me semble cependant que je n'ai rien écrit que de conforme à ce que j'avais vu moi-même, et à ce que tout le monde pensait. J'ai mandé depuis au roi les choses où je craignais d'avoir fait des fautes et d'avoir trop pris sur moi, par rapport à mon peu d'expérience; car je ne veux pas rejeter sur autrui ce qui doit retomber sur moi. Il ne parait pas que la confiance soit beaucoup diminuée dans l'homme dont il s'agit; mais on dit qu'elle l'est beaucoup pour lui, et j'ai vu des gens de bien dégoûtés de servir avec lui. Notre perte n'a pas été si grande qu'on le croit à la cour, et quand tout sera rassemblé, je ne pense pas qu'il nous manque six mille hommes, dont plusieurs blessés rejoindront bientôt. Il faut se soumettre aux volontés de Dieu et regarder ceci comme des instructions.

« La mésintelligence entre M. de Vendôme et moi serait pernicieuse, et elle ne viendra certainement point de mon côté. Il me paraît présentement que cela va fort bien; mais je ne sais ce que peuvent produire tous les discours qui se tiennent à la cour et à Paris, et toutes les lettres qui s'écrivent. M. de Vendôme est très-bon à consulter, mais il serait bon aussi qu'il consultât lui-même, et qu'il ne s'applaudît pas si fort que je l'ai vu faire de ne suivre jamais que ses lumières, contre l'avis même de tout le monde. J'en puis dire de même sur le concert entre lui et moi pour les ordres qui se donnent, et je ferai tout mon possible pour qu'il n'en aille autrement.

« Nous voici, madame, dans une situation sur laquelle j'écris au roi, et dont il ne saurait être informé assez à fond. L'armée entière des ennemis, à peu de chose près, est à deux lieues d'ici, dans un poste pris depuis deux jours, les flancs couverts de chemins creux et de ravins, et retranchant le front qui est ouvert; en sorte qu'au jugement du maréchal de Berwick et de tous les gens sensés de l'armée, où il y a une grande quantité d'officiers sages, courageux, expérimentés, c'est s'exposer à un désavantage certain, et peut-être à perdre la meilleure partie de notre armée, que d'attaquer les ennemis dans un tel poste. J'en excepte M. de Vendôme qui, toujours plein de zèle et de courage, mais aussi de celte confiance extrême que tout ce qu'il souhaite réussira, croit que l'on peut les attaquer, et que sans doute nous les battrons. Il est pique de la dernière affaire, plus attaché que jamais à son sens, et à rejeter l'opinion commune. Il se fâche quand on s'oppose à ce qu'il désire, et trouve facile ce que le reste des généraux trouve impossible. C'est dans cette situation que j'ai pris le parti d'écrire au roi pour la lui exposer, et savoir de lui si nous hasarderons un combat où vraisemblablement nous perdrons une partie de son armée, sans pouvoir réussir; ou bien si nous chercherons à traverser les ennemis dans leurs convois... Je sais que M. de Vendôme sera au désespoir d'avoir vu prendre Lille sans avoir pu l'empêcher; mais il aura lieu de l'être bien davantage si, par un zèle trop confiant et trop opiniâtre il allait faire perdre, ou du moins faire battre et affaiblir cette armée qui rassemble la plus grande partie des forces du royaume. Car alors la perte de Lille entrainerait peut-être d'autres places, ou plutot ce serait l'armée battue qui les entraînerait, et elle les conservera si elle subsiste. Ce que je dis ici, je le dis à regret; j'aurais bien souhaité qu'une glorieuse journée eût conservé Lille et rabattu l'orgueil des ennemis; mais M. de Vendôme étant seul de son avis, et le reste de l'armée de l'autre, j'ai cru qu'il était du bien de l'État que le roi sût les choses telles qu'elles sont, afin qu'il en décidât; et si, dans la lettre que j'écris au roi, j'ai mis les choses plus en balance, celle-ci lui montrera mon véritable sentiment, et non-seulement mien, mais celui de tous les anciens officiers de cette armée, gens dont le courage est le plus véritable et le plus connu.

« Peut-être que M. de Vendôme demandera à se retirer, ainsi qu'il m'en est revenu quelque chose. Je ne dirai pas là-dessus mon avis au roi, ce sera à lui de juger ce qu'il aura à lui répondre : il est certain que ce serait une occasion de retirer du service un homme qui peut y être plus préjudiciable qu’utile par son entêtement, ainsi que par ses autres défauts, qui ne sont que trop connus. Peut-être aussi que, dans une pareille conjoncture, les ennemis pourraient en tirer avantage. Quoi qu'il en soit, je tâcherai d'empêcher qu'il ne fasse cette proposition, mais je n'en puis répondre. Vous voyez, madame, avec quelle confiance je vous parle, et c'est toujours avec la même vérité que je vous ai dit jusqu'ici ce que j'ai pensé, particulièrement dans les choses que j'ai cru du service du roi. M. de Vendôme peut s'amener à un avis, avec un peu de patience; mais il y a des occasions où il faut décider promptement, et où l'on ne peut réussir que par là.

« Il me semble que, dans tout ce que j'ai écrit, j'ai tâché toujours d'aller au bien et de demander ce que j'ai cru du service de l'État et du roi. Après cela, que l'on juge de moi comme on voudra, cela me touche peu, parce que ma conscience ne me reproche rien. J'en excepte quelquefois trop de condescendance, de faiblesse ou de négligence, car il faut avouer tout franchemente

« Je craignais bien que mon peu d'habileté dans un métier aussi difficile que celui de la guerre ne m'eût fait tomber dans des fautes préjudiciables au service du roi... Je trouve à me reprocher dans cette affaire (le combat d'Audenarde) et trop de vivacité d'un côté, et trop de longueur de l'autre, et trop d'abattement ensuite; car j'avoue que j'ai eu tous les sentiments d'un Français : le plus mauvais de tous serait de perdre courage. C'est dans ces malheureuses occasions qu'on en a le plus besoin. Il faut espérer que Dieu ne nous abandonnera pas tout à fait, et que les suites de cette affaire ne seront pas si fâcheuses qu'on pouvait le craindre d'abord. »

Après le combat de Nimègue, où il montra tant de conduite et d'intrépidité, ce prince écrivait à la duchesse de Bourgogne : « Nous avons couru l'ennemi pendant plus de deux lieues, nous l'avons joint, nous l'avons bien battu. On ne manquera pas de vous dire que je me mettais à l'embouchure du canon : n'en croyez rien. Si j'avais quelque reproche à faire à nos troupes, ce serait d'avoir trop craint pour leur général, et trop peu pour elles-mêmes. Il n'y a eu personne de tué ni même de blessé bien près de moi; car le cheval du petit La Brosse, qui a eu la jambe cassée d'une mousquetade, ne peut pas s'appeler une personne. Les mousquetaires des ennemis nous ont plus inquiétés que leur canon, dont les boulets nous passaient à cinquante pieds audessus de la tête. Le roi vous dira les détails. Nous avons perdu de braves officiers bien dignes de nos regrets, car on ne fait jamais de mal aux autres à la guerre, qu'on ne s'en fasse à soi-même. »

La cabale de cour, qui s'était attachée à persécuter le duc de Bourgogne, avait accusé le généralissime de l'armée de Flandre de s'occuper uniquement de l'étude de la physique et de l'astronomie. Voici avec quelle simplicité ce prince se donnait la peine de se disculper de cette imputation ridicule : « Votre lettre du 7 m'arriva hier par un courrier de cabinet. La franchise avec laquelle vous me parlez, comme je vous en ai toujours supplié, m'a fait le plus grand plaisir. Il est vrai qu'ayant acheté, depuis un mois, une lunette anglaise, j'en ai fait usage trois ou quatre fois pour regarder la lune ou quelque autre planète, et que j'ai ici un petit anneau astronomique avec lequel je règle ma montre sur le soleil; mais cette opération ne prend pas beaucoup de temps, et pour l'ordinaire, elle ne doit pas passer la minute. Pour d'avoir racommodé des montres, je ne m'en souviens en aucune manière, à moins qu'on n'appelle ainsi en détraquer une, ce qu'il me semble avoir fait, il y a environ trois mois, lorsque j'étais à Valenciennes avant l'assemblée de l'armée. »

Le roi, pour ne pas compromettre plus longtemps les intérêts de l'État et l'honneur de son petit-fils, envoya ordre au duc de Bourgogne de mettre son armée en quartier d'hiver et de revenir à Versailles avec le duc de Berry, son frère.

Écoutons maintenant un témoin oculaire : « La duchesse de Bourgogne, dit Saint-Simon, était dans une grande agitation sur la réception qui serait faite au prince son époux, et désirait avoir le temps de l'entretenir et de l'instruire avant qu'il vît le roi en personne; mais il arriva, le lundi 11 décembre, un peu après sept heures du soir. L'auteur des Mémoires n'a garde d'omettre un petit détail personnel qui flatte sa vanité. » Le prince avait bon .visage, gai et riant, et parlait à droite et à gauche. Je lui fis ma révérence au bord des marches; il me fit l'honneur de m'embrasser, et me glissa bas qu'il n'ignorait pas comment j'avais parlé et comment j'en avais usé à son égard. « Poursuivons en abrégeant.

« Sitôt que de chez Mme de Maintenon on entendit la rumeur qui précède ces sortes d'arrivée, le roi s'embarrassa jusqu'à changer diverses fois de visage; la duchesse de Bourgogne était un peu tremblante et voltigeait par la chambre pour cacher son trouble. Mme de Maintenon était rêveuse. Tout d'un coup les portes s'ouvrirent. Le jeune prince s'avança au roi qui, maître de soi plus que qui que ce fût, perdit à l'instant tout embarras, fit un pas ou deux vers son petit-fils, l'embrassa avec assez de démonstration de tendresse, puis au bout d'un demi-quart d'heure, lui dit qu'il n'était pas juste de lui retarder plus longtemps le plaisir qu'il aurait d'être avec Mme la duchesse de Bourgogne, ajoutant qu'ils auraient loisir de se revoir. »

Le tête-à-tête des deux époux dura deux heures et plus. La réception de Monseigneur, père du prince, fut assez bonne, mais elle n'égala pas celle du roi à beaucoup près. Presque aussitôt le roi sonna, et on passa pour le souper. Vers l'entremets, le duc de Berry arriva et vint saluer le roi à table. A celui-ci tous les cours s'épanouirent. Le roi l'embrassa fort tendrement; Monseigneur le regarda de même, n'osant l'embrasser en présence du roi. Toute l'assistance le courtisa. Il demeura debout auprès du roi tout le reste du souper. Le roi parla assez à table au duc de Bourgogne, mais ce fut tout d'un autre air au duc de Berry. Au sortir de table, ils allèrent tous au cabinet du roi à l'ordinaire; après quoi le duc de Berry trouva servi, dans la chambre de la duchesse de Bourgogne, un souper qu'elle lui avait fait tenir prêt de chez elle, et que l'empressement conjugal du mari abrégea un peu trop.

On voit déjà que, malgré sa prédilection pour le prince, Saint-Simon ne lui épargne pas les observations critiques :

« Le jeudi, qui souvent était libre, le duc de Bourgogne fut trois heures avec le roi chez Mme de Maintenon. J'avais peur que la piété ne le retint sur M. de Vendome, mais j'appris qu'il avait parlé à cet égard sans ménagement, fortifié par le conseil de Mme la duchesse de Bourgogne, et rassuré sur sa conscience par le due de Beauvilliers, avec qui il avait été longtemps enfermé le mercredi. Le compte de la campagne, des affaires, des choses, des avis, des procédés, fut rendu tout entier. Un autre peutêtre, moins vertueux, eût plus appesanti les termes, mais enfin tout fut dit, et au delà des espérances par rapport à celui qui parlait et à celui qui écoutait. La conclusion fut une vive instance pour commander une armée la campagne suivante, et la parole du roi de lui en donner une. »

Vient ensuite le contraste établi par Saint-Simon entre deux personnages éminents, le duc de Vendôme et le maréchal de Boufflers :

«-M. de Vendôme arriva à Versailles le matin du samedi 15 décembre, et salua le roi comme il sortit de son cabinet pour venir se mettre à table et dîner à son petit couvert. Le roi l'embrassa avec une sorte d'épanouissement qui fit triompher sa cabale. Le roi lui dit qu'il l'entretiendrait le lendemain chez Mme de Maintenon. Ce délai, qui lui était nouveau, ne lui parut pas de bon augure. Il alla faire la révérence à M. le duc de Bourgogne, qui l'accueillit bien, malgré tout ce qui s'était passé. Vendôme fut faire sa cour à Monseigneur chez Mme la princesse de Conti; c'était là surtout qu'il se trouvait dans son fort. Il fut reçu au mieux et fort entretenu de riens. Il voulut en profiter et engager un voyage d'Anet. Sa surprise fut grande, ainsi que celle des assistants, à la réponse incertaine de Monseigneur, qui fit pourtant entendre et sèchement qu'il n'irait point. Le lendemain, il ne fut pas une heure avec le roi chez Mme de Maintenon. Il demeura huit ou dix jours à Versailles ou à Meudon, et ne mit pas le pied chez Mme la duchesse de Bourgogne; ce n'était pas pour lui' une chose nouvelle. Enfin il s'en alla à Anet avec son abbé Albéroni.

« Le roi avait dépêché au maréchal de Boufflers, à Douai, pour le presser de revenir. Il arriva le 16 décembre, le lendemain du duc de Vendôme, héros factice de faveur et de cabale, l'autre, héros malgré soi-même. Jamais homme ne mérita mieux le triomphe, et n'évita avec une modestie plus attentive, mais la plus simple, tout ce qui pouvait le sentir. Le roi, qui venait de finir : l'audience de M. de Vendôme, fit dire au maréchal de Boufflers sur-le-champ de le venir voir chez Mme de Maintenon. En voyant ouvrir la porte, le roi fut au-devant de lui, et, dans la porte même, l'embrassa à deux ou trois reprises, lui fit des remerciements flatteurs, le combla de louanges, et lui dit qu'ayant aussi grandement mérité de lui et de l'État qu'il venait de le faire, c'était à son choix qu'il en mettait la récompense. Boufflers s'abima en respects et répondit que de si grandes marques de satisfaction le récompensaient au-dessus de ce qu'il pouvait non-seulement mériter, mais désirer. Le roi le pressa de lui demander tout ce qu'il voudrait, et d'être sûr de l'obtenir à l'heure même; et le maréchal. toujours retranché dans la même modestie. Le roi insista encore pour qu'il lui demandât pour lui et pour sa famille tout ce qu'il pouvait désirer, et le maréchal persista à se trouver trop magnifiquement payé de ses bontés et de son estime. « Oh bien ! monsieur le maréchal, lui dit enfin le roi, puisque vous ne voulez rien demander, je vais vous dire ce que j'ai pensé, afin que j'y ajoute encore quelque chose si je n'ai pas assez pensé à tout ce qui peut vous satisfaire : je vous fais pair, je vous donne la survivance du gouvernement de Flandre pour votre fils, et je vous donne les entrées des premiers gentilshommes de la chambre.» Son fils n'avait que dix ou onze ans. Le maréchal se jeta aux genoux du roi, comblé de ses grâces par-dessus toute espérance. Il eut aussi en même temps pour son fils la survivance des appointements du gouvernement particulier de Lille. Le tout ensemble passe cent mille livres de rente.

« Boufflers eut la satisfaction qu'il ne se trouva qui que ce soit, parmi une cour si envieuse et dans toute la France, qui n'applaudit à ce que le roi fit pour lui.

« Mais ce qui mit le comble à la gloire de Boufflers et tout le monde à ses pieds fut cette rare et vraie modestie de laquelle rien ne le put ébranler et qui le fit rapporter à sa garnison toule la réputation qui l'environnait, et à la pure bonté du roi l'éclat nouveau dont il brillait par des grâces si distinguées et si complètes. A le voir, on eût dit qu'il en était honteux.

Pendant qu'on se préparait à la campagne de 1709, le maréchal de Boufflers était allé en Flandre, afin de tout disposer pour la reprise de Lille, que Louis XIV avait l'intention d'entreprendre en personne. Sur un contre-ordre qu'il reçut, Boufflers, accompagné de quelques officiers généraux, visita toutes les places de son gouvernement pour y donner les meilleurs ordres que pouvait permettre l'extrême défaut d'argent et de toutes choses. Il était mal rétabli des fatigues incroyables qu'il avait souffertes dans son admirable défense de Lille. Une maladie sérieuse interrompit ses opérations et le mit à toute extrémité : il en réchappa, mais sans recouvrer assez de forces pour être en état de soutenir cette campagne. De retour à Paris, le 1er mars 1709, il eut le lendemain deux audiences du roi, dans lesquelles il déclara son impuissance de servir cette année.

On n'a pas oublié quel hiver terrible sévissait alors sur la France. De mémoire d'homme il ne s'était vu semblable fléau : une gelée, qui dura près de deux mois avec la même intensité, avait, dès les premiers jours, rendu les rivières solides jusqu'à leur embouchure, et les bords de la mer capables de porter les voitures chargées des plus lourds fardeaux. Un faux dégel fondit les neiges qui, pendant ce temps, avaient couvert la terre, et fut suivi d'un subit renouvellement de gelée aussi forte que la précé dente et qui dura encore trois semaines. On frémit en lisant chez les historiens et dans les mémoires du temps la description de cette effroyable température et de tous les malheurs qui en furent la suite: la perte des oliviers et de presque tous les arbres à fruit et des légumes de toute espèce, l'interruption de toutes les affaires, la suspension de tous les travaux, des familles entières mortes de froid et de faim dans une même nuit, une foule de misérables tombant d'inanition dans les rues et sur les chemins, les terreurs qu'inspirait l'époque des récoltes, la cherté arbitraire des denrées, l'épuisement des finances, l'insuffisante ressource du sacrifice de l'argenterie des particuliers, sacrifice dont le roi fut le premier à donner l'exemple; que de maux ajoutés aux calamités de la guerre !

Une circonstance que révèlent les Mémoires du maréchal de Berwick avait offert le moyen d'arriver à un accommodement pacifique. C'est le cas de laisser parler cet illustre guerrier :

« Pendant que j'étais au Saulsoy, dit-il, je reçus secrètement une lettre du duc de Marlborough, qui me marquait que la conjoncture présente était trèspropre pour entamer une négociation de paix; qu'il fallait en faire la proposition aux députés des États Généraux (de Hollande), au prince Eugène et à lui Marlborough; qu'ils ne manqueraient pas de la lui communiquer, et qu'il ferait tout de son mieux pour la faire accepler. Rien ne pouvait être plus avantageux que cet avis du duc de Marlborough : cela nous ouvrait une porte honorable pour finir une guerre onéreuse. J'en parlai à Monseigneur le duc de Bourgogne et à M. de Chamillart, qui envoya aussitôt un courrier au roi pour recevoir ses ordres sur la réponse. Le roi les envoya à M. de Chamillart qui, par un excès de politique, s'était imaginé que cette proposition de Marlborough ne provenait que de la mauvaise situation où se trouvait l'armée des alliés.

« J'avoue que ce raisonnement me passait; et, par la manière dont Marlborough m'avait écrit, j'étais persuadé que la peur n'y avait aucune part, mais seulement l'envie de finir une guerre dont toute l'Europe commençait à se lasser. Il n'y avait aucune apparence de mauvaise foi dans tout ce qu'il me mandait, et il ne s'était adressé à moi que dans la vue de faire passer la négociation par mes mains, croyant que cela pourrait m'être utile. M. de Chamillart me dicta la réponse que je devais faire, et je la trouvai si extraordinaire, que je l'envoyai en français, afin que le duc de Marlborough pût voir qu'elle ne venait pas de moi. En effet, il en fut si choqué, qu'on ne put retirer de cette ouverture aucun fruit pour la paix; je suis même persuadé que cela fut principalement cause de l'aversion que le duc de Marlborough montra toujours depuis pour la pacification. »

Cette circonstance est d'autant plus remarquable qu'il n'en est question dans aucune des histoires de ce règne. Le récit qu'en fait le maréchal de Berwick prend ici un caractère d'authenticité, car on sait que ses Mémoires ont été rédigés par lui-même depuis la date de sa naissance jusqu'à l'année 1716. N'est-il pas singulier que, sur une pareille autorité, les ministres de Louis XIV aient traité si légèrement la proposition du général anglais, et n'y aient répondu qu'avec une sorte de dédain ? Dût une démarche faite de l'aveu du roi n'avoir pas le succès que Marlborough en espérait, l'amour de l'humanité ne commandait-il pas d'en faire au moins la tentative ?

Louis XIV avait promis à son petit-fils le commandement d'une armée sur le Rhin pendant la campagne de 1709. Déjà les équipages du duc de Bourgogne étaient préparés; mais, au moment de son départ, le contrôleur général déclara qu'il n'avait point d'argent à donner, et qu'il était à craindre que l'armée ne manquât du nécessaire. Le prince combattit les allégations du ministre des finances, et soulint que c'était le cas de se roidir contre les obstacles par l'énergie et la constance.

« Puisque l'argent nous manqué, dit-il, j'irai sans suite : je vivrai en simple officer; je mangerai, s'il le faut, le pain du soldat, et personne ne se plaindra d'être privé de ce qui est commode, quand on verra que j'ai à peine le nécessaire. » Le duc de Beauvilliers appuya ce sentiment : il connaissait en son élève assez de caractère pour soutenir ce qu'il promettait; mais le roi, qui ne s'était jamais vu en pareille extrémité, ne put consentir à ce que son petit-fils s'exposât à en éprouver les rigueurs. Le comte, depuis maréchal, du Bourg prit le commandement de l'armée destinée au duc de Bourgogne, et défit en Alsace le comte de Mercy, général des troupes impériales, tandis que le maréchal de Villars combattait en Flandre, à Malplaquet. « Le champ de bataille, dit un historien, resta couvert de trente mille morts, dont vingt et un mille du côté des ennemis; mais ceux-ci couchèrent sur la place, et cela s'appelle avoir remporté la victoire ! »

Mme de Maintenon s'était enfin vengée d'avoir vu son crédit s'obscurcir et le duc de Vendôme triompher d'elle en triomphant du duc de Bourgogne. Elle avait peu à peu repris le dessus dans l'esprit du roi, et l'avait fait reprendre à la duchesse de Bourgogne, et par conséquent au prince son époux. En un mot, elle avait fait déclarer que Vendôme ne servirait plus. Saint-Simon le dit ainsi : comme tous les courtisans, il aime à supposer par tout de l'intrigue. N'est-il pas plus naturel d'attribuer cette victoire au sens droit et à l'équité de Louis XIV, éclairé désormais par la vérité du langage de son petit-fils et par le témoignage des principaux officiers, qui n'avaient pu dissimuler les fautes et les indignes procédés de Vendôme ? Quoi qu'il en soit, celui-ci vendit ses équipages, et alla cacher sa confusion dans sa solitude d'Anet.

XII.

Le duc de Bourgogne obtient la plus grande part dans les affaires. Sa lettre au maréchal de Boufflers. Il écrit à son frère le roi d'Espagne. Mort de Monseigneur, père de ces deux princes. Dès ce moment, le duc de Bourgogne reçoit le rang et les bonneurs de dauphin. Confiance absolue que lui témoigne le roi son aïeul.

Si le duc de Bourgogne ne parut plus à la tête des armées, il ne demeurait pourtant pas oisif. Louis XIV lui donnait la plus grande part dans les affaires. Sans avoir le titre de ministre de la guerre, le jeune prince en remplissait les principales fonctions. Il concertait avec les officiers généraux leurs projets de campagne; il arrêtait, autant qu'il est possible de le faire dans le cabinet, les mesures, les moyens et les ressources à employer pour la réussite des plans et des opérations militaires. Après avoir combiné les projets, il en suivait l'exécution, et, sans être à la tête d'aucune armée, on peut dire qu'il était en quelque sorte présent dans toutes, par la correspendance qu'il entretenait avec les chefs qui les commandaient. Voici comment il écrivait au maréchal de Boufflers, après la bataille de Malplaquet :

« Le roi est aussi satisfait de vous et de M. le maréchal de Villars, que vous l'êtes vous-même de vos troupes. L'ennemi a éprouvé que la France a encore du sang dans les veines. Il est vrai qu'il serait à souhaiter, pour relever les courages, que nos avantages fussent apparents; mais c'est toujours beaucoup que nous en ayons de réels. Les ennemis ne peuvent l'ignorer. Vous pensez bien que nous ferons ici l'impossible pour que de si braves gens ne manquent pas de pain. »

« C'est ainsi, dit l'abbé Proyart, que le duc de Bourgogne s'efforçait de relever les courages abattus par la disgrâce. Les plus fâcheux événements n'ébranlèrent jamais sa constance et sa fermeté. « J'espère, écrivait-il, en la miséricorde de Dieu qui ne laisse jamais aller les affaires de personne à une certaine extrémité, sans les relever ensuite par quelques succès consolants. » Son espérance ne sera point vaine. Déjà la confiance renait dans tous les cours. Bientôt Villars bat les ennemis devant Denain, et fait prisonnier leur général avec la moitié de son armée. Le siége de Landrecies est levé; Douai, Marchiennes, le Quesnoy, Bouchain sont repris; Marlborough perd son crédit. Hélas ! il ne sera pas donné au duc de Bourgogne de voir cette paix honorable qui, en rendant Lille à Louis XIV, assure le trône d'Espagne à sa postérité.

On voit, par une lettre du duc de Bourgogne à Philippe V, que ce dernier prince, en combattant contre ses ennemis déclarés, avait encore à se défendre des trahisons domestiques.

« De Trianon, ce 23 juin 1705.

« Monsieur mon frère, nous avons remercié la Providence, comme nous le devions, de l'heureuse découverte de la conspiration tramée contre Votre Majesté et ses plus fidèles serviteurs. Comment estil possible qu'il y ait au monde des hommes assez mal inspirés pour se livrer à de pareilles atrocités ? Tant est vrai ce que vous disait le roi avant votre départ de France : Que vous devez moins mettre votre confiance dans la justice de votre cause et l'affection générale de vos sujets, que dans la protection du ciel, dont ce trait vous aura paru, comme à nous, une preuve non équivoque, et qui mérite toute votre reconnaissance.

« N'oubliez jamais qu'en tout pays les étrangers sont jalousés. Je ne parle point de votre personne que l'on a appelée avec empressement et reçue avec transport, et que l'on aime, mais de tous ceux qui vous environnent. Faites tout au monde pour conserver l'affection de la nation. L'attachement qu'elle vous témoigne mérite un juste retour de votre part; quand même il y aurait quelques sacrifices à faire, quelques répugnances à vaincre. Je voudrais donc, en votre place, n'employer un Français que dans le cas où je ne trouverais pas un Espagnol qui pût gérer le même emploi. Soyez toujours bon Français dans le cour, mais paraissez encore plus Espagnol. Paraissez faire cas de tous ceux qui vous approchent; ne vous confiez qu'à peu, et qu'ils soient gens éprouvés. Ne vous laissez dominer par personne. Aimez à prendre conseil, mais décidez vous-même. Votre situation demande de la fermeté, mais une fermeté soutenue. C'est en Dieu que vous la trouverez, et nous savons que c'est en lui que vous la cherchez. Votre respect pour la religion, et le soin que vous prenez de la faire respecter dans vos États, au rapport de M. le duc de Beauvilliers, vous ont merveilleusement affectionné la clergé et le peuple, et même la bonne noblesse, plus religieuse chez vous que parmi nous. Il est heureux que vous trouviez vos intérêts dans l'accomplissement du premier de vos devoirs. Le roi d'Angleterre s'est trouvé dans la nécessité de sacrifier son trône à sa religion, et il n'a point balancé. Pour vous, c'est au contraire par votre religion que vous affermirez le vôtre.

« Pour en revenir à votre affaire, suivez-la avec prudence et sang-froid. Que les malintentionnés ne puissent pas trouver même de prétextes de vous accuser d'avoir sacrifié l'innocence à vos soupçons, ou aux passions particulières de ceux qui vous sont dévoués. Mais après que vous aurez fait instruire l'affaire suivant toutes les formes juridiques usitées dans le pays en pareilles circonstances, il faut que les coupables soient punis, de quelque rang qu'ils soient, et laisser agir la justice. La nation, que l'on dit avoir été plus alarmée que vous, applaudira à cette punition, et pourrait ne pas vous savoir gré d'une clémence déplacée. Il faut savoir étonner ces méchants par un coup de vigueur, puisque la bonté n'a pas eu d'empire sur leur coeur; car il paraît que cette trame a été ourdie par des hommes qui ont eu part à vos bienfaits. Le crime en est plus noir et plus odieux encore, et la punition en sera plus applaudie. Nous attendons les détails que vous ne nous avez pas donnés; mais vous avez raison de vous occuper à tirer avantage de cette découverte, avant de vous amuser à en tracer les particularités à des gens qui n'y peuvent rien que par des avis toujours sujets à révision quand on les donne de si loin. Du reste, soyez persuadé qu'il n'est personne au monde sur qui vous puissiez compter plus sûrement, dans toutes les circonstances de la vie, que sur celui qui sera éternellement de Votre Majesté, le bon et affectionné frère.

« Louis. »

« P. S. Monseigneur doit vous écrire lui-même.»

Quel règne eût été celui d'un prince qui savait, à vingt-trois ans, donner de si sages conseils à un roi ! Ne reconnaît-on pas encore dans cette lettre l'élève de Beauvilliers et de Fénelon ? Louis XIV, tout prévenu qu'il était contre l'archevêque de Cambrai, ne pouvait s'empêcher d'admirer le disciple qu'il avait formé. « Mon grand âge, disait un jour ce monarque aux députés du clergé, ne me permet pas d'espérer de faire par moi-même tout ce que je voudrais pour le bien de mon peuple : mais voilà mon fils; vous le connaissez, et vous devez le regarder moins comme l'héritier de ma couronne que comme le dépositaire et le ministre des desseins que j'ai formés pour le bonheur de mes sujets. » Ces paroles étaient d'autant plus naturelles dans la bouche du roi, que le duc de Bourgogne, après la mort du dauphin, son père, ne voyait plus entre le trône et lui d'autre intermédiaire que son aïeul.

Les Mémoires de Saint-Simon nous donnent, sur cette mort, des détails aussi curieux qu'intéressants :

« Monseigneur, dit-il, allant à Meudon le lendemain des fêtes de Pâques de l'année 1711, rencontra à Chaville un prêtre qui portait le bon Dieu à un malade. Il mit pied à terre pour l'adorer à genoux, avec Mme la duchesse de Bourgogne, et demanda à quel malade on le portait. Il apprit que ce malade avait la petite vérole. Il y en avait partout quantité. Le prince ne l'avait eue que légère, volante, étant enfant: il la craignait fort; il fut frappé, et dit le soir à Boudin, son premier médecin, qu'il ne serait pas surpris s'il l'avait. La journée s'était cependant passée tout à fait à l'ordinaire.

« Il se leva le lendemain pour aller courre le loup; mais, en s'habillant, il lui prit une faiblesse qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit remettre au lit. Toute la journée fut effrayante par l'état du pouls. Monsieur le duc et Mme la duchesse de Bourgogne ne voulurent pas quitter Monseigneur d'un moment. La princesse ajouta aux devoirs de bellefille toutes les grâces qui étaient en elle, et présenta tout de sa main à Monseigneur. Le coeur ne pouvait pas être troublé de ce que l'esprit lui faisait envisager comme possible; mais les soins et l'empressement n'en furent pas moins marqués, sans air d'affectation ni de comédie. M. le duc de Bourgogne, tout simple, tout saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre mesure, et quoiqu'il y eat déjà un grand soupçon de petite vérole, et que ce prince ne l'eût jamais eue, ils ne voulurent pas s'éloigner un moment de Monseigneur, et ne le quittèrent que pour le souper du roi.

« A leur récit, le roi envoya le lendemain des ordres si précis à Meudon, qu'il apprit à son réveil le grand péril où se trouvait Monseigneur. Il avait dit la veille qu'il irait le lendemain matin à Meudon pour y demeurer pendant toute la maladie de son fils, de quelque nature qu'elle pût être, et, en effet, il s'y en alla au sortir de la messe. En partant, il défendit à ses enfants d'y aller; il le défendit en général à quiconque n'avait pas eu la petite vérole, avec une réflexion de bonté, et permit à tous ceux qui l'avaient éue de lui faire leur cour à Meudon, ou de n'y aller pas, suivant le degré de leur peur ou de leur convenance. Pour y loger sa suite, il la borna à son service le plus étroit et à ses ministres, pour y travailler avec eux.

« Le roi tenait son Conseil et travaillait le soir avec ses ministres, comme à l'ordinaire : il voyait Monseigneur les matins et les soirs et plusieurs fois l'après-dîner, et toujours longtemps dans la ruelle de son lit.

Fagon (premier médecin du roi) avait dit que les choses allaient selon leurs souhaits et au delà de leurs espérances. Les harengères de Paris, amies fidèles de Monseigneur, arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à Meudon. Monseigneur les voulut voir; elles se jetèrent au pied de son lit qu'elles baisèrent plusieurs fois, et, ravies d'apprendre de si bonnes nouvelles, elles s'écrièrent dans leur joie qu'elles allaient réjouir tout Paris, et faire chanter le Te Deum. Monseigneur, qui n'était pas insensible à ces marques d'amour du peuple, leur dit qu'il n'était pas encore temps, et, après les avoir remerciées, il ordonna qu'on leur fît voir la maison, qu'on les traitât à dîner, et qu'on les renvoyât avec de l'argent.

« Tandis qu'on était si tranquille à Versailles et même à Meudon, tout y changeait de face. Le roi avait, plusieurs fois dans la journée, vu Monseigneur, qui était sensible à ces marques d'amitié et de considération. Dans la visite de l'après-dîner, avant le Conseil des dépêches, le roi fut si frappé de l'enflure extraordinaire du visage et de la tête, qu'il abrégea, et qu'il laissa échapper quelques larmes en sortant de la chambre.

« Monseigneur se trouva plus mal vers quatre heures après midi, tellement que Boudin proposa à Fagon d'envoyer quérir du Conseil. Fagon se mit en colère, ne se paya d'aucunes raisons, s'opiniâtra au refus d'appeler personne, voulut enfin tenir secret l'état de Monseigneur, quoiqu'il empirât d'heure en heure. Tout tremblait sous Fagon. Le rare fut qu'on voulut laisser mettre le roi à table pour souper avant d'effrayer par de grands remèdes, et laisser achever son souper sans l'interrompre.

Le curé, qui tous les soirs, avant de se retirer chez lui, allait savoir des nouvelles, trouva, contre l'ordinaire, toutes les portes ouvertes et les valets éperdus : il entra dans la chambre où, voyant de quoi il n'était que trop tardivement question, courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu, et le voyant plein de connaissance, mais presque hors d'état de parler, il en tira ce qu'il put pour une confession et lui süggéra des actes de contrition. Le pauvre prince en répéta distinctement quelques mots, confusément les autres, se frappant la poitrine, serra la main du curé, et reçut d'un air désireux l'absolution.

« Cependant le roi sortait de table, et pensa tomber à la renverse, lorsque Fagon, se présentant à lui, cria tout troublé que tout était perdu.

« Le roi, à peine à lui-même, prit à l'instant le chemin de l'appartement de Monseigneur, et réprima très-sèchement l'indiscret empressement de quelques courtisans à le retenir, disant qu'il voulait voir encore son fils. Comme il était près d'entrer dans la chambre, Mme la princesse de Conti se présenta pour l'en empêcher, le repoussa même des mains, et lui dit qu'il ne fallait plus désormais penser qu'à lui-même. Alors le roi, presque en faiblesse, se laissa aller sur un canapé qui se trouva près de la porte du cabinet par lequel il était entré et qui donnait dans la chambre. Il demandait des nouvelles à tout ce qui en sortait, sans que presque personne osât lui répondre. Mme de Maintenon, accourue auprès du roi, essayait de l'emmener, mais il n'y eut pas moyen de l'y résoudre que Monseigneur ne fût expiré. Cette agonie sans connaissance dura près d'une heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Enfin le moment fatal arriva.

« Le roi monta avec peine en carrosse, appuyé des deux côtés. Mme la duchesse de Bourgogne, arrêtée dans l'avenue entre les deux écuries, n'avait attendu le roi que fort peu de temps. Dès qu'il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Mme de Maintenon, qui était de ce côté, lui cria « Ou allez-vous, madame ? n'approchez pas; nous sommes pestiférés. »

Esquissons, toujours d'après l'auteur des Mémoires, le portrait du dauphin, fils de Louis XIV.

« Monseigneur était plutôt grand que petit, fort gros, mais sans être entassé, l'air fort haut et fort noble, sans rien de rude, et il aurait eu le visage fort agréable si le prince de Conti ne lui avait pas cassé le nez par malheur, en jouant, étant tous deux enfants : il était d'un fort beau blond; il avait le visage fort rouge de bâle partout et fort plein, mais sans aucune physionomie; les plus belles jambes du monde, les pieds singulièrement petits et maigres; il tâtonnait toujours en marchant, et mettait le pied à deux fois; il avait toujours peur de tomber. Il était fort bien à cheval et y avait une grande mine, mais il n'y était pas hardi. Il avait fort aimé la table, mais toujours sans indécence.

« De caractère, il n'en avait aucun; du sens assez, sans aucune sorte d'esprit; de l'opiniâtreté sans mesure; doux par paresse, dur au fond, avec un extérieur de bonté qui ne portait que sur des subalternes et des valets; silencieux jusqu'à l'incroyable, conséquemment fort secret. Son arrangement était extrême pour ses affaires particulières: il écrivait lui-même toutes ses dépenses, et savait ce que lui coûtaient les moindres choses; du reste, avare au delà de toute bienséance.

« Monseigneur, tel par l'esprit qu'il vient d'être représenté, n'avait pu profiter de l'excellente culture qu'il reçut du duc de Montausier et de Bossuet, évêque de Meaux. Son peu de lumières, s'il en eut jamais, s'éteignit sous la rigueur d'une éducation dure et austère, qui donna le dernier poids à sa timidité naturelle, et le dernier degré d'aversion pour toute espèce, non-seulement de travail et d'étude, mais d'amusement d'esprit.

« Tout contribua donc en lui : timidité naturelle, dur joug d'éducation, ignorance parfaite et défaut de lumières, à le faire trembler devant le roi, auprès de qui il n'avait pas l'ombre de crédit; remplissant les devoirs de fils et de courtisan avec la régularité la plus exacte, mais toujours la même, et avec un air plus respectueux et plus mesuré qu'aucun sujet.

« Bien qu'initié depuis plusieurs années à tous les secrets de l'État, Monseigneur n'avait jamais eu aucune influence dans les affaires; il les savait, et c'était tout. Cette nullité, peut-être aussi son peu d'intelligence, lui donnait le goût le plus absolu pour la retraite, et c'était à Meudon qu'il goûtait une liberté délicieuse.

« Il n'avait jamais pu aimer Mmde Maintenon qui, de son côté, avait à l'égard de ce prince une conduite fort sèche et lui faisait sentir qu'elle le comptait pour rien. »

La même cabale qui travaillait avec tant d'ardeur, d'audace et de suite à perdre le duc de Bourgogne auprès de son père, ne s'était pas moins appliquée à augmenter l'amitié du dauphin pour son troisième fils, le duc de Berry; elle s'efforçait de diviser les deux frères et de semer entre eux la jalousie; mais leur union intime triompha toujours de toutes les machinations.

Personne n'avait plus puissamment contribué que la duchesse de Bourgogne au mariage du duc de Berry avec la fille du duc d'Orléans, malgré tous les obstacles qu'elle y rencontra et qu'elle parvint à surmonter. «La duchesse de Berry était un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude et de folie; c'en fut un aussi de dépravation et d'entêtement : cette furie ne songea qu'à perdre tout ce qui l'avait établie, à brouiller les deux frères, dans le but de gouverner Monseigneur et l'Etat, quand il en serait devenu maitre. Pour y parvenir, il fallait commencer par mettre la discorde entre le beau-frère et la belle-soeur. Cela fut extrêmement difficile : le duo de Berry avait de la droiture et de la bonté; il ne se doutait ni de fausseté ni d'artifice; il aimait tendrement le duc de Bourgogne, mais il était amoureux fou de la duchesse de Berry, et en admiration perpétuelle de son esprit et de son bien dire. Elle réussit peu peu à éloigner son époux de la duchesse de Bourgogne. Elle en était là lorsque Monseigneur mourut. C'est cette mort qui la jeta dans une rage de douleur que personne de ce qui n'était pas instruit ne pouvait comprendre. Tout à coup elle vit ses projets en fumée; elle se vit elle-même réduite sous une princesse qu'elle avait payée de l'ingratitude la plus noire, la plus suivie, la plus gratuile; d'une princesse qui faisait les délices du roi et de Mme de Maintenon, et qui, sans contre-poids, allait régner d'avance, en attendant l'effet. »

Le roi, fatigué de la triste nuit qu'il avait passée à Meudon, était demeuré fort tard au lit le lendemain. La duchesse de Bourgogne, arrivée de Versailles à Marly, attendait son réveil chez Mme de Maintenon, et toutes deux l'allèrent voir dans son lit, quand il fut éveillé. Il se leva ensuite à son ordinaire. Dès qu'il fut dans son cabinet, il prit le duc de Beauvilliers et le chancelier Pontchartrain dans l'embrasure d'une fenêtre, y versa encore quelques larmes, et convint avec eux que le nom, le rang et les honneurs de dauphin devaient de ce moment passer au duc et à la duchesse de Bourgogne.

« Le premier soin des deux époux fut de resserrer de plus en plus leur union avec le duc de Berry, de le ramener à l'ancienne confiance avec sa belle-soeur, et d'essayer par tout ce qui se peut d'engageant de faire oublier à la duchesse de Berry ses fautes à leur égard, et de lui adoucir l'inégalité nouvelle que la mort de Monseigneur mettait entre ses enfants. Dans cet aimable esprit rien ne coûta au dauphin et à la dauphine. Dès ce même jour, ils allérent voir le duc et la duchesse de Berry dans leur lit, aussitôt qu'ils les surent éveillés, et l'après-diner, la dauphine y retourna encore. Le duc de Berry, qui n'avait pu être ébranlé dans son attachement à son frère, fut extrêmement sensible à ces prévenances d'amitié si marquées et si éloignées de la différence désormais établie entre eux; il fut surtout comblé des procédés de la dauphine, que son bon sens et son cour, meilleurs encore, lui faisaient sentir avoir depuis un temps cessé de mériter aussi parfaits. La duchesse de Berry paya d'esprit, de larmes et de langage. Elle frémissait au fond du coeur de recevoir des avances de pure générosité. Un courage déplacé, qui allait à la violence et que la religion ne retenait pas, ne lui laissait de sentiment que pour la rage. »

Jamais changement ne fut plus grand et plus marqué que celui qui suivit la mort de Monseigneur. Peu de gens parurent sur la scène du premier coup d'ail. On peut imaginer quels furent les sentiments du duc de Beauvilliers, le seul homme peut-être pour lequel Monseigneur avait conçu la plus vive aversion. Il voyait l'élévation inespérée d'un pupille qui se faisait un plaisir secret de l'être encore. L'honnête homme dans l'amour de l'État, l'homme de bien dans le désir du progrès de la vertu; et, sous ce puissant auspice, un autre M. de Cambrai dans Beauvilliers, se voyait à portée de préparer le retour de ce cher archevêque et de le faire un jour son coopérateur en tout. Sûr du fond du nouveau dauphin, il prévit son triomphe sur les esprits et sur les cours, dès qu'il serait affranchi et en sa place. Le duc de Chevreuse, un avec Beauvilliers dans tous les temps de leur vie, s'esjouit de la même joie et en trouva les mêmes motifs. »

« Mais celui de tous à qui cet événement devint le plus sensible fut Fénelon. L'archevêque de Cambrai, confiné depuis douze ans dans son diocèse, y vieillissait sous le poids inutile de ses espérances. Toujours odieux au roi, à qui personne n'osait prononcer son nom, même en choses indifférentes; plus odieux à Mme de Maintenon, parce qu'elle l'avait perdu; plus en but que nul autre à la terrible cabale qui disposait de Monseigneur, il n'avait de ressource qu'en l'inaltérable amitié de son pupille, devenu lui-même victime de cette cabale. »

Saint-Simon dessine de main de maître le portrait de Fénelon. Nous omettons quelques ombres ajoutées au tableau par l'humeur caustique du peintre :

« La passion de ce prélat, dit-il, était de plaire, et il avait autant de soin de captiver les valets que les maîtres. Il avait pour cela des talents faits exprès, une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui coulaient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable; une figure singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante; un abord facile à tous; une conversation aisée, légère et toujours décente; un commerce enchanteur; une piété qui n'effarouchait point et se faisait respecter; une libéralité bien entendue; une magnificence qui n'insultait point, et qui se versait sur les officiers et les soldats, qui embrassait une vaste hospitalité, et qui, pour la table, les meubles et les équipages, demeurait dans les justes bornes de sa place; également officieux et modeste; secret dans les assistances qui se pouvaient cacher et qui étaient sans nombre; leste et délié sur les autres, jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnait et à le persuader; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, était toujours mesurée et proportionnée. Son mérite portait l'admiration et le dévouement pour lui dans le coeur de tous les habitants des PaysBas, quels qu'ils fussent, et de toutes les dominations, dont il avait l'amour et la vénération.

« Parmi tant d'extérieur pour le monde, il n'en était pas moins appliqué à tous les devoirs d'un évêque qui n'auraiteu que son diocèse à gouverner : visites des hôpitaux, dispensateur large mais judicieux d'aumônes : clergé, communautés, rien ne lui échappait. Il disait tous les jours la messe dans sa chapelle, olliciait souvent, suffisait à toutes ses fonctions épiscopales, sans se faire jamais suppléer, et prêchait quelquefois. Il trouvait du temps pour tout, et n'avait point l'air occupé. Sa maison ouverte et sa table même avaient l'air de celles d'un gouverneur de la Flandre, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s'il n'y en eût eu qu'un seul, et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d'ailleurs auprès des malades et des blessés les fonctions du pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et

par les hôpitaux; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous.

« On voit sans peine, ajoute Saint-Simon, quel puissant ressort était l'archevêque de Canibrai à l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et de leurs épouses, qui tous quatre n'étaient qu'un cœur, une âme, un sentiment, une pensée. Le changement subit arrivé par la mort de Monseigneur leur parut cette grande opération de la Providence, expresse pour M. de Cambrai, si persévéramment attendue, sans savoir d'où ni comment elle s'accomplirait, la récompense du juste qui vit de la foi, qui espère contre toute espérance, et qui est délivré au moment le plus imprévu... Cambrai devint la seule route de toutes les différentes parties de la Flandre. Tout ce qui y servait de gens de la cour, d'officiers généraux et même d'officiers moins connus, y passèrent tous et s'y arrêlèrent le plus qu'il leur fut possible. L'archevêque y eut une telle cour et si empressée qu'il en fut peiné, dans la crainte du mauvais effet que le retentissement pouvait produire auprès du roi. Cela fit grand bruit en effet; mais le prélat se conduisit avec tant de modestie et de dextérité que le roi ni Mme de Maintenon ne témoignèrent rien de ce concours, qu'ils voulurent apparemment ignorer. »

La même vigueur de pinceau se remarque dans l'appréciation des qualités et de la conduite du nouveau dauphin. Secondé par son adroite épouse en possession de la familiarité du roi et du coeur de Mme de Maintenon, le prince se montre à nous redoublant ses soins auprès de cette dernière, et par elle, conquérant toute la confiance du monarque jusque-là le plus jaloux de son autorité, s'enhardissant avec le monde qu'il redoutait du vivant de Monseigneur, triomphant de cette timidité sauvage qu'il renfermait dans son cabinet comme dans le seul asile où il se trouvait à l'abri et à son aise; se déployant peu à peu avec toute liberté, présidant au cercle rassemblé autour de lui, charmant tous les esprits par les agréments d'une conversation facile et instructive et d'une éloquence naturelle qui n'avait rien de recherché et par la consolation de se voir un maître futur et si digne de l'être. A ceux quise demandaient si c'était bien là le même homme, ceux qui l'avaient le plus approché et suivi répondaient que cette surprise venait de ce qu'on n'avait point connu le prince, qu'on n'avait pas même voulu le connaître; que maintenant qu'il recouvrait la liberté d'apparaître dans tout son naturel, et qu'eux avaient celle de l'y voir, il se montrait tel qu'il avait toujours été; qu'enfin cette justice suivrait pour tous l'épreuve constante de son caractère et de ses vertus.

Pendant que la joie publique se manifestait partout à la cour, à Paris, dans le fond des provinces, le roi, qui déjà s'accoutumait à se décharger sur le dauphin du poids principal des affaires, excita la surprise générale en donnant à ce prince une marque nouvelle de sa confiance la plus absolue. L'ayant un matin retenu seul dans son cabinet assez longtemps, il ordonna le même jour à ses ministres d'aller travailler chez le dauphin toutes les fois qu'il les manderait, et de plus, sans être mandés, de lui aller rendre compte de toutes les affaires dès qu'une fois pour toutes il leur aurait prescrit de le faire. Ce fut pour les ministres un coup de foudre, dont ils se trouvèrent tellement déconcertés, qu'ils ne purent cacher leur subit étourdissement. « Ils allèrent tous, dit Saint-Simon, avec un air de condamnés protester au dauphin une obéissance forcée et une joie feinte de l'ordre qu'ils avaient reçu. Le prince n'eut pas de peine à démêler ce qu'eux-mêmes en avaient tant à cacher. Mais sa bonté se plut à les consoler par des témoignages de considération. Il entra avec eux dans le détail de leurs journées, pour leur assigner les heures les moins incommodes à la nécessité du travail, et, satisfait de cette première soumission, remit à un autre moment à traiter chez lui des affaires avec eux. »

Combien il dut les étonner par la connaissance approfondie qu'il avait de l'état du royaume, tant au dedans qu'au dehors ! Cette matière fut toujours l'objet particulier de ses études.

Déjà, n'étant encore que duc de Bourgogne, ce prince avait rédigé avec le duc de Beauvilliers l'instruction qui fut envoyée, par ordre du roi, à tous les intendants des généralités, et par laquelle on demandait à chacun d'eux un mémoire détaillé de toutes les parties de l'administration. S'ils ne remplirent pas avec un égal succès leur mandat, ce ne fut pas la faute du prince qui le leur avait fait adresser; car l'instruction dont il s'agit n'avait rien omis de ce qui pouvait tendre au soulagement des peuples et à la prospérité du royaume. Et c'était à l'âge de dix-sept ans que l'élève de Beauvilliers et de Fénelon s'était occupé d'un travail dont il atten. dait des lumières si importantes ! Cette pièce intéressante a été trouvée parmi ses écrits.

Les questions qu'iladressait aux intendants étaient divisées en quatre chapitres :

1° Tout ce qui regarde l'Eglise, ou l'état ecclésiastique;

2° Le militaire;

3° La justice;

4° La finance.

Les mémoires des intendants ne répondirent pas tous aux vues du prince qui en avait tracé le plan. Plusieurs même démontraient la négligence de leurs auteurs. Le comte de Boulainvilliers s'en fit le rédacteur, dans son ouvrage intitulé : De l'état de la France. On lui a l'obligation d'avoir rectifié un grand nombre d'erreurs, et d'avoir retranché beaucoup d'inutilités; mais trop souvent cet écrivain n'attaque les préjugés des autres que pour y substituer les siens. Il ne craint pas d'annoncer son livre comme l'exécution des ordres du duc de Bourgogne : « Le but de mon travail, dit-il, ou plutôt du prince qui m avait mis la plume à la main, était d'abréger la lecture immense qu'il aurait dû faire de chaque traité des intendants. Ainsi je n'ai pas dû tellement lui proposer mon propre ouvrage qu'il ne fût en état de le comparer avec celui des auteurs originaux. »

En supposant la vérité de ce qu'avance le comte de Boulainvilliers, que ce fut le dauphin qui lui mit la plume à la main, il est honorable pour ce prince d'avoir eu le courage de désavouer un travail dont l'exécution répondait si peu aux vues de l'héritier du trône.

XIII.

Principes du nouveau dauphin en matière de gouvernement et d'administration. Ses écrits sur ce sujet. Rapprochement des vues du dauphin avec les Mémoires particuliers de Fénelon, pour un plan de gouvernement, copié sur le manuscrit original de la main de M. de Cambrai, sous la date de novembre 1711.

On a conservé plusieurs écrits de l'élève de Fénelon. Il suffira de quelques extraits pour donner une idée des principes de ce prince, en matière de politique et de gouvernement :

« La politique, dit-il, n'est autre chose que le talent d'amener les hommes à la justice par la connaissance du coeur humain et des intérêts qui le remuent. La justice, principe général de tous les devoirs, est donc le seul but légitime de la politique, et la connaissance des hommes la voie qui y conduit... Les empires ne se soutiennent que par la modération et la justice : c'est par de sages lois, et non par les caprices de l'humeur, qu'il faut conduire les hommes. Les guerres sont toujours à redouter, et il n'y en a de justes que celles qui sont nécessaires... Il ne suffit pas de connaitre et d'avouer les vrais principes, il faut encore, pour en faire une juste application, travailler à rectifier nos idées, à déposer nos préjugés, à prendre sur toutes choses les connaissances exactes qui nous empêchent de confondre les apparences du bien avec le bien même.

« Quoiqu'il soit naturel de penser que plusieurs voient mieux qu'un seul, il arrive néanmoins quelquefois qu'un seul voit mieux que plusieurs. M. de Berwick nous parlait d'un officier qui lui proposait de tenter un coup de main. Nous jugeâmes tous que la chose était impraticable; mais cet officier m'ayant abordé, le ton de persuasion avec lequel il me parla, en me conjurant de le laisser faire, me persuada moi-même qu'il voyait mieux que nous. Je pris sur moi de l'autoriser à une tentative hasar. deuse et elle réussit : c'est-à-dire qu'avec deux cents grenadiers, il passà, en plein jour, à la vue d'un corps ennemi de quatorze mille hommes, et que de là il s'avança vers un poste bien gardé qu'il attaqua et qu'il emporta l'épée à la main.

« Quand un roi considérera que le fondement de sa gloire, comme la première de ses obligations, c'est de s'appliquer à rendre les peuples heureux, il aura plus de confiance dans un ministre qui ne lui laissera plus !perdre de vue les moyens de parvenir à cette fin, qu'en ceux qui voudraient l'engager à faire du bruit dans le monde par une vaine ostentation de sa puissance. Qu'importe qu'on dise d'un roi qu'il a fait la loi à l'univers, si l'on ne dit pas encore qu'il a fait le bonheur de ses sujets ?

« Il y a des hommes bien intentionnés d'ailleurs qui impriment je ne sais quel caractère de petitesse à tout ce qui passe par leurs mains, et d'autres qui s'annoncent avec un faste arrogant qui déplait encore davantage. Il faut qu'un ministre sache traiter les affaires avec cette noble dignité également éloignée de ces deux extrémités, dont l'une avilit l'autorité et l'autre en rend l'exercice odieux.

« La fermeté est une vertu capitale dans un roi et dans tout homme en place. Qui ne sait pas être ferme dans une résolution prise est incapable de conduire les affaires. Si l'on n'a qu'une volonté ordinaire de faire le bien, on se laissera tôt ou tard ébranler par les sollicitations et les remontrances insidieuses des personnes intéressées à ce que ce bien ne se fasse pas.

« Le défaut de fermeté prend ordinairemenl sa source dans ce fond d'indolence et cet amour du repos naturel à l'homme. On se lasse d'être courageux, quand il en coûte tant pour l'être, et l'on se flatte de trouver le repos en sacrifiant le devoir : on se trompe, car céder quelquefois aux importunités c'est s'en préparer d'éternelles.

« S'il est un désordre contre lequel le souverain doive s'armer d'une fermeté inexorable, c'est surtout celui qui va directement à l'oppression du faible. Les grands coupables sont rarement punis, au moins d'une peine proportionnée à leurs délits et capable de contenir ceux qui seraient tentés de les imiter. Leur nom, leur crédit, et plus souvent les richesses qu'ils ont amassées par des vexations criantes ou par d'indignes monopoles les arrachent aux bras de la justice... Mais ces malversations sont bien plus criminelles et plus punissables de la part de ceux qui devraient les empêcher. Quelle ressource pour l'Etat s'il est dépouillé par ceux-là même qui sont préposés pour veiller à ses intérêts. »

A propos de recommandation pour une place, le dauphin écrivait à une Compagnie : « Je verrai avec plaisir que vous vous déterminiez en faveur du sujet qui vous a été présenté, parce que je connais sa probité, et que je le crois très-capable de remplir vos vues. Si toutefois vous connaissez quelqu'un à qui la place soit due de préférence, je serai le premier à vous louer du choix que vous en ferez. Le mérite ne doit jamais être opprimé par la faveur, et je ne demande que la justice. »

On lui adressa un jour un mémoire dans lequel on attaquait une personne en place sur sa conduite la plus secrète. « Je ne crois pas, dit le prince à cette occasion, qu'il soit de notre compétence de pénétrer les secrets domestiques. Dès qu'un homme remplit fidèlement les devoirs de son emploi, et qu'il vit sans scandale, il n'est justiciable des détails de sa vie privée qu'au tribunal de sa conscience. »

Il écrivait à Fénelon : « Mon cher archevêque, il est bien vrai qu'il faut, dans ce pays-ci, prendre son âme entre ses mains pour ne pas se laisser aller à l'abattement et succomber à l'ennui. Souvent vous verrez à peine, parmi une foule d'hommes, un seul homme sur lequel puisse reposer votre confiance; et il faut prendre le ton et le visage de la confiance. Mais que répondre à des propos futiles, à de fades compliments, que l'on entend tous les jours et qu'on n'aime point ? Que dire à des gens qui vous écoutent et qui ne vous suivent point; gens préoccupés de projets d'ambition, de fortune et de plaisirs; gens indifférents pour l'intérêt commun, et qui ne sont, comme vous dites, touchés que du moi ? Ces moments me sont à charge jusqu'à la fatigue.»

Lorsque, par la mort de son père, le duc de Bourgogne se vit placé sur le premier degré du trône, il sentit mieux que jamais cette nécessité de se communiquer aux courtisans et d'étudier de plus près des hommes dont il devait se trouver environné quand il succéderait au roi son aïeul : « Monseigneur le dauphin, écrivait Mme de Maintenon, s'applique toujours fort aux affaires... mais il s'accoutume un peu plus au monde; il se rend plus affable aux courtisans... Il s'en fait aimer de plus en plus. »

« Il est si aisé, dit le prince lui-même dans ses écrits, de se montrer affable et de dire des choses gracieuses, que l'on aurait bien tort d'être avare de si peu de chose, quand il s'agit d'en acheter une aussi précieuse que l'est le cœur des hommes. Pour moi, je croirais abuser de la facilité de la nation, si je prétendais ne contribuer que par là à un commerce qui assure l'autorité des princes beaucoup plus que leur puissance et tout l'éclat qui les environne. Il n'y a qu'un retour de bonté de notre part qui puisse être le prix de l'affection des peuples; et les bienfaits sont les moyens que la Providence nous a mis en mains, et que nous devons plus particulièrement employer pour nous attacher ceux que trop de crainte de la majesté pourrait éloigner. » — On voulait lui persuader un jour qu'il était d'un trop facile accès. Il demanda si on l'en blåmait dans le public; il lui fut répondu qu'au contraire on l'en louait beaucoup. «Eh bien ! reprit-il, laissez-moi donc mériter des louanges... J'aimerais mieux être le particulier le plus obscur de la nation, que d'en être le roi sans être aimé. »

« Il aimait le peuple, rapporte l'abbé Fleury, et il disait souvent que le prince est fait pour le peuple, et non pas le peuple pour le prince. » (On sait que l'abbé Fleury avait été attaché par Fénelon à l'éducation du duc de Bourgogne.) Il n'avait guère que sept ans quand, à l'occasion d'une table généalogique des rois de France, le duc de Montausier lui demanda lequel il choisirait de tous les titres de nos rois ? « Celui de Père du peuple, » répondit le jeune duc de Bourgogne. « Il aimait ses devoirs, dit aussi Voltaire; il aimait les hommes; il voulait les rendre heureux. »

Devenu dauphin, il se considéra plus particulièrement encore comme l'homme des peuples auprès du monarque et le premier ministre de leurs besoins. « Si les princes, disait-il, sont les images de Dieu, en représentant sa grandeur, ils doivent s'étudier encore plus à retracer ses bontés pour gagner l'affection des peuples. Leur élévation ne doit leur plaire que parce qu'elle les met à portée de répandre leurs bienfaits sur un plus grand nombre. Ils s'éloigneraient visiblement de l'ordre de la Providence, s'ils réservaient pour eux seuls les biens qu'elle ne leur a confiés que pour en partager l'usage avec la multitude, et Dieu, le père de tous les hommes, n'a pas prétendu mettre entre eux une inégalité qui donne droit aux grands d'oublier que les plus petits sont leurs frères. »

XIV.

Désintéressement et bienfaisance du dauphin.

Lorsqu'à la mort du fils de Louis XIV le duc de Bourgogne devint l'héritier du rang de son père, il refusa de l'être de ses pensions. « L'Etat, dit-il, est trop obéré; je continuerai à vivre en duc de Bourgogne. » On lui représenta qu'il pourrait, avec un plus ample revenu, soulager plus de malheureux. « Souvent, répondit-il, ce que l'on croit ne soubaiter que pour exercer la charité, la cupidité se l'approprie quand on est parvenu à l'obtenir. J'aime mieux que cette somme soit employée au soulagement de l'Etat par d'autres mains que par les miennes... Les princes n'ont pas de moyen plus sûr de faire du bien au peuple que de retrancher de leurs dépenses, et ils exercent par là deux vertus à la fois, la charité et la modestie. »

Voici une anecdote racontée par l'abbé Proyart : « Lorsqu'on découvrit la statue équestre de Louis le Grand sur la place Vendôme, le roi ne put s'empêcher de blâmer les dépenses excessives que la ville de Paris faisait à l'occasion de la cérémonie, dans un temps où le peuple était dans la misère. Le dauphin, entrant dans ces sentiments, refusa d'assister à la fête. Il répondit à son épouse, qui le pressait de l'y conduire : « Je suis affecté à cet égard comme le roi; comment se réjouir, quand le peuple souffre ? »

On ne se lasse pas de citer, d'après le même historien, les traits qui font apprécier de plus en plus le caractère du dauphin. « Un jour qu'on présentait au roi trois plans différents pour la reconstruction du château de Madrid (dans le bois de Boulogne), après que les courtisans eurent donné leur avis, sans qu'aucun se fût souvenu du peuple :

Voici, dit le dauphin, en désignant le plus magnifique de ces trois plans, celui dont l'exécution me plairait davantage, si notre armée n'avait pas besoin d'argent. — Messieurs, ajouta le roi, en se tournant vers ses courtisans, voilà ce qui s'appelle dire bien sensément son avis, »

Comme on parlait, en présence du prince, des richesses immenses qu'avait laissées le cardinal Mazarin, le duc de Beauvilliers fit observer que ce ministre avait trouvé le secret de calmer ses inquiétudes au lit de la mort, en disposant le roi à lui faire donation générale : « Il eut encore fallu, dit le dauphin, qu'il eût fait ratifier cette donation par le pauvre peuple qui réclamait sa dépouille.

La pension du duc de Bourgogne était de douze mille francs par mois. Après la mort de Monseigneur, Louis XIV proposa au nouveau dauphin d'augmenter cette pension : le prince refusa. Vainement les courtisans lui représentèrent que cette augmentation convenait à son rang. « Vous vous trompez, leur répondit-il, c'est au contraire parce que je touche de plus près au trône que je dois penser plus sérieusement à économiser les deniers du pauvre peuple. »

Sur cette pension, le dauphin ne se réservait que mille francs par mois; le reste était distribué en bonnes cuvres, suivant un état trouvé parmi ses papiers après sa mort. On assure qu'il ne dépensait pas même, pour ses amusements, cette réserve mensuelle de mille francs. Lui arrivait-il quelque somme extraordinaire, aussitôt il en assignait l'emploi en faveur des pauvres. C'est ainsi qu'après la mort de son père il leur distribua tout le produit d'une coupe de bois considérable, faite dans son parc de Meudon. Un homme, qu'il employait souvent pour placer plus utilement ses bienfaits, écrivait de lui : « Le désir que le dauphin avait de faire du bien était immense. Sensible, au delà de ce qu'on pouvait penser à la misère d'autrui, il n'y avait rien qu'il ne voulat faire pour la soulager. Je doute qu'il ait jamais refusé aucune charité qui lui ait été proposée par des personnes connues. Je pourrais en prendre à témoin tous ceux qui se sont adressés à lui pour procurer à des familles ruinées de quoi se relever; de quoi se consoler, à des veuves d'officiers morts chargés de dettes contractées au service de l'Etat; de quoi subsister, à des orphelins qu'il fallait mettre en métier ou faire élever dans des colléges. Combien de ces sortes de secours ont-ils passé par mes mains ! Quelque réservé que j'eusse résolu d'être à cet égard, il ne m'a pas toujours été possible de tenir bon contre ceux qui croyaient avoir plus aisément part aux grâces du prince par mon canal. »

« Le dauphin, dit l'abbé Proyart, ne savait que répandre, et le jour de sa recette était toujours celui de sa dépense. On lui représenta, à cette occasion, qu'en modérant pour un temps ses libéralités journalières, il pourrait en faire de plus considérables, et peut-être de plus utiles : « Je ne blâme pas, répondit-il, ceux qui suivent cette méthode, mais je ne puis me résoudre à l'adopter, depuis que j'ai lu dans un bon livre : dùm tempus habemus, operemus bonum. » Il eut un jour tout lieu de s'applaudir de sa fidélité à cette maxime; on lui vola sa casselle, et on la vola vide, Une somme considérable, dont elle avait été remplie deux jours auparavant, avait déjà été versée dans le sein des pauvres. Cependant le premier valet de chambre du dauphin 'avait jugé à propos de déposer mille écus dans la cassette de son maître, afin de les lui avancer, s'il se présentait quelques misérables à secourir. Le prince, qui pouvait compter sur la probité de cet officier, lui dit qu'il lui suffisait de connaître son intention pour se croire obligé de lui tenir compte de la somme qui lui avait été volée. Il la lui remit, en lui imposant silence sur ce trait, qui ne fut connu qu'après sa mort. Quelque temps après cette aventure, le voleur, pressé par les remords de sa conscience, trouva moyen de faire demander au dauphin qu'il le dispensât de restituer ce qu'il lui avait enlevé, parce qu'il lui était impossible de le faire sans se réduire à une extrême misère. Le prince répondit que « s'il était vrai que la restitution dût lui être si onéreuse, il l'en dispensait pour le moment; mais, ajouta-t-il, comme il n'est pas juste que le crime tourne jamais à l'avantage du coupable, je ne lui abandonne pas mes droits sur cette somme; et j'exige, s'il veut mettre sa conscience en repos, que, dès qu'il le pourra, il me la fasse remettre, à moins qu'il n'aime mieux la distribuer lui-même aux pauvres auxquels elle était destinée. »

Le curé de Notre-Dame de Versailles tirait tous les ans sur la cassette du duc de Bourgogne la somme nécessaire pour habiller cent pauvres et pour en nourrir quarante tous les jours du carême et de l'Avent, sans compter beaucoup d'aumônes extraordinaires. Pendant la disette de 1709, le prince, dans la douleur de ne pouvoir secourir la multitude des misérables, disait à cet ecclésiastique: « Nous nous efforcerons au moins de soulager ceux qui sont dans la misère extrême; et songez que je vous rends responsable devant Dieu de ceux qui viendraient à mourir faute de pain. »

C'est dans la même année qu'il fit rassembler, sous la conduite d'une dame vertueuse, un nombre de pauvres filles qui, dans l'impuissance de subsister du travail de leurs mains, étaient exposées à préférer la honte du désordre à celle de la mendicité. Ces jeunes personnes étaient assujetties à un ordre commun, et aucune n'était dispensée du travail. Elles ne quitlaient cet hospice que lorsqu'on leur offrait une condition avantageuse ou un établissement honnête. Pour bannir la négligence et exciter l'industrie, il était réglé que toutes ces filles, outre la nourriture et l'entretien, recevraient, chaque semaine, une petite gratification, proportionnée au produit de leurs ouvrages. Plusieurs gagnaient au delà de ce qu'elles dépensaient, en sorte que, les premières avances faites, il en coûtait fort peu au prince pour faire un bien immense. Cet établissement, si heureusement congu, promettait de se suffire bientôt à lui-même; il ne subsista que jusqu'à la mort du dauphin.

Les gens de lettres qui étaient dans le besoin pouvaient s'adresser au prince, sûrs de trouver en lui un protecteur généreux, pourvu qu'ils honorassent le mérite littéraire par les vertus. La Fontaine, qui ne savait mettre aucun ordre dans ses affaires, avait toujours vécu aux dépens de ses amis; et ses ouvrages licencieux lui en avaient fait un grand nombre. Il les perdit par l'éclat de sa conversion : c'est alors que le duc de Bourgogne vint à son secours. Informé que le poëte était malade et dans le besoin, il le fit visiter par un gentilhomme qui lui porta cinquante louis, avec un brevet de pension sur la cassette du prince.

L'expérience l'avait mis à portée d'apprécier l'importance des services militaires, et, quoique son bon ceur le sollicitât en faveur de quiconque se trouvait dans le besoin, il pensait néanmoins que la préférence était due à ceux qui joignaient à l'indigence le mérite de son origine. A la tête des armées, il retranchait de son train tout ce qui lui paraissait passer les bornes du nécessaire... Tantôt il faisait parvenir à des officiers, faits prisonniers de guerre, le prix de leur rançon; tantôt il procurait à d'autres les moyens de se mettre en équipages et de continuer le service... Le médecin du prince lui rapporta un jour qu'il traitait par charité un officier de marque auquel depuis longtemps on ne payait pas la pension que le roi lui avait faite, et qui se trouvait par là réduit à une si grande misère, qu'il n'avait pour domestique qu'un fils encore enfant, et qui, quoiqu'on fût en hiver, n'avait pas le moyen d'entretenir de feu dans la chambre où il était malade. Le dauphin, en remerciant celui qui lui fournissait l'occasion de placer si utilement un bienfait, le chargea de porter sur-le-champ une somme considérable à son malade, et de l'assurer de sa part qu'il l'eût touchée plus tôt, s'il eût été informé de sa situation. L'officier, à peine convalescent, vint témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur. « Je vous dois beaucoup plus que je ne vous ai donné, lui dit le prince; je souhaite que l'Etat puisse vous payer la pension qu'il vous doit, et je me charge d'en faire une à monsieur votre fils pour fournir aux frais de son éducation. »

Dans une circonstance où la dauphine, qui étendait fort loin la sphère de ses besoins, engageait son époux à lui faire part de son superflu, le prince lui répondit qu'il avait arrêté l'emploi de tout ce qu'il avait dans sa cassette, mais que n'ayant rien à lui refuser, il la laissait maîtresse de se substituer, sur l'état qu'il lui présentait, à ceux dont les besoins lui paraitraient moins urgents que les siens. La princesse se mit en devoir de contrôler à son profit les libéralités du dauphin; mais ne trouvant sur la liste que des pauvres honteux, des orphelins abandonnés, des veuves d'officiers sans ressources, des officiers ruinés au service, la plume lui tomba des mains. « Il faut convenir, lui dit-elle, que tous ces gens qui manquent de pain sont plus à plaindre que moi; mais je ne comprends pas comment vous pouvez déterrer tant de malheureux. » Le prince lui apprit qu'il les trouvait au pied du trône et dans la ville royale, et qu'il avait la douleur de savoir qu'un bien plus grand nombre gémissaient dans la capitale et dans le fond des provinces, sans qu'il pût étendre jusqu'à eux ses bienfaits.

Rien n'arrêtait ce prince, rien ne paraissait lui coûter, quand il s'agissait de venir au secours de l'humanité souffrante. Il avait montré, dès son enfance, un goût particulier pour les bijoux et les raretés; il en avait composé un cabinet fort curieux; il en fit le sacrifice et le vendit au profit des pauvres. Il ne s'était réservé que quelques pierreries; mais peu de temps après, le curé de Versailles étant venu lui représenter que la misère continuait toujours, le dauphin l'introduisit dans son cabinet, et, en lui remettant ses pierreries: «Monsieur le curé, lui dit-il, puisque nous n'avons plus d'argent, et que nos pauvres meurent de faim, dic ut lapides isti panes fiant, et les pierres furent changées en pains. »

La mode du jour était d'avoir une écritoire d'argent; on en voyait déjà dans les bureaux des commis. Le dauphin n'en avait point encore : on lui en présenta une : le prince l'examine, s'informe du prix, et dit qu'il ne la prendra point. On lui demande si elle n'est pas de son goût ? Elle lui plait infiniment: « Mais les pauvres ! » Mme de Maintenon était présente. « En vérité, Monseigneur, lui dit-elle, vos pauvres seraient bien ridicules si, après tout le bien que vous leur faites, ils trouvaient mauvais que vous vous donnassiez une écritoire. » Et elle l'obligea de la prendre, en ajoutant qu'elle la payerait elle-même, s'il ne voulait pas en faire la dépense.

Après la mort de Monseigneur, on proposa au dauphin un bureau qui répondit aux autres meubles ornant le cabinet qu'il devait occuper. Le prince entre d'abord dans cette idée; il fait appeler l'ouvrier, s'informe de ce que lui coûterait ce meuble : le prix lui en paraît exorbitant. L'officier chargé de sa cassette l'assure qu'il s'y trouve de quoi fournir à l'emplette. « Eh bien ! reprend le prince, M. le dauphin continuera de travailler sur le bureau du duc de Bourgogne, et je sais l'usage que je ferai de l'argent qui me restera. » Il fut envoyé sur-le-champ à de pauvres officiers dont l'Etat ne pouvait pas récompenser les services.

Jamais personne ne craignit autant que ce prince l'éclat de ses bonnes ceuvres. « Quelques-uns, écrivait Mme de Maintenon, le croient avare, mais les aumônes secrètes et abondantes qu'il fait le justifient assez devant Dieu. » Ce ne fut qu'à sa mort qu'il fut justifié devant les hommes. La reconnaissance alors révéla le mystère de son immense charité. Toujours fidèle à la pratique de se dépouiller pour le soulagement des malheureux, le dauphin fit encore quelques dispositions en leur faveur pendant le court espace de sa dernière maladie, et toute la succession de l'héritier de Louis le Grand se réduisit à deux cents livres.

Ce prince obligeait, sous la foi de l'amitié, certaines personnes de confiance de l'avertir de tout ce qu'elles découvriraient de répréhensible dans sa conduite, ou qu'elles jugeraient tel. Il voulait qu'on lui fît connaître le bien qu'il aurait omis de faire, comme le mal qui lui serait échappé, sans négliger de recueillir les ouï-dire et les bruits populaires. Un jour que le duc de Beauvilliers lui mettait sous les yeux un tort qu'il lui supposait, le prince, en lui faisant voir qu'il avait été mal informé, ajouta : « Je vous aurais cependant su mauvais gré de ne m'avoir pas averti, parce que toutes les apparences étant contre moi dans cette affaire, vous ne pouviez pas deviner la raison qui me justifie. »

C'était sans respect humain comme sans ostentation, et en suivant le plus doux penchant de son ceur, que le dauphin s'appliquait à rendre les hommes heureux du bonheur de la vertu. Il n'imaginait pas qu'un prince chrétien pût avoir la faiblesse de rougir de sa piété. Fénelon, qui avait tant fait pour inspirer à son élève le zèle ardent de la religion, travaillait alors à en modérer l'activité : « On ne peut point à la cour et à l'armée, écrivait-il au dauphin, régler les hommes comme des religieux. Il faut en prendre ce qu'on peut, et se proportionner à leur portée. Jésus-Christ disait aux apôtres : J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas maintenant les porter. Je prie Dieu tous les jours que l'esprit de liberté sans relâchement vous élargisse le cour pour vous accoutumer aux besoins de la multitude. »

XV.

Relations du duc de Saint-Simon avec le dauphin. Entretiens confidentiels. Calomnies que le prince se fait un devoir de réfuter. Lettre à l'archevêque de Cambrai.

Nous avons remarqué déjà qu'aucun historien n'a parlé du duc de Bourgogne avec plus d'enthousiasme que le duc de Saint-Simon; cependant sa franchise ne lui épargne pas certaines critiques. Ses Mémoires contiennent un discours qu'il écrivit, le 25 mai 1710, à la suite d'une conversation avec le duc de Beauvilliers, et d'après la demande de ce dernier. En voici quelques extraits :

« Peu de siècles, dit cet auteur, ont produit de princes en qui Dieu ait si libéralement répandu lant de vertus solides et tant de grands talents qu'on en voit en monseigneur le duc de Bourgogne : un esprit vif, vaste, juste, appliqué, pénétrant, laborieux, paturellement porté aux sciences difficiles, curieux de tout rechercher et plein de bonne foi en ses recherches.

« La nature, qui se plaît à mille jeux différents, avait mêlé son temperament d'une ardeur qui, dans la jeunesse d'un prince de son rang, avait paru longtemps redoutable; mais la grâce, qui se plaît aussi à dompter la nature, avait tellement opéré en lui que son ouvrage peut passer pour un miracle par l'incroyable changement qu'elle a fait en si peu de temps... Dans cet état, il n'y aurait rien à désirer, si tout ce qu'il y a de grand, de räre, de merveilleux, d'exquis en tout genre, se montrait aussi à découvert dans ce prince qu'il lui serait aisé de le faire, et si des bagatelles, laissées aux plus grands hommes pour faire souvenir les autres qu'ils ne sont que des hommes et les préserver de l'idolâtrie, paraissaient moins

« Les devoirs des rois étant infinis, il ne semble pas que ce soit un bonheur pour ceux que Dieu appelle au trône par le droit de leur naissance, d'y monter de bien botine heure... Ce n'est donc pas un médiocre avantage à un prince qui doit régner, de vivre assez longtemps sujet, en âge de discernement; pour pouvoir connaître les hommes par une sorte de familiarité et de communication avec eux, qu'écarte ou obscurcit ordinairement l'éclat du diadème...

« Cependant monseigneur le duc de Bourgogne ne peut connattre les hommes à la vie qu'il mène; conséquemment il ne peut en être connu, et ne l'est point en effet; son temps n'est partagé qu'en deux sortes d'occupations dont les unes, conformes à son goût, le renferment dans la solitude cachée de son cabinet; les autres, présentées par les liens de son état, sont par lui tournées de manière à ne l'éloigner pas moins que les premières de cette double connaissance des hommes, si recommandable et base unique du bon usage de toutes les autres.

« Quelque modestie qu'ait conservée monseigneur le duc de Bourgogne parmi un si grand nombre de connaissances vastes et profondes dans lesquelles il surpasse de bien loin tous ceux qui n'en ont pas fait de longues études particulières, il ne peut néanmoins s'empêcher de reconnaitre qu'il en a acquis infiniment au delà de ses besoins.

« Il serait donc à désirer que, moins assidu dans son cabinet, après y avoir rempli les devoirs du christianisme, il n'occupât toute sa solitude qu'à la lecture des histoires et des choses qui se rapportent à ce en quoi les liyres peuvent contribuer à la connaissance des hommes, à la science du gouvernement.

« Il a cet avantage de voir dans la conduite de monseigneur (son père) envers le roi, ce que luimême doit faire envers l'un et l'autre; il s'y porte si naturellement à souhait que, s'il voulait ajouter au respect et à l'assiduité du sujet un peu plus de la liberté du fils et du petit-fils, il augmenterait la dignité et la bienséance de ses manières avec eux, ne leur plairait pas moins en leur donnant lieu à un épanchement plus doux avec lui, et les flatterait plus sensiblement par cette sorte de respect plein d'onction, qui n'est permis qu'aux enfants des rois.

« Entre tant de grâces si radieuses dont le ciel a comblé ce prince, il se peut avancer qu'il n'y en a aucune dont il doive ressentir plus de joie et de secours que de la princesse avec laquelle il se trouve uni par les liens les plus saints et les plus tendres... Je ne craindrai point, après tout ce que j'ai dit de grand et d'élevé de lui, de la lui proposer en plus d'une chose pour exemple. Le désir qu'elle a d'être aimée lui inspire un noble soin et une attention qui lui a gagné tous les cours. Vive, douce, accessible, ouverte avec une sage mesure, compatissante, peinée de causer le moindre malaise,'dignement remplie d'égards pour tout ce qui l'approche, elle en fait les constantes délices et les désirs même les plus desintéressés de tout ce qui en est le plus éloigné. C'est ce qui ne se peut qu'avec beaucoup d'esprit, mais à quoi beaucoup d'esprit ne suffit pas, et c'est pour cela que monseigneur le duc de Bourgogne, qui en a tant lui-même, pourrait considérer ces dons dans son épouse et n'en pas dédaigner l'imitation et les grâces en tout continuelles.

« La crainte qu'une trop scrupuleuse piété inspire à monseigneur le duc de Bourgogne de tout entretien qui ne roule pas absolument sur les sciences et les bagatelles, met sa langue et ses oreilles dans de continuelles entraves, et son esprit dans une pénible contrainte qui le raccourcit, et qui lui en empêche les principaux usages qu'il ne tiendrait qu'à lui d'en faire. Son attention à la charité du prochain le conduit à une entière ignorance de ses défauts et souvent aussi de ses vertus, et la frayeur de la blesser en quoi que ce soit, et d'y donner occasion, va jusqu'à une terreur que les supérieurs des plus saintes maisons regarderaient comme dangereuse en eux pour le simple et petit gouvernem ment dont ils se trouvent chargés pour un temps... Ainsi une fuite moins rigoureuse de certaines fêtes qui, dans tous les siècles, ont été nécessaires pour l'amusement et la majesté des grandes cours, rendrait en lui le mérite plus aimable... Ainsi un front plus serein, un air plus aisé, quelque chose de plus leste, en certaines occasions, dilateraient les cours que le contraire resserre avec crainte. Ainsi un art plus onctueux et plus doux d'allier la haute piété avec les bienséances de l'âge et du rang, avec les convenances du grand prince, dirai-je du fils ? en quelques rencontres, ajouterait au mérite de l'intention la victoire sur les répugnances. »

On ne peut se lasser de citer Saint-Simon, parce que nul historien ne fait mieux connaitre le prince qu'il voyait de si près, dans une si intime confiance, et pour lequel il professait un attachement qui allait jusqu'à l'adoration.

« Ses deux premières campagnes lui avaient été extrêmement favorables, en ce qu'étant éloigné des objets de son extrême timidité et de son amour, ilétait plus à lui-même, et se montrait plus à découvert, éloigné des entraves de la charité du prochain, par les matières de guerre et de tout ce qui y a rapport, qui, dans le cours de ses campagnes, faisaient le sujet continuel des discours et de la conversation; tellement qu'avec l'esprit, l'ouverture, la pénétration qu'il y fit paraître, il donna alors les plus hautes espérances. La troisième campagne lui fut funeste, parce qu'il sentit de bonne heure, et de plus en plus, qu'il avait affaire, chose également monstrueuse et vraie, à plus fort que lui à la cour et dans le monde, et que l'avantageux Vendôme, secondé des cabales qui ont été expliquées, saisit le faible du prince et poussa l'audace au dernier point. Ce faible du prince fut cette timidité si déplacée, cette dévotion si mal entendue, qui fit si étrangement du marteau l'enclume, et de l'enclume le marteau, dont il ne put revenir ensuite.

« Mais la grâce, qui avait commencé par des miracles rapides, acheva bientôt tout son ouvrage, et fit de lui un prince accompli. Les petitesses, les scrupules, les défauts disparurent, et ne laissèrent plus que la perfection en tout genre. Mais, hélas ! la perfection n'est pas pour ce monde, qui n'en est pas digne ! Dieu la montra pour montrer sa bonté et sa puissance et se hâta de la retirer pour récompenser ses dons et pour châtier nos crimes. »

Nous allons voir maintenant l'auteur des Mémoires, admis en conférence de travail avec le duc de Bourgogne; et cette partie de ses récits n'est pas la moins curieuse et la moins intéressante.

« Le dauphin, dit-il, m'enyoya chercher; il était seul dans son cabinet. Il entra en matière en homme qui craint moins de s'ouvrir que de se laisser aller à la vanité de son nouvel éclat. Il me dit que jusqu'alors il n'avait cherché qu'à s'occuper et à s'instruire, sans s'ingérer à rien; qu'il n'avait pas cru devoir s'offrir ni se prévaloir de lui-même; mais que, depuis que le roi lui avait ordonné de prendre connaissance de tout, de travailler chez lui avec les ministres et de le soulager, il regardait tout son temps comme étant dû à l'État et au public, et comme un larcin tout ce qu'il déroberait aux affaires ou à ce qui le pourrait conduire à se rendre capable; qu'aussi ne prenait-il d'amusement que par délassement et pour se rendre l'esprit plus propre à recommencer utilement après un relâchement nécessaire à la nature. De là il s'étendit sur le roi, m'en parla avec une extrême tendresse et une grande reconnaissance.

« Le prince, après quelques mots de préface sur ce qu'il savait par M. de Beauvilliers qu'on pouvait sûrement me parler de tout, tomba incontinent sur les ministres. Il s'étendit sur l'autorité sans bornes qu'ils avaient usurpée, sur celle qu'ils s'étaient acquise sur le roi, sur le dangereux usage qu'ils en pouvaient faire, sur l'impossibilité de faire rien passer au roi, ni du roi à personne, sans leur entremise; et, sans nommer aucun d'eux, il me fit bien clairement entendre que cette forme de gouvernement était entièrement contraire à son goût et à ses maximes... »

« Le duc de Beauvilliers était presque tous les jours enfermé longtemps avec le dauphin, et le plus souvent mandé par lui. Ils digéraient ensemble les matières principales de la cour, celles d'État, et le travail particulier des ministres. Beaucoup de gens, qui n'y pensaient guère, y passaient en revue en bien et en mal, qui presque tous avaient été ballottés entre le duc et moi, avant d'être discutés entre lui et le dauphin.

« Je voyais souvent le dauphin en particulier, et je rendais aussitôt après au duc de Beauvilliers ce qui s'y était passé. Je profitai de son avis et je parlai de tout au prince. Sa réserve ni sa charité ne s'effarouchaient de rien. Non-seulement il entra aisément et avec liberté dans lout ce que je mis sur le tapis de choses et de personnes, mais il m'encouragea à le faire et à lui rendre compte de beaucoup de choses et de gens. Il me donnait des mémoires; je les lui rendais, avec le compte qu'il m'en avait demandé; je lui en donnais d'autres qu'il gardait et qu'il discutait après avec moi en me les rendant.

« Il y avait toujours quelques moments de conversation avant que le dauphin se mît à son bureau, et qu'il m'ordonnat de m'asseoir vis-à-vis tout contre. Devenu plus libre avec lui, je pris la liberté de lui dire, dans ces premiers moments de conversation debout, qu'il ferait bien de pousser le verrou de la porte derrière lui. Il me dit que la dauphine ne viendrait pas, que ce n'étaient pas là ses heures. Je répondis que je ne craindrais pas cette princesse seule, mais beaucoup l'accompagnement qui la suivait toujours : il n'en voulut rien faire. Il se mit à son bureau et m'ordonna de m'y mettre aussi. La séance fut longue. J'étais debout au bureau, y cherchant quelques papiers d'une main, et de l'autre en tenant d'autres, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit vis-à-vis de moi, et la dauphine entra. La princesse dit au prince d'une voix mal assurée, qu'elle ne le croyait pas en si bonne compagnie, en souriant à lui et puis à moi. Dieu merci, elle était venue seule. Le dauphin répondit : « Puisque vous m'y trouvez, madame, en souriant de même, allez-vous en. » Elle sortit, et ferma la porte, dont elle n'avait pas dépassé plus que la profondeur.

« Jamais je ne vis de femme si étonnée; jamais, j'en hasarderas le mauvais mot, je ne vis homme si penaud que le prince même après la sortie; jamais homme, car il faut tout dire, n'eut si grand' peur que j'eus d'abord. — « Il n'y a point de mal, me dit-il; elle était seule heureusement, et je vous réponds de son secret... Avec sa suite, youş en auriez été quitte pour être peut-être grondé; mais moi, je serais perdu sans ressource. »

« Depuis cette découverte, la dauphine me sourit souvent, comme pour m'en faire souvenir, et prit · pour moi un air d'attention marqué. Elle aimait fort Mme de Saint-Simon, et ne lui en a jamais parlé. Moi, elle me craignait en gros, parce qu'elle craignait fort les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont les allures graves et sérieuses n'étaient pas les siennes, et qu'elle n'ignorait pas mon intime et ancienne liaison avec eux. Leurs mours et leur influence sur le dauphin lạ gênaient; l'aversion de Mme de Maintenon pour eux ne l'avait pas rassurée; la confiance du roi en eux et leur liberté avec lui, toute timide qu'elle était, la tenaient aussi en presse. Mmo de Maintenon ne m'aimait pas. »

On pense bien que, parmi les moyens qu'employait le dauphin pour se soutenir et se perfec ionner dans la vertu, il ne négligeait pas de recourir aux sages conseils de l'instituteur qui en avait jeté les premières semences dans son âme. Les leçons qu'il aimait à se faire retracer par Fénelon, il les pratiquait depuis longtemps. Aussi courageux que saint Louis, et non moins religieux, le duc de Bourgogne, après avoir pris toutes les mesures qui distinguent le grand capitaine, ne comptait, pour le succès de ses armes, que sur la protection de Dieu. Mme de Maintenon, dans une lettre aux dames de Saint-Cyr, leur disait : «M. le duc de Bourgogne m'a écrit qu'il se recommande à vos prières. Il a toujours été de tous les bons avis. Vous perdez bien à ne pas voir ses lettres; elles sont pleines et de courage, et de sagesse, et de piété. »

Suivant le témoignage d'un des grands orateurs de son siècle, le dauphin avait fait un plus heureux emploi que Louis XIV du loisir de sa jeunesse; il avait joint à l'amour des belles-lettres une inclination particulière pour l'étude des livres sacrés; et le goût qu'il y trouvait lui donnait pour la parole sainte une attention plus vive et plus éclairée.

C'est encore Mme de Maintenon qui, sur l'article des sentiments religieux du dauphin, écrivait : « Sa femme, qui connaît combien sa piété est simple, malgré l'étendue de son esprit, abuse quelquefois de cette délicatesse de conscience pour faire sés volontés, car il suffit qu'elle lui dise, même én riant : « Si vous faites telle-chose, vous serez cause d'un mal : je me mettrai en colère. »

On a peine à croire qu'un prince, religieux sans respect humain comme sans ostentation, constamment appliqué, en suivant le penchant de son cøur à rendre les hommes heureux du bonheur de la vertu, pût rencontrer des ennemis ? Nous avons vu pour. tant qu'il en eut, et la prise de Lille avait été pour eux la matière d'un triomphe insensé. Ils imputèrent comme un crime au vainqueur de Nimègue et de Brisach d'avoir mieux aimé faire le sacrifice d'une ville que celui d'une armée, la dernière ressource de la France. Ils osèrent insinuer qu'il pouvait être d'intelligence avec le duc de Savoie, son beau-père. Loin de songer à se justifier, il désapprouva au contraire le zèle trop amer avec lequel la duchesse de Bourgogne se portait à venger la réputation de son époux. « Je me croirais indigne de ma patrie et du roi mon grand-père, écrivait-il alors, si je pensais un instant comme on veut me faire penser. Je n'ai rien à me reprocher à cet égard; cela me suffit. »

Mais il y eut une circonstance où la calomnie porta un coup sensible à son cœur, et où il crut qu'il était de son devoir de la confondre. On prétendit d'abord qu'il avait fait l'office de juge dans un différend en matière spirituelle, survenu entre le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, et les évêques de Gap, de Luçon et de La Rochelle. Voici de quelle manière il écrivait sur ce sujet à son ancien précepteur :

« Je ne suis point surpris, mon cher archevêque, que la renommée, la messagère de la méchanceté, vous ait porté pour nouvelle que le roi m'a fait juge en cette affaire; mais, ce qui m'aurait bien étonné, ce serait que vous eussiez ajouté la moindre croyance à ces bruits, connaissant comme vous faites les sentiments invariables du roi et les miens à cet égard. Ce qui y a donné occasion, c'est que véritablement le roi m'a chargé de voir ces évêques pour faire finir cette affaire, mais comme pacificateur et nullement comme juge, ce qui fait une grande différence. Je n'ignore pas quelles furent les entreprises irrégulières du clergé dans des temps d'ignorance, et celles des puissances séculières dans d'autres. Je sais comment s'est malheureusement rompu le lien de la catholicité parmi nos voisins, et enfin ce que je puis et ce que je dois, sous le bon plaisir du roi dans ces sortes de matières; et j'espère, moyennant la grâce de Dieu, ne jamais me départir des bons principes. Je vous sais gré de ce que vous me les rappelez, et des autres avis que vous me donnez et que je receyrai toujours avec plaisir, et, ce me semble, avec la volonté sincère d'en profiter. »

A ces détails, puisés dans l'ouvrage de l'abbé Proyart, ce biographe ajoute qu'au commencement de l'année 1712, on jeta dans le public un imprimé où, après avoir fait l'éloge le plus pompeux du dauphin, on se félicitait de l'intérêt qu'il prenait aux affaires de la religion. L'on ne pouvait plus douter, disait-on, qu'il ne fût tout dévoué à ce que les uns appelaient la saine doctrine, et les autres le parti janséniste. Un arrêt du parlement, suivant les intentions du dauphin, ordonna des poursuites contre l'auteur, et le libelle fut flétri comme un ouvrage des ténèbres fait contre toute vérité. Mais cet écrit avait pénétré dans tous les Etats de l'Europe; on avait même affecté de le répandre à Rome. Grégoire XI occupait alors le saint-siége. Plus on donnait de lumières et de piété au dauphin, plus les sentiments qu'on lui prêtait alarmèrent le souverain pontife. Il fit part de ses inquiétudes au cardinal de la Trémouille, ambassadeur de France. Informé de ces nouvelles maneuvres, le dauphin composa luimême un mémoire pour le pape. Ce mémoire, trouvé parmi les papiers du dauphin, après sa mort, fut, par ordre de Louis XIV, imprimé à Paris et envoyé à Rome. Le monarque voulut qu'il fut bien prouvé que son petit-fils, loin d'être le protecteur du jansénisme, était mort la plume à la main, en le combattant. L'édition du Louvre, que reproduit l'abbé Proyart, porte en tête l'avis suivant :

« Cet écrit du dauphin s'est trouvé parmi les papiers de sa cassette, tout de la propre main du prince, avec des renvois et des ratures qui font voir à l'ail que c'est son ouvrage. Ce que la mort l'a empêché de faire, il a plu au roi de l'exécuter luimême, en envoyant une copie authentique de l'écrit à M. le cardinal de la Trémouille, pour être remise au pape, et ensuite rendue publique à Rome. L'autographe du mémoire demeure entre les mains du roi. »

Dès que le pape eut reçu le mémoire du dauphin, il adressa à Louis XIV un bref de remerciement, en date du 4 juin 1712, dans lequel il dit, entre autres choses :

« Les preuves éclatantes de zèle et de piété, consignées dans le mémoire détaillé du dauphin de France, votre auguste petit-fils, seraient une sorte d'adoucissement à la douleur extrême que nous a causée sa mort inopinée et bien affligeante, si cette pièce ne nous donnait lieu de faire de nouvelles réflexions sur la grandeur de la perte qu'a faite, en la personne de cet excellent prince, la France, l'Eglise entière, et particulièrement le siége apostolique. the

« Quoique les personnes judicieuses n'aient jamais eu le moindre sujet de suspecter le prince que nous regrettons, sur la pureté de sa foi, nous sommes persuadé néanmoins qu'il était de la plus grande importance, pour l'édification des fidèles, que cet écrit authentique dissipat jusqu'aux moindres nuages, en dévoilant les artifices et les sourdes manæuyres de ceux qui semaient contre lui des discours pleins d'impostures; et cette pièce sera un monument plus durable que l'airain, érigé à la gloire et à la piété de son auteur. »

XVI.

Mort de la dauphine, du dauphin, et de leur fils ainé le duc de Bretagne, portés tous trois dans le même tombeau. Portraits. Ouverture de la cassette du dauphin.

Nous voici donc arrivés à cette époque funeste où la mort la plus inattendue vint tout à coup moissonner dans sa fleur ce prince de qui la France espérait le règne d'un autre saint Louis ! Jamais catastrophe plus cruelle n'assaillit un monarque déjà courbé sous le poids de soixante-quatorze années, affligé des désastres d'une longue guerre, des calamités qui en sont inséparables, et des misères d'un peuple que n'éblouissait plus l'éclat des victoires et des conquêtes, car le succès de la bataille de Denain n'arriva que plus tard pour consoler Louis XIV de tant de malheurs. En moins d'un mois, le grand roi vit descendre dans le même tombeau la princesse qu'il avait tant chérie, le dauphin son mari, et leur fils le duc de Bretagne. Ce coup affreux fut-il naturel ou l'effet du crime ? Les historiens ne sont pas d'accord à cet égard. Nous n'aurons pas la témérité de hasarder une opinion sur des événements couverts d'un voile que n'a pu soulever près d'un siècle et demi d'investigations, A quoi d'ailleurs serviraient de nouvelles recherches sur un mystère qu'aucune preuve ne saurait éclaircir ? Laissons au duc de Saint-Simon les minutieux détails dont il enveloppe l'examen de cet obscur et étrange procès, et bornons-nous à rassembler les jugements successifs portés sur les augustes personnages qu'admire encore la postérité. Voltaire avait dix-huit ans à l'époque où le dauphin disparut de la scène du monde. Voici comment s'exprime l'auteur du Siècle de Louis XIV :

« La mort prématurée du duc de Bourgogne causa des regrets à la France et à l’Europe. Il était très-instruit, juste, pacifique, ennemi de la vaine gloire, digne élève du duc de Beauvilliers et du célébré Fénelon. Nous avons, à la honte de l'esprit humain, cent volumes contre Louis XIV, son fils, Monseigneur, le duc d'Orléans, son neveu, et pas un qui fasse connaître les vertus de ce prince, qui aurait mérité d'être célébré s'il n'eût été que particulier. »

Il est vrai que l'abbé Proyart n'avait pas encore écrit ses deux volumes sous le titre de Vie du dauphin, père de Louis XV. Voltaire poursuit ainsi :

« La duchesse de Bourgogne croissait en grâces et en mérite; les éloges qu'on donnait à sa soeur en Espagne lui inspirèrent une émulation qui redoubla en elle le talent de plaire. Ce n'était pas une beauté parfaite; mais elle avait le regard tel que son fils; un grand air, une taille noble. Ces avantages étaient embellis par son esprit et plus encore par l'envie extrême de mériter les suffrages de tout le monde. Elle était, comme Henriette d'Angleterre, l'idole et le modèle de la cour, avec un plus haut rang : elle touchait au trône. La France attendait du duc de Bourgogne un gouvernement tel que les sages de l'antiquité en imaginèrent, mais dont l'austérité serait tempérée par les grâces de cette princesse, plus faites encore pour être senties que la philosophie de son époux. Le monde sait comme toutes ces espérances furent trompées. Ce fut le sort de Louis XIV de voir périr en France toute sa famille par des morts prématurées : sa femme à quarante-cinq ans, son fils unique à cinquante, et, un an après que nous eûmes perdu son fils, nous vimes son petit-fils, le dauphin, duc de Bourgogne, la dauphine, sa femme, leur fils aîné, le duc de Bretagne, portés à Saint-Denis, au même tombeau, au mois d'avril 1712, tandis que le dernier de leurs enfants, monté depuis sur le trône, était dans son berceau aux portes de la mort. Le duc de Berry, frère du duc de Bourgogne, les suivit deux ans après; et sa fille, dans le même temps, passa du berceau au cercueil.

« Ce temps de désolation laissa dans les cæurs une impression si profonde que, dans la minorité de Louis XV, j'ai vu plusieurs personnes qui ne parlaient de ces pertes qu'en versant des larmes...

« La maladie qui emporta le dauphin, duc de Bourgogne, sa femme et son fils, élait une rougeole pourprée épidémique. Ce mal fit périr à Paris, en moins d'un mois, plus de cinq cents personnes. Cette maladie parcourut toute la France. »

Quelques citations, empruntées aux ouvrages de trois académiciens, offriront en quelque sorte un résumé de cette étude historique. Duclos ne passa jamais pour un courtisan des princes. Sa franchise bretonne n'épargne ni les défauts de leur caractère, ni les torts de leur conduite. On peut donc s'en rapporter à son jugement, lorsqu'il leur donne des éloges. Voyons comment, dans ce qu'il appelle ses Mémoires secrets, il parle du duc de Bourgogne :

« Si ce prince eût régné, dit-il, c'eût été le règne de la justice, de l'ordre et des moeurs. Pour le faire complétement connaître, peut-être même pour en relever le mérite, je ne dissimulerai pas les travers de sa première jeunesse. On ne peut les imputer qu'à l'éducation de son enfance, àge où la faiblesse même des organes rend les impressions si fortes qu'elles subsistent souvent pendant tout le cours de la vie. C'est presque au moment de la naissance que l'éducation devrait commencer ou se préparer. Ces premières et précieuses années des princes sont abandonnées à des femmes ignorantes, faibles, présomptueuses, adulatrices et ne leur parlant que de leur puissance future. Quand les enfants de l'Etat passent entre les mains des hommes, ces gouverneurs, s'ils sont dignes de leur place, trouvent plus à détruire qu'à édifier dans leur élève...

« Le sage Beauvilliers, le verlueux Fénelon, l'un gouverneur, l'autre précepteur du petit-fils de Louis XIV, éprouvèrent combien il est difficile d'effacer les premières impressions. Leur élève ne laissait voir que hauteur, dureté, inapplication... Enfin les germes d'un bon naturel, presque étouffés par la première éducation, se développèrent tout à coup. Bossuet n'avait pu communiquer ses lumières à son élève; Fénelon inspira ses vertus au sien; mais la régénération fut si prompte que le duc de Bourgogne la dut principalement à lui-même... Il était né intempérant, colère, violent, orgueilleux, méprisant, fastueux, dissipé; il se fit tempérant, indulgent, modeste, humain, économe, appliqué à ses devoirs.

« Ses maximes étaient que les rois sont faits pour les sujets, et non les sujets pour les rois; qu'ils doivent punir avec justice, parce qu'ils sont les gardiens des lois; donner des récompenses, parce que ce sont des dettes; jamais de présents, parce que, n'ayant rien à eux, ils ne peuvent donner qu'aux dépens des peuples. Ces paradoxes étaient l'effet de son discernement, et il avait le courage de les avancer au milieu de la cour.

« Plein de respect pour le roi et de retenue sur le gouvernement, il n'en faisait la critique que par sa conduite. Les libertins auraient pu craindre son règne, les philosophes l'auraient béni; les prêtres n'auraient peut-être pas été les plus contents d'un prince qui aurait mis les intérêts de la religion avant les leurs. »

Une appréciation non moins judicieuse est celle que développe Marmontel dans l'Histoire de la régence du duc d'Orléans.

« On avait vu, dit-il, presque en même temps deux prodiges d'éducation aussi étonnants l'un que l'autre; l'excès du mal changé en l'excès du bien dans celle du duc de Bourgogne; l'excès du bien changé en l'excès du mal dans celle du duc d'Orléans. Mais dans le duc de Bourgogne la base du caractère était la force, germe commun des passions fougueuses et des sentiments généreux; dans le duc d'Orléans, au contraire, le fond du naturel était la mollesse, qualité qui se prête au vice et se refuse à la vertu.

« Le duc de Bourgogne, dont la nature, la religion et l'amour avaient fait trois hommes si différents, d'abord farouche, orgueilleux, superbe, violent dans tous ses désirs et dans ses volontés les plus capricieuses, emporté jusqu'à la fureur dans ses penchants pour tous les vices, terrible dans ses passions; ramené insensiblement par une éducation pieuse, et devenu timide, modeste et recueilli jusqu'à paraître sauvage, tant il était en crainte de sa propre faiblesse et des séductions de la cour; tenant sans cesse comme embrassées la religion et la vertu, dans la crainte de retomber, s'il abandonnait ses appuis; enfin, pour complaire à sa femme qu'il aimait passionnément, et dont il voulait être aimé, rendu à la cour et au monde avec la sérénité d'une âme réconciliée avec elle-même et l'assurance d'un caractère affermi dans l'amour du bien; alors doux, affable, accessible, déployant avec liberté les agréments et les lumières d'un esprit sage, élevé, solide, riche à la fois des dons de la nature et des fruits de l'étude; et pour tout dire enfin, conduit par Beauvilliers et cultivé par Fénelon, ce prince, dis-je, après avoir commencé par être l'effroi de la nation, en était devenu les délices et avait laissé de ses vertus un souvenir et des regrets dont tous les cours étaient remplis. »

Maintenant l'historien du dix-huitième siècle va mettre la dernière touche à ce tableau :

« Par la mort du fils de Louis XIV, dit M. Charles Lacretelle, on voyait arriver plus tôt un règne que l'imagination des Français embellissait d'avance des prestiges les plus brillants. Les malheurs publics s'oubliaient devant le paisible et riant avenir que promettaient les vertus et les talents du duc de Bourgogne, devenu dauphin. Une sage économie allait succéder à une magnificence dont le peuple alors sentait plus le poids qu'il n'en avait admiré les prodiges; l'amour de la paix remplacerait la passion des conquêtes, que Louis XIV expiait si cruellement. Les plaisirs ne seraient point bannis de la cour; l'austérité du dauphin n'inspirait aucune crainte, elle devait être tempérée par sa tendresse pour une femme dont la vivacité et les grâces plaisaient à la nation; les discordes de l'Eglise seraient calmées par l'esprit de conciliation que Fénelon avait inspiré à son élève... C'était là le sujet de tous les entretiens. Louis aimait trop un peuple dont il n'était plus que faiblement aimé, pour s'offenser de l'affection qui allait au-devant de son successeur. Ces vives espérances allégeaient des calamités qu'il ne se flattait plus de réparer seul. Comme il avait dans tout le cours de sa vie honoré la vertu et la piété, il éprouvait pour son petit-fils une sorte de vénération qui excluait la jalousie; seulement il montrait quelquefois un peu de dédain pour les minuties de son zèle, et en se comparant à lui, il se sentait encore le grand monarque...

« Si le dauphin eût régné, on eût vu ce que peuvent, sur le trône, le plus sincère amour de l'humanité et le difficile accord des sentiments religieux avec les qualités politiques. La force et la prévoyance n'eussent point manqué à toutes ses vertus. Quelle prodigieuse énergie ne devait-il pas y avoir dans une âme qui s'était si admirablement travaillée elle-même, et qui était sparvenue à substituer une douceur céleste à l'espèce de férocité que les premiers emportements de sa jeunesse avaient fait craindre ! Rarement un homme de son åge avait montré une instruction plus vaste et mieux dirigée. L'étude du gouvernement, des questions d'État les plus difficiles, des parties d'administration les plus compliquées, n'avait cessé d'occuper la pénétration et la ténacité de son esprit. Modeste, vigilant, juste par-dessus tout, il n'eût rappelé ni Louis XIV dans l'éclat de sa gloire et de ses conquêtes, ni Louis XIV expiant ses fautes par de longues adversités. »

L'abbé Proyart termine la vie du duc de Bourgogne par une réflexion très-judicieuse :

« On a pu, dit-il, remarquer que j'ai fait dans le cours de cet ouvrage un grand nombre de citations qu'il m'eût été facile de m'approprier et de fondre, ayec plus de grâce peut-être, dans le corps de l'histoire; mais comme j'écrivais la vie du prince le plus vertueux, dans le siècle le moins disposé à croire à la vertu, et surtout à la vertu distinguée par le génie et les talents, j'ai cru que je ne pouvais trop m'appuyer sur les autorités; et je ne ferai pas difficulté, par la même raison, de les invoquer encore en finissant. »

Parmi ces autorités, celle du maréchal de Berwick ne semblera pas la moins imposante. Voici comment, dans ses Mémoires, il s'exprime sur le duc de Bourgogne :

« La perte de monseigneur le dauphin fut trèssensible à la France; car elle envisageait son règne futur comme devant être, sinon la fin, du moins l'adoucissement de ses misères. Il est certain que jamais prince ne joignit ensemble plus de religion et plus d'esprit. Il semblait que la nature avait pris plaisir à le dédommager par là d'avoir si mal partagé son corps, qui était difforme. Il était d'un tempérament très-colère; mais il était tellement venu à bout de se surmonter, qu'il n'en paraissait plus rien au dehors. Il était fort enclin aux plaisirs; mais sa piété lui défendit toujours les illicites, et le porta à s'abstenir souvent des plus permis. Quoiqu'il aimât fort sa femme, elle ne le put jamais déranger de ses heures de prière et de lecture; sa charité était telle qu'il se refusait mille commodités pour donner aux pauvres. Il poussa si loin le pardon des injures et l'amour du prochain, qu'il risqua sa propre réputation plutôt que de parler contre des calomniateurs, et même de laisser paraître ancun mécontentement contre eux. Je l'ai vu recevoir ces personnes avec autant de politesse et d'amitié que si elles ne s'étaient jamais écartées des règles de la vérité et du respect qu'elles lui devaient. Quoique j'eusse l'honneur de sa confiance, il ne s'est jamais permis de me parler de leur mauvaise conduite, tant il était en garde contre tout ce qui pouvait blesser la charité chrétienne. En un mot, il faisait à Dieu un sacrifice continuel de toutes les traverses et les mortifications qu'il essuyait. Il avait un très-bon sens et une grande pénétration, aimait fort la lecture et la conversation des gens de mérite et instruits. En cela, il avait en vue de se rendre capable de bien gouverner, pour faire le bonheur de ses peuples, lorsqu'il serait sur le trône. Mais la divine Providence, soit pour récompenser ce héros chrétien, ou pour nous priver d'un prince dont nous n'étions pas dignes, le fit passer de cette vie mortelle à une éternité bienheureuse, dans la fleur de l'age.

Sur les détails de cette affreuse catastrophe, quel témoin plus fidèle et mieux instruit que Saint-Simon ?

« Le samedi, 6 février 1712, dit-il, la dauphine, qui avait eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever à son heure accoutumée et de passer la journée à l'ordinaire; mais le soir la fièvre la reprit, et le dimanche, la princesse fut saisie tout à coup d'une douleur au-dessous de la tempe, si violente qu'elle fit prier le roi, qui la venait voir, de ne pas entrer. Cette sorte de rage dura sans relâche jusqu'au lundi, et lorsqu'elle fut un peu calmée, la dauphine déclara qu'elle avait plus souffert qu'en accouchant.

« La nuit du lundi au mardi 9 février, l'assoupissement fut grand, et toute cette journée, pendant laquelle le roi s'approcha du lit bien des fois, la fièvre forte, les réveils courts, avec la tête engagée. Dès le matin du 10, le roi vint chez Mme la dauphine, à qui on avait donné l'émétique. L'opération en fut telle qu'on la pouvait désirer, mais sans produire aucun soulagement. On força le dauphin, qui ne bougeait de la ruelle, de descendre dans le jardin pour prendre l'air dont il avait grand besoin;. mais son inquiétude le ramena incontinent dans la chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze heures il y eut un redoublement de fièvre considérable. Le jeudi, 11 février, le roi entra à neuf heures du matin chez la dauphine, d'où Mme de Maintenon ne sortait presque point, excepté le temps où le roi était chez elle. La princesse était si mal qu'on résolut de lui parler de recevoir les sacrements. Quelque accablée qu'elle fût, elle s'en trouva surprise; elle fit des questions sur son état; on lui fit les réponses les moins effrayantes qu'on put, mais sans se départir de la proposition. Elle remercia de la sincérité de l'ayis, et dit qu'elle allait se disposer.

« Au bout de peu de temps, on craignit les accidents : le père La Rue, jésuite, son confesseur, et qu'elle avait toujours paru aimer, s'approcha d'elle pour l'exhorter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda, répondit qu'elle l'entendait bien et en demeura là. La Rue lui proposa de le faire à l'instant même, et n'en tira aucune réponse. En homme d'esprit, il sentit ce que c'était, et en homme de bien il tourna court à l'instant. Il lui dit qu'elle avait peut-être quelque répugnance à se confesser à lui, qu'il la conjurait de ne s'en pas contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus; qu'il lui répondait de prendre tout sur lui; qu'il la priait seulement de lui dire qui elle voulait, et que luimême l'irait chercher et le lui amènerait. Alors elle lui témoigna qu'elle serait bien aise de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. C'était un homme estimé, qui confessait ce qui était de plus régulier à la cour, et qui, au langage du temps, n'était pas net du soupçon de jansenisme. Bailly se trouva être allé à Paris. La princesse en parut peinée et avoir envie de l'attendre; mais sur ce que lui remontra le père de La Rue, qu'il était bon de ne pas perdre un temps précieux qui, après qu'elle aurait reçu les sacrements, serait utilement employé par les médecins, elle demanda un récollet qui s'appelait le père Noel, que le père La Rue fut chercher lui-même à l'instant, et le lui amena.

« Le dauphin avait succombé à la fatigue; il avait caché son mal tant qu'il avait pu pour ne pas quitter le chevet 'du lit de la dauphine. La fièvre, trop

rte pour être longtemps dissimulée, l'arrêtait, et les médecins, qui lui voulaient épargner d’être témoin des horreurs qu'ils prévoyaient, n'oublièrent rien par eux-mêmes et par le roi pour le retenir chez lui, et l'y soutenir de moment en moment par les nouvelles factices de l'état de son épouse.

« La confession fut longue. L'extrême-onction fut administrée incontinent après, et le saint viatique tout de suite, que le roi fut recevoir au pied du grand escalier. Une heure après, la dauphine commanda qu'on fît les prières des agonisants; on lui dit qu'elle n'était point en cet état-là, et, avec des paroles de consolation, on l'ex horta à essayer de se rendormir. Le roi et Mme de Maintenon étaient dans le salon, où on fit entrer les médecins pour consulter en leur présence : ils étaient sept de la cour ou mandés de Paris. Tous d'une voix opinėrent à la saignée au pied avant le redoublement; et, au cas qu'elle n'eût pas le succès qu'ils désiraient, à donner l'émétique dans la fin de la nuit. La saignée du pied fut exécutée à sept heures du soir. Le redoublement vint; ils le trouvèrent moins violent que le précédent. La nuit fut cruelle. Le roi vint de fort bonne heure chez la dauphine. L'émétique, qu'elle prit sur les neuf heures, fit peu d'effet. La journée se pássá en symptômes plus facheux les uns que les autres; une connaissance par rares intervalles. Tout à fait sur le soir, la tête tourna dans la chambre, où on laissa entrer beaucoup de gens, quoique le roi y fût, qui, peu avant qu'elle expirât, en sortit et monta en carrosse au pied du grand escalier avec Mme de Maintenon et Mme de Caylus, et s'en alla à Marly. Ils étaient l'un et l'autre dans la plus amère douleur, et n'eurent pas la force d'entrer chez le dauphin.

« Jamais, poursuit Saint-Simon, princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu'elle avait reçues. Un habile père, qui connaissait à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière uniqué de s'y rendre heureuse. Beaucoup d'esprit naturel et facile l'y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cours, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Mme de Maintenon, lui attira les hommages de l'ambition. Elle avait su travailler à s'y mettre dès les premiers moments de son arrivée; elle ne cessa, tant qu'elle vécut, de continuer ce travail si utile, et dont elle recueillait sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu'à craindre de faire la moindre peine à personne, et, toute légère ét vive qu'elle était, très-capable de vues et de suites de la plus longue haleine; la contrainte jusqu'à la gêne, dont elle sentait tout le poids, semblait ne lui rien coûter. La complaisance lui était naturelle, coulant de source; elle en avait jusque pour sa cour.

« Régulièrement laide... mais le plus beau teint et la plus belle peau... un port de tête galant, gracieux, majestueux, et le regard de même, le sourire le plus expressif... une marche de déesse; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d'elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières, et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu'à la communiquer à tout ce qui l'approchait.

« Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans qu'elle parût le rechercher; on était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté, jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l'âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissait par les grâces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu, et s'amusait au petit jeu, car tout l'amusait; elle préférait le gros, y était nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisait le jeu de chacun; également gaie et amusée à faire les après-dinées des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses, on appelait ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n'épargnait rien jusqu'à sa santé; elle n'oublia pas jusqu'aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Mme de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse à leur égard était sans pareille, et ne se démentit jamais d'un moment. Elle l'accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance d'eux, que l'étude et l'expérience lui avaient acquise, pour les degrés d'enjouement ou de mesure qui étaient à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie elle s'acquit une familiarité avec eux, dont aucun des enfants du roi n'avait pu approcher.

« En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, en timide bienséance avec Mme de Maintenon, qu'elle n'appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l'amitié : en particulier, causante, sautante, voltigeante sans cesse autour d'eux, tantôt penchée sur le bras du fauteuil de l'un ou de l'autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu'elle les voyait en humeur d’en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes; entrant chez le roi, à toute heure, même des moments pendant le Conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser, à bien faire, à moins qu'elle ne fût violemment poussée contre quelqu'un. Si libre qu'entendant un soir le roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d'Angleterre, dans les commencements qu'on espéra la paix avec la reine Anne : «Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante ? — et toujours courant et gambadant. — C'est que, sous les rois, ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » L'admirable est qu'ils en rirent tous deux, et qu'ils trouvèrent qu'elle avait raison.

« Un soir, causant avec deux de ses dames, elle leur dit en riant : « Je voudrais mourir avant M. le duc de Bourgogne, mais voir pourtant ce qui s'y passerait; je suis sûre qu'il épouserait une sour grise ou une tourière des Filles-Sainte-Marie. » Aussi attentive à plaire à monseigneur le duc de Bourgogne qu'au roi même, quoique souvent trop hasardeuse et se fiant trop à sa passion pour elle et au silence de tout ce qui pouvait l'approcher, elle prenait l'intérêt le plus vif en sa grandeur personnelle et en sa gloire. On a vu à quel point elle fut touchée des événements de la campagne de Lille et de ses suites, tout ce qu'elle fit pour le relever, et combien elle lui fut utile en tant de choses principales dont il lui fut entièrement redevable. Le roi ne se pouvait passer d'elle; tout lui manquait dans l'intérieur lorsque des parties de plaisir, que la tendresse et la considération du roi pour elle voulaient souvent qu'elle fit pour la divertir, l'empêchaient d'être avec lui; et jusqu'à son souper public, quand rarement elle y manquait, il y paraissait par un nuage de plus de sérieux et de silence sur toute la personne du roi. Aussi, quelque goût qu'elle eût pour ces sortes de parties, elle y était fort sobre et se les faisait toujours commander. Elle avait grand soin de voir le roi en partant et en arrivant; et si quelque bal en hiver, ou quelque partie en été lui faisait passer la nuit, elle ajustait si bien les choses qu'elle allait embrasser le roi dès qu'il était éveillé, et l'amuser du récit de la fête.

« Un soir qu'à Fontainebleau, où toutes les dames des princesses étaient dans le même cabinet qu'elle et le roi après souper, elle avait baragouiné toutes sortes de langues et fait cent enfances pour amuser le roi, qui s'y plaisait, elle remarqua Mme la duchesse (de Bourbon) et Mme la princesse de Conti qui se regardaient, se faisaient signe et haussaient les épaules avec un air de mépris et de dédain. Le roi levé et passé à l'ordinaire dans un arrière-cabinet pour donner à manger à ses chiens et venir après donner le bonsoir aux princesses, la dauphine prit Mme de Saint-Simon d'une main et Mme de Lévis de l'autre, et leur montrant Mme la duchesse et Mme la princesse de Conti, qui n'étaient qu'à quelques pas de distance : « Avez-vous vu, avez-vous vu ? leur dit-elle; je sais comme elles qu'à tout ce que j'ai dit et fait, il n'y a pas le sens commun et que cela est misérable, mais il lui faut du bruit, et ces choses-là le divertissent; » et tout de snite, s'appuyant sur leurs bras, elle se mit à sauter et à chantonner : « Eh ! je m'en ris; eh ! je me moque d'elles ! et je serai leur reine, et je n'ai que faire d'elles ni à cette heure ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine,” sautant, et s'élançant et s'éjouissant de toute sa force. Ces dames lui criaient tout bas de se taire, que ces princesses l'entendaient et que tout ce qui était là la voyait faire, et jusqu'à lui dire qu'elle était folle, car d'elles elle trouvait tout bon; elle de sauter plus fort et de chantonner plus haut : « Eh ! je me moque d'elles, je n'ai que faire d'elles, et je serai leur reine, » et ne finit que lorsque le roi rentra.

« Hélas ! elle le croyait, la charmante princesse, et qui ne l'eût cru avec elle ? Il plut à Dieu, pour nos malheurs, d'en disposer autrement bientôt après.

Elle était si éloignée de le penser que, le jour de la Chandeleur, étant presque seule avec Mme de Saint-Simon, dans sa chambre, la dauphine se mit à parler de la quantité de personnes de la cour qu'elle avait connues et qui étaient mortes, puis, de ce qu'elle ferait quand elle serait vieille, de la vie qu'elle mènerait, qu'il n'y aurait plus guère que M de Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps, qu'elles s'entretiendraient entre elles de ce qu'elles auraient vu et fait; et elle poussa ainsi la conversation jusqu'à ce qu'elle allat au sermon.

« Elle voulait plaire à tout le monde, et jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure ni y prendre moins de précaution et de soin. Sa toilette était faite dans un moment; le peu même qu'elle durait n'était que pour la cour; elle ne se souciait de parure que pour les bals et fêtes, et ce qu'elle en prenait en tout autre temps, et le moins encore qu'il lui était possible, n'était que par complaisance pour le roi. Avec elle s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements même, et toutes espèces de grâces; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour; elle l'animait tout entière; elle en remplissait tous les lieux à la fois, elle y occupait tout, elle en pénétrait tout l'intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais princesse ne fut si regrettée, jamais il n'en fut de si digne de l'être : aussi les regrets n'ont-ils pu passer, et l'amertume involontaire et secrète en est constamment demeurée avec un vide affreux qui n'a pu être diminué.

« Le roi et Mme de Maintenon, pénétrés de la plus vive douleur, allèrent à Marly, où le roi soupa seul dans sa chambre. Il fut peu dans son cabinet avec ses enfants naturels et M. le duc d'Orléans. M. le duc de Berry, tout occupé de son affliction, qui fut véritable et grande, et plus encore de celle de Monseigneur, son frère, qui fut extrême, était demeuré à Versailles avec la duchesse de Berry qui, transportée de joie de se voir délivrée d'une plus grande et plus aimée qu'elle, et à qui elle devait tout, suppléa tant qu'elle put au coeur par l'esprit, et tint une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain matin à Marly pour se trouver au réveil du roi.

Monseigneur le dauphin, malade et navré de la plus, intime et la plus amère douleur, ne sortit point de son appartement, où il ne voulut voir que Monsieur son frère, son confesseur et le duc de Beauvilliers qui, malade depuis sept à huit jours dans sa maison de la ville, fit un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avait mis de grand, qui ne parut jamais tant qu'en cette affreuse journée et en celles qui suivirent jusqu'à sa mort.

« Le samedi matin 13 février, on le pressa de s'en aller à Marly, pour lui épargner l'horreur du bruit qu'il pouvait entendre sur sa tête, où la dauphine était morte. Il sortit à sept heures du matin, par une porte de derrière de son appartement, où il se jeta dans une chaise qui le porta à son carrosse. Il descendit à la chapelle, entendit la messe, d'où il se fit porter en chaise à une fenêtre de son appartement par où il entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt : on peut juger quelle fut l'angoisse de cette entrevue; elle ne put y tenir longtemps et s'en retourna. Il fallut essuyer princes et princesses qui, par discrétion, n'y furent que des moments, même Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi approchant, ses trois menins entrèrent, et je hasardai (continue l'auteur des mémoires) d'entrer avec eux. Il me montra qu'il s'en apercevait, avec un air de douceur et d'affection qui me pénétra; mais je fus épouvanté de son regard également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche; du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeâtres que j'y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui était dans la chambre s'aperçut comme moi. Il était debout, et peu d'instants après, on le vint avertir que le roi était éveillé; les larmes qu'il retenait lui roulaient dans les yeux. A cette nouvelle, il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n'y avait que ses trois menins et moi, et Duchesne, son premier valet de chambre. Les menins lui proposèrent une fois ou deux d'aller chez le roi : il ne remua ni ne répondit. Je m'approchai, et je lui fis signe d'aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant qu'il demeurait et se taisait, j'osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il fallait bien qu'il vît le roi, qu'il l'attendait, et sûrement avec le désir de le voir et de l'embrasser, qu'il y avait plus de grâce à ne pas différer; et en le pressant de la sorte, je pris la liberté de le pousser doucement : il me jeta un regard à percer l'âme et partit. Je le suivis quelques pas et m'ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté l'a mis.

«Tout ce qui était dans Marly pour lors, en trèspetit nombre, était dans le grand salon: princes, princesses, grandes entrées, étaient dans le petit, entre l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon; elle, dans sa chambre, qui, avertie du réveil du roi, entra seule chez lui, à travers ce petit salon, et tout ce qui y était entra fort peu après. Le dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu'il le vit, l'appela pour l'embrasser tendrement, longuement et à reprises. Ces premiers moments si touchants ne se passèrent qu'en paroles fort entrecoupées de larmes et de sanglots.

« Le roi, un peu après, regardant le dauphin, fut effrayé des mêmes choses dont nous l'avions été dans sa chambre. Tout ce qui était dans celle du roi le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur ordonna de lui tâter le pouls, qu'ils trouvèrent mauvais, à ce qu'ils dirent après: pour lors ils se contentèrent de dire qu'il n'était pas net, et qu'il était fort à propos que le prince allât se mettre au lit. Le roi l'embrassa encore, lui recommanda fort tendrement de se conserver, et lui ordonna de s'aller

coucher il obéit et ne se releva plus ! Il était assez tard dans la matinée; le roi avait passé une cruelle nuit, et avait fort mal à la tête : il vit à son diner le peu de courtisans considérables qui s'y présentèrent. L'après-dînée, il alla voir le dauphin, dont la fièvre était augmentée et le pouls encore plus mauvais; passa chez Mme de Maintenon, soupa seul chez lui, et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avait accoutumé d'y entrer. Le dauphin ne vit que ses menins, et des instants, les médecins, peu de suite, monsieur son frère, assez son confesseur, et passa sa journée en prières et à se faire faire de saintes lectures. La liste pour Marly se fit, et les admis furent avertis comme il s'était pratiqué à la mort de Monseigneur; ils arrivèrent successivement. « Le lendemain, dimanche, le roi vécut comme il avait fait la veille. L'inquiétude augmenta sur le dauphin... On ne peut exprimer la consternation générale. Le lundi 15, le roi fut saigné, et le dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi et Moe de Maintenon le voyaient séparément plus d'une fois le jour. Du reste, personne que monsieur son frère des moments, ses menins comme point, M. de Chevreuse quelque peu; toujours en lecture et en prières. Le mardi 16, il se trouva plus mal; il se sentait dévorer par un feu consumant, auquel la fièvre ne répondait pas à l'extérieur, mais le pouls enfoncé et fort extraordinaire était trèsmenaçant. Ces marques de son visage s'étendirent sur tout le corps : on les prit pour des marques de rougeole.

Le mercredi 17, les douleurs augmentèrent, comme d'un feu dévorant plus violent encore; le soir fort tard, le dauphin envoya demander au roi la permission de communier le lendemain de grand matin, sans cérémonie et sans assistance, à la messe qui se disait dans sa chambre; mais personne n'en sut rien ce soir-là, et on ne l'apprit que le lendemain dans la matinée....

« Le jeudi matin 18 février, j'appris dès le grand matin que le dauphin, qui avait attendu minuit avec impatience, avait ouï la messe bientôt après, y avait communié, avait passé deux heures après dans une grande communication avec Dieu, que la tête s'était embarrassée; et Mme de Saint-Simon me dit ensuite qu'il avait reçu l'extrême-onction; enfin qu'il était mort à huit heures et demie....

« Ce prince était plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait, avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perçant, et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu'à inspirer de l'esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n'allait pas si bien; des cheveux chatains, si crépus et en telle quantité qu'ils bouffaient à l'excès; les lèvres et la bouche agréables quand il ne parlait point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s'avançait trop et emboîtait presque celui de dessous, ce qui, en parlant ou en riant, faisait un effet désagréable. Il avait les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu'après le roi j'aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses pour la proportion de son corps. Il sortit droit d'entre les mains des femmes; on s'aperçut de bonne heure que sa taille commençait à tourner : on employa aussitôt le collier et les croix de fer, qu'il portait tant qu'il était dans son appartement, même devant le monde, et on n'oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser : la nature demeura la plus forte, il devint bossu, mais si particulièrement d'une épaule qu'il en fut enfin boiteux, non qu'il n'eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n'y eut plus des deux hanches jusqu'aux deux pieds le même distance, et au lieu d'être à plomb, il pencha d'un côté. Il n'en marchait ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n'en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu'il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c'est qu'avec des yeux, tant d'esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu'il était pour sa taille, ou ne s'y accoutuma jamais. C'était une faiblesse qui mettait en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnait de la peine à ceux de ses gens qui, dans son habillement et dans l'arrangement de ses cheveux, masquaient ce défaut naturel le plus qu'il leur était possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu'ils aperçussent ce qui était si visible. Il en faut conclure qu'il n'est pas donné à l'homme d'être ici-bas exactement parfait....

« Devenu le dépositaire du coeur du roi, de son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de ses soins pour le détail du gouvernement, il redoubla plus que jamais d'application à s'instruire de ce qui pouvait le rendre plus capable... Il bannit tout amusement de science pour partager son cabinet entre la prière qu'il abrégea et l'instruction qu'il multiplia, et le dehors entre son assiduité auprès du roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance et son goût pour son épouse, et l'attention à tenir une cour et à s'y rendre accessible et aimable. Plus le roi l'éleva, plus il affecta de se tenir soumis en sa main; plus il lui montra de considération et de confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la sagesse, les connaissances, surtout par une modé ration éloignée de tout désir et de toute complaisance en soi-même, beaucoup moins de la plus légère présomption. Son secret et celui des autres fut toujours impénétrable chez lui.

« Sa confiance en son confesseur n'allait pas jusqu'aux affaires... On ne sait si celle qu'il aurait prise en M. de Cambrai aurait été plus étendue; on n'en peut juger que par celle qu'il avait en M. de Chevreuse, et plus en M. de Beauvilliers qu'en qui que ce fût. On peut dire de ces deux beaux-frères qu'ils n'étaient qu'un ceur et qu'une âme, et que M. de Cambrai en était la vie et le mouvement; leur abandon pour lui était sans bornes, leur commerce secret était continuel. Fénelon était sans cesse consulté sur grandes et petites affaires, publiques, politiques, domestiques; leur conscience de plus était entre ses mains.

« Le discernement du dauphin n'était point asservi; mais, comme l'abeille, il recueillait la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchait de connaître les hommes, de tirer d'eux les instructions et les lumières qu'il en pouvait espérer...

Quel amour du bien ! quel dépouillement de soimême ! quelles recherches ! quels fruits ! quelle pureté d'objets ! Oserai-je le dire ? quel reflet de la Divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu'il est donné ici-bas, en avait conservé l'image ! On y sentait briller les traits d'une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d'un disciple lumineux, qui était né pour le commandement. Là, s'éclipsaient les scrupules qui le dominaient en public. Il voulait savoir à qui il avait et à qui il aurait affaire. Il mettait en jeu le premier pour profiter d'un tête-à-tête sans fard et sans intérêt... Il promenait son homme sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n'aurait pas eu à la main de quoi de satisfaire en serait sorti bien mal content de soi, et ne l'aurait pas laissé satisfait. La préparation était également imprévue et impossible...

« Jamais homme si amoureux de l'ordre, ni qui le connût mieux, ni si désireux de le rétablir en tout, d'ôter la confusion et de mettre gens et choses en leurs places : instruit au dernier point de tout ce qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et par raison, et attentif, avant qu'il fût le maître, à rendre à l'âge, au mérite, à la naissance, au rang, la distinction propre à chacune de ces choses, et à la marquer en toutes oceasions...

« Sa conversation était aimable, tant qu'il pouvait solide, et par goût; toujours mesurée à ceux avec qui il parlait. Il se délassait volontiers à la promenade; c'était là qu'il causait le plus. S'il s'y trouvait quelqu'un avec qui il pût parler de science, c'était son plaisir, mais plaisir modeste et seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant quelque peu, en écoutant davantage. Mais ce qu'il y cherchait le plus, c'était l'utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les cours et les pays étrangers, quelquefois sur des faits particuliers, mais publics, et sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis longtemps.

« Il connaissait le roi parfaitement; il le respectait, et sur la fin il l'aimait en fils, et lui faisait une cour attentive de sujet, mais qui sentait qui il était. Il cultivait Mme de Maintenon avec les égards que leur situation demandait. Tant que Monseigneur vécut, il lui rendit tout ce qu'il devait avec soin. Le prince admirait pour le moins autant que tout le monde que Monseigneur, tout matériel qu'il était, avait beaucoup de gloire, n'eût jamais pu s'accoutumer à Mme de Maintenon, et ne la vit que par bienséance, et le moins encore qu'il pouvait.

« Le dauphin aimait les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles; la piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d'indécent.

« Il fut le même dans sa maladie, il ne crut point en relever; il en raisonnait avec ses médecins dans cette opinion... La France tomba enfin sous ce dernier châtiment : Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne; il était mûr déjà pour la bienheureuse éternité.

« La consternation fut vraie et générale; elle pénétra les terres et les cours étrangères. Tandis que les peuples pleuraient celui qui ne pensait qu'à leur soulagement, et toute la France un prince qui ne voulait régner que pour la rendre heureuse et florissante, les souverains de l'Europe pleurèrent publiquement celui qu'ils regardaient déjà comme leur exemple, et que ses vertus allaient rendre leur arbitre et le modérateur paisible et révéré des nations. Le pape en fut si touché qu'il résolut de lui-même et sans aucune sorte d'office de passer par-dessus toutes les règles et les formalités de sa cour, et il en fut unanimement applaudi. Il tint exprès un consistoire; il y déplora la perte infinie que faisait l'Eglise et la chrétienté; il fit un éloge complet du prince qui causait leurs justes regrets et ceux de toute l’Europe. Il y déclara enfin que, passant, en faveur de ses extraordinaires vertus et de la douleur publique, par-dessus toute coutume, il ferait lui-même, dans sa chapelle, les obsèques publiques et solennelles; il en indiqua tout de suite le jour. Le sacré collége et toute la cour romaine y assistèrent, et tous applaudirent à un honneur si insolite : il avait toujours été rendu réciproquement aux papes en France et à nos rois à Rome, mais non à leurs enfants, jusqu'à la mort de Henri III.

« La dauphine mourut à Versailles, le 12 février, entre huit et neuf heures du soir. Le samedi, 13, son corps fut laissé dans son lit, à visage découvert, ouvert le même jour à onze heures du soir, toute la Faculté présente, la dame d'honneur et la dame d'atours.

« Le vendredi matin 19, le corps de Monseigneur le dauphin fut ouvert, un peu plus de vingt-quatre heures après sa mort, en présence de toute la Faculté, de quelques médecins et du duc d'Aumont.

« Le mardi 23 février, les deux corps furent portés de Versailles à Saint-Denis sur un même chariot. Le roi nomma le duc d'Orléans pour accompagner le corps de M. le dauphin, et quatre princesses pour celui de Mme la dauphine.

« Le 2 mars, les deux enfants fils de France, malades depuis quelques jours, furent très-mal, avec les marques de rougeole qui avaient paru en M. le dauphin et Mme la dauphine. Le 8 mars, les médecins de la cour en appelérent cinq de Paris. Les saignées et les autres remèdes ne purent sauver le petit dauphin : il mourut ce même jour, un peu avant minuit. Il avait cinq ans et quelques mois, et était bien fait, fort et grand pour son âge. Il donnail de grandes espérances par l'esprit et la justesso qu'il montrait en tout; il inquiétait aussi par une décision opiniâtre et par une hauteur extrême.

« Trois dauphins moururent donc en moins d'un an, et, en vingt-quatre jours, le père, la mère et le fils aîné. Le 9 mars, le corps du petit dauphin fut ouvert, porté à Saint-Denis et placé sur la même estrade que ceux de ses père et mère. »

Si nous avons multiplié les citations des Mémoires de Saint-Simon, c'est que de tous les contemporains qui ont écrit sur le duc de Bourgogne, aucun ne fut mieux à portée d'étudier ce prince dans tous les détails de sa vie publique et privée. Nous avons vu l'auteur admis dans la plus intime confidence du dauphin. Celui-ci lui demandait ses observalions écrites sur les principes de gouvernement que l'héritier du trône se proposait de suivre pour le repos et la prospérité de la France. Mme de Saint-Simon, dame d'honneur de la duchesse de Berry, était honorée des bontés et de la confiance de la dauphine. Placés dans cette situation à la cour, les deux époux connaissaient les ressorts des diverses intrigues et les principaux personnages qui les faisaient mouvoir. On peut d'autant mieux s'en rapporter à leur témoignage que l'un et l'autre par leurs vertus, par la noblesse et l'élévation de leurs sentiments, par la constante régularité de leur conduite, s'étaient acquis l'estime générale et forçaient leurs envieux mêmes à les respecter.

Qu'il nous soit permis de nous arrêter sur une circonstance entièrement personnelle aux ducs de Beauvilliers et de Saint-Simon. Nous laisserons encore parler ce dernier :

« Il y avait dans la cassette du dauphin des mémoires qu'il m'avait demandés. Je les avais faits en toute confiance; lui, les avait gardés de même. J'y étais donc parfaitement reconnaissable. Il y en avait même un fort long de ma main, qui seul eût sufli pour me perdre sans espoir de retour dans l'esprit du roi. On n'imagine point de pareilles catastrophes. Le roi connaissait mon écriture; il ne connaissait pas de même ma façon de penser, mais il s'en doutait à peu près. J'y avais donné lieu quelquefois, et de bons amis de cour y avaient suppléé de leur mieux. Ce péril ne laissait pas de regarder assez directement le duc de Beauvilliers, un peu plus au lointain le duc de Chevreuse. Le roi qui, par ces mémoires m'aurait aussitôt reconnu, y aurait en même temps découvert la plus libre et la plus entière confiance entre le dauphin et moi, et sur des chapitres les plus importants et qui lui auraient été les moins agréables; et il ne se doutait seulement pas que j'approchasse de son petit-fils plus que les autres courtisans. Il n'eût pas pu croire, intimement lié comme il me savait de tout temps avec le duc de Beauvilliers, que ce commerce intime et si secret d'affaires se fût établi sans lui entre le dauphin et moi; et toutefois il fallut que lui-même portât au roi la cassette de ce prince, à la mort duquel Duchesne (son premier valet de chambre) en avait sur-le-champ remis la clef au roi. L'angoisse était donc cruelle, et il y avait tout à parier que j'en serais perdu et chassé pour tout le règne du roi...

« Les ducs et duchesses de Beauvilliers et de Chevreuse étaient uniquement dans ce secret, et les uniques aussi avec qui en consulter. M. de Beauvilliers prit le parti de ne confier la cassette à personne, quoique le roi en eût la clef, et d'attendre que sa santé lui permit de la porter lui-même, pour essayer, étant avec lui, de dérober ces papiers à sa vue parmi tous les autres, de quelque manière que ce fût. Cette mécanique était difficile, car il ne savait pas même la position de ces papiers si dangereux, parmi les autres, dans la cassette, et cependant c'était la seule ressource. Une si terrible incertitude dura plus de quinze jours.

« Le lundi, dernier février, le roi vit dans son cabinet, sur les cinq heures du soir, le duc de Beauvilliers, pour la première fois, qui n'avait pas été en état de s'y rendre plus tôt. Mon logement était assez près du sien et de plain-pied, donnant au milieu de la galerie de l'aile neuve, de plain-pied aussi au grand appartement du roi. Le duc, à son retour, entra chez moi, et nous dit, à Mme de Saint-Simon et à moi, que le roi lui avait ordonné de lui porter le lendemain au soir, chez Mme de Maintenon, la cassette du dauphin. Il nous répéta que, sans oser ni pouvoir répondre de rien, il serait bien attentif à éviter, s'il était possible, que le roi vît ce qui y était de moi, et nous promit de revenir le lendemain, au retour de chez Mme de Maintenon, nous en apprendre des nouvelles. On peut juger s'il fut atlendu, et à portes bien fermées. Il arriva, et, avant de s'asseoir, nous fit signe de n'avoir plus d'inquiétude. Il nous conta que tout le dessus de la cassette, et assez épaissement, s'était heureusement trouvé rempli d'un fatras de toute sorte de mémoires et de projets sur les finances, et de quelques autres d'intérieurs de province; qu'il en avait lu exprès une quantité au roi pour le lasser, et qu'il y avait réussi tellement qu'à la fin le roi s'était contenté d'en entendre les titres; puis, fatigué de ne trouver autre chose, s'était persuadé que le fond n'était pas plus eux, et avait dit que ce n'était pas la peine d'en voir davantage, et qu'il n'avait qu'à jeter là tous ces papiers dans le feu. Le duc nous assura qu'il ne se l'était pas fait dire deux fois, d'autant qu'il avait déjà avisé au fond un petit bout de mon écriture, qu'il avait promptement couvert en prenant d'autres papiers pour en lire les titres au roi, et qu'aussitôt qu'il lui eut lâché la parole, il rejeta confusément dans la cassette ce qu'il en avait tiré de papiers et mis à mesure sur la table, et avait été secouer la cassette derrière le feu entre le roi et Mme de Maintenon, pris bien garde, en la secouant, que ce mémoire de ma main, qui était grand et épais, fût couvert d'autres, et qu'il avait un grand soin d'empêcher avec les pincettes qu'aucun bout ne s'écartât, et de voir tout bien brûlé avant de quitter la cheminée. Nous nous embrassâmes dans le soulagement réciproque, qui fut proportionné pour ce moment au péril que nous avions couru. »

XVII.

Mort du duc de Berry, des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et de l'archevêque de Cambrai, Fénelon.- Quelques traits du noble caractère du dauphin, duc de Bourgogne.

Depuis 1709, les plaies domestiques redoublerent chaque année, et ne se retirèrent plus de dessus la famille royale. Bientôt après la mort de Monseigneur, le roi avait été attaqué par des coups peutêtre encore plus sensibles. Son cour, que luimême avait comme ignoré jusqu'alors, fut brisé par la perte de la dauphine et par celle du dauphin. Sa tranquillité sur la succession à la couronne disparut avec l'héritier enlevé vingt jours après son père. Louis XIV ne pouvait considérer sans effroi l'âge et le dangereux état de l'unique rejeton de cette précieuse race, âgé seulement de cinq ans et demi. Son courage semblait succomber à tant de coups frappés si rapidement, tous avant la paix, presque tous durant une crise si terrible pour le royaume.

Et cependant, si près de descendre dans la tombe le grand roi n'avait pas encore épuisé la coupe des douleurs; le lundi 30 avril 1714, il entre chez le duc de Berry qui avait eu la fièvre toute la nuit. En sortant de chez Sa Majesté, sur les neuf heures du matin, ce prince fut pris d'un grand frisson qui l'obligea de se remettre au lit. Il fut saigné, le roi étant dans sa chambre, et le sang fut trouvé mauvais.

« Le duc de Berry, dit Saint-Simon, était de la hauteur de la plupart des hommes, assez gros et de partout, d'un beau blond, un visage frais, assez beau, et qui marquait une brillante santé. Il était fait pour la société et les plaisirs, qu'il aimait tous; le meilleur homme, le plus doux, le plus compatissant, le plus accessible, sans gloire et sans vanité, mais non sans dignité ni sans se sentir. Il avait un esprit médiocre, sans aucunes vues et sans imagination, mais un très bon sens, et le sens droit, capable d'écouter, d'entendre, et de prendre toujours le bon parti entre plusieurs spécieux. Il aimait la vérité, la justice, la raison; tout ce qui était contraire la religion le peinait à l'excès, sans avoir une piélé marquée; il n'était pas sans fermeté, et haïssait la contrainte... Il ne sut jamais guère que lire et écrire, et il n'apprit jamais rien depuis qu'il fut délivré de la nécessité d'apprendre. Le duc de Bourgogne avait toujours vécu avec le duc de Berry dans la plus intime amitié et avait pour lui toutes les prévenances de toute espèce; la duchesse de Bourgogne ne l'aimait pas moins, et n'était pas moins occupée de lui faire tous les petits plaisirs qu'elle pouvait, que s'il était son propre frère, et les retours de la part de celui-ci étaient la tendresse même et le respect les plus sincères et les plus marqués pour l'un et pour l'autre. Il fut pénétré de douleur à leur mort, surtout à celle du dauphin, et de la douleur la plus vraie, car jamais homme n'a sú moins feindre que celui-là. »

« A peine quatre mois s'écoulèrent entre la mort de ce prince et celle du duc de Beauvilliers, qui avait été son gouverneur comme celui de ses deux frères. Il expira le 31 août 1714; sa santé, naturellement délicate, ne pouvait guère s'affermir au sein d'une vie entièrement partagée entre les exercices de piété, les fonctions de ses charges, dont il ne manquait aucune de celles qui ne se croisaient pas, et entre les affaires dont il ne se délassait que dans les jouissances du plus intime intérieur de famille. Ni lui ni Mme de Beauvilliers ne se consolèrent de la perte de leurs enfants. Pour le duc la mort du dauphin fut un coup peut-être encore plus sensible. Toute sa tendresse s'était réunie dans ce prince, dont il admirait l'esprit, les talents, le travail, les desseins, la vertu, les sacrifices, et la métamorphose entière que la religion avait opérée en lui, et y confirmait sans cesse; il était sensiblement touché de sa confiance sans réserve, et de leur réciproque liberté à se communiquer, à discuter et à résoudre toute chose; il était pénétré de l'amour de l'État, de l'ordre, de la religion qu'il allait voir refleurir et comme renaître sous son règne, et en attendant, par sa prudence, sa sagesse, sa justice, sa modération, son application, et par l'ascendant que le roi lui laissait prendre sur la cour et sur lui-même. Quelque convaincu qu'il fût de sa sainteté et de son bonheur, sa mort l'accabla de telle sorte, qu'il ne mena plus qu'une vie languissante, amère, douloureuse, sans relâche, sans consolation. Enfiu la mort du duc de Chevreuse, son cœur, son âme, le dépositaire et souvent l'arbitre de ses pensées les plus secrètes, même de piété, depuis toute leur vie un autre lui-même, lui donne le dernier coup.

« Il fut malade près de deux mois à Vaucresson, où peu auparavant il s'était retiré et renfermé à l'abri du monde. Il mourut le vendredi, 31 août 1714, sur le soir, de la mort des justes, ayant conservé toute sa tête jusqu'à la fin. Il avait près de soixante-six ans environ, trois ans de moins que le duc de Chevreuse, étant né le 24 octobré 1648.

« Il épousa, én 1671, la troisième fille du célèbre ministre Colbert; l'aînée avait épousé, quatre ans auparavant, le duc de Chevreuse, et huit ans après, la dernière fut mariée au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et leurs femmes se trouvèrent si parfaitement faits l'un pour l'autre, que ce ne fut qu'un cæur, qu’une âme, qu'une même pensée, un même sentiment toute leur vie.

« La piété du duc de Beauvilliers, qui commença de fort bonne heure, le sépara assez de ceux de son âge. Etant à l'armée, à une promenade du roi, dans laquelle il servait, il marchait seul un jour un peu en avant; quelqu'un le remarquant se prit à dire qu'il faisait là sa méditation. Le roi, qui l'entendit, se tourna vers celui qui parlait, et le regardant : « Oui, dit-il, voilà M. de Beauvilliers qui est un « des plus sages hommes de la cour et de mon « royaume. » Celle subite et courte apologie fit taire et donna fort à penser, en sorte que les gloseurs demeurèrent en respect devant son mérite. »

On conçoit de quelle douleur dut être affectée l'âme de Fénelon en apprenant la perle qui mettait le comble aux malheurs de la France. Les mêmes lettres qui lui avaient annoncé que la dauphine n'était plus, l'informaient du péril qui menaçait la vie de son époux. Il prévii dès le premier momoni que tout était à craindre. Conservant toutefois un roste d'espérance, il adressa au duc de Chevreuse un écrit que ce dernier devait mettre sous les yeux du prince, lorsqu'il serait en état d'entendre la voix douce et puissante de la religion. Cet écrit, dont le cardinal de Bausset nous a transmis la copie d'après l'original tout entier de la main de l'archevêque de Cambrai, est daté du 18 février 1712. Le dauphin était mort le même jour à neuf heures du matin. A cette horrible nouvelle, Fénelon laissa échapper ces seuls mots : « Tous mes liens sont rompus. Rien ne m'attache plus à la terre. » L'état d'accablement dans lequel il tomba, et qui alarma ses amis, ne lui permit que le 27 février d'épancher les anxiétés de son âme dans le sein du duc de Chevreuse.

« Hélas ! mon bon duc, lui écrivit-il, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l'Église et pour l'Etat. Il a formé ce jeune prince, il l'a orné, il l'a préparé pour les plus grands biens; il l'a montré au monde, et aussitôt il l'a détruit. Je suis saisi d'horreur et malade de saisissement sans maladie; en pleurant le prince mort, qui me déchire le cour, je suis alarmé pour les vivants. Ma tendresse m'alarme pour vous et pour le bon (c'est ainsi qu'on nommait le duc de Beauvilliers); de plus, je crains pour le roi : sa conservation est infiniment importante. On n'a jamais tant dû désirer et acheter la paix. Que serait-ce si nous allions tomber dans les orages d'une minorité, sans mère régente, avec une guerre accablante au dehors ! tout est épuisé, pousse à bout. De plus, le roi est malheureusement trop âgé pour pouvoir compter qu'il verra son successeur en âge de gouverner d'abord après lui. Quand même on serait assez heureux pour éviter une minorité selon la loi, c'est-à-dire au-dessous de quatorze ans, il serait impossible d'éviter une minorité réelle, où un enfant ne fait que prêter son nom au plus fort. il y aurait des réflexions infinies à faire làdessus; mais vous les ferez mieux que moi; je n'en ai ni le temps ni la force. Je prie Dieu qu'il vous inspire : jamais nous n'en eûmes un si grand besoin.

La même année, le 5 novembre 1712, Fénelon perdit le duc de Chevreuse. La mort du duc de Beauvilliers, arrivée le 31 août 1714, fut le dernier coup qui acheva d’écraser l'archevêque de Cambrai. Ce prélat tomba malade le 1er janvier 1715 et mourut le 7 du même mois.

« Il parut, dit M. de Bausset, si difficile de donner à Fénelon un successeur digne de le remplacer, que Louis XIV, qui lui survécut huit mois, mourut sans avoir nommé à l'archevêché de Cambrai. »

Un trait qu'il ne faut pas omettre dans la vie du duc de Bourgogne, c'est sa conduite courageuse envers le duc d'Orléans. Nous en empruntons le récit à l'histoire de la régence de ce prince :

« Enfin, dit Marmontel, arriva le moment où Louis XIV était forcé d'abandonner son petit-fils (roi d'Espagne). Le duc d'Orléans crut voir le sceptre échapper des mains de Philippe V. En effet, il y avait peu d'espérance qu'il pût se soutenir sur le trône; et, supposé qu'il en tombât, on proposait au duc d'Orléans de s'y laisser mettre en sa place. Il y consentit, sans vouloir, disait-il, håter la chute de Philippe V, et sans croire trahir la France, intéressée à voir sur le trône d'Espagne un prince du sang de nos rois. Le secret fut mal gardé; on arrêta ses émissaires; il fut délibéré au Conseil de Versailles, si on lui ferait son procès. On disait qu'il avait voulu tourner les armes de Philippe V contre ce roi lui-même; et, indigné de sa trahison, le dauphin (fils de Louis XIV) demandait sa tête. Ses véritables défenseurs furent le chancelier et le duc de Bourgogne; l'un en jetant sur sa conduite le voile le plus favorable, l'autre en s'élevant dans le Conseil avec un courage respectueux contre l'avis du dauphin, son père; soit qu'il y fut excité par sa femme qu'il adorait, et dont la mère, duchesse de Savoie, était seur du duc d'Orléans; soit que, persuadé lui-même de l'innocence de ce prince, il suivît, en le protégeant, son inclination personnelle; car on assure qu'il l'aimait. Et si l'on est surpris de voir quelque liaison de sentiment entre deux princes de mours si différentes, on se rappellera que le malheur les avait rapprochés par une sorte de ressemblance et de sympathie, ayant eu l'un et l'autre des ennemis et des amis communs; que, dans les violents chagrins que le duc de Bourgogne avait essuyés, lors de sa campagne de Flandre, le duc d'Orléans avait pris sa défense contre le parti de Vendôme, et qu'il s'était déclaré de même pour Fénelon dans sa disgrâce, ce qui lui avait concilié tous les amis de Fénelon. Peut-être aussi que le duc de Bourgogne, rendu indulgent par ses réflexions sur lui-même, voyait les mœurs d'un prince, livré dès son enfance à des hommes si différents des Beauvilliers et des Chevreuse, comme une suite inévitable de ce malheureux abandon; peut-être que l'attrait qu'avait pour son esprit celui d'un prince aimable, éclairé, séduisant, lui avait donné quelque espérance de ramener de ses égarements un naturel moins impétueux, moins indomptable que le sien; qu'il lui avait reconnu, à travers tant de vices, un fonds de bonté, de droiture; qu'en le voyant superstitieux, il ne pouvait le croire sincèrement impie, et que, dans ses dérèglements même, il se faisait un devoir de l'aimer, puisque Fénelon, son modèle, n'avait cessé de le chérir.

« Quoi qu'il en soit, la voix qui s'éleva dans le Conseil, en faveur du duc d'Orléans, fut celle du duc de Bourgogne. Il osa faire entendre au roi que ce prince n'était pas coupable de l'imprudence de ses agents; qu'il avait servi l'Espagne avec autant de franchise que de valeur et de constance; mais que, dans un moment où l'on était forcé d'abandonner Philippe V, le duc d'Orléans avait pu, sans crime, penser aux droits de sa naissance, et se ménager, en cas d'événements, les moyens de les soutenir. »

A ce tableau d'une touche habile, M. Lacretelle ajoute quelques traits qui, en le complétant, le rendent plus intéressant encore. Voici de quelles couleurs l'auteur de l'Histoire de France pendant le dix-huitième siècle a peint ce mémorable incident :

« L'accusation qui fut portée contre le duc d'Orléans, à la suite de ses intrigues en Espagne, divisa la cour et la famille de Louis XIV. Le dauphin, en qui on n'avait jamais vu ni passion ni caractère, osa, pour la première fois, ouvrir un avis en présence du roi, et provoquer sa sévérité contre un prince de son sang. Une voix généreuse s'éleva en faveur du duc d'Orléans, ce fut celle du duc de Bourgogne. L'équité et l'élévation de son âme ne lui permirent pas de céder à l'aveugle ressentiment de son père, ni de se taire devant un tel accusateur; il avoua des torts dans la conduite de son parent, et sut le justifier du crime de trahison. Louis XIV senlit avec une vive émotion combien était touchante et respectable l'apologie d'un prince accessible à tous les genres de séduction, dans la bouche de celui qui ne s'exerçait qu'aux vertus les plus austèreș. Il s'était souvent indigné des désordres, et surtout de l'impiété de son neveu; mais il était forcé de reconnaître en lui une valeur brillante, un esprit plein de grâce et de pénétration, un naturel où la bonté dominait. Il lui avait fait épouser, en 1692, sa fille légitimée, Mlle de Blois. Comme ce prince avait donné ce gage d'obéissance, malgré l'opposition déclarée de sa mère, Louis lui en savait beaucoup de gré. Il se plut à voir les torts qu'on lui reprochait dans l'affaire d'Espagne, atténués par le duc de Bourgogne, et fut heureux de n'avoir point à sévir contre son gendre. Mme de Maintenon, portée à craindre dans le duc d'Orléans un rival dangereux pour le duc du Maine, mais touchée du respect qu'il lui montrait sans bassesse et sans arlifice, n'avait pas encore contre lui une haine prononcée; la cour crut cependant la flatter et se rendre agréable au roi en continuant à s'éloigner du duc d'Orléans.

« Le duc de Bourgogne avait l'âme trop noble pour suivre cet exemple : il s'attacha au prince qu'il avait sauvé d'un grand péril. Il se souvenait que lui-même était né avec des passions impétueuses, et il se flattait de rappeler à la vertu un homme qui, au milieu de ses désordres, se montrait susceptible de sentiments généreux. La duchesse de Bourgogne partageait l'intérêt de son époux pour le duc d'Orléans. »

Nous compléterons le portrait du dauphin en citant encore quelques maximes tirées de ses écrits et quelques anecdotes de sa vie. Le duc de Bourgogne s'était, dès ses jeunes années, nourri de la lecture des ouvrages les plus propres à l'affermir dans les principes d'un sage gouvernement; et il faisait pour son usage de courtes analyses de tout ce qu'il avait lu. Celle qu'il donne de la République de Platon pourra faire juger des autres : « Les anciens, dit-il, nous offrent d'excellentes choses dans tous les genres; mais il faut souvent de grandes études pour extraire d'une multitude d'inutilités ou de choses communes un petit nombre de vérités précieuses ou de réflexions utiles. Platon est un des plus judicieux dans toutes les matières qu'il traite, ou du moins dans celles que j'ai vues. La pureté de sa morale, ses idées sublimes sur la Divinité, nous étonnent dans un païen. Sa République est un excellent traité de la Justice. »

« Le métier de la guerre, dit ailleurs le dauphin, est certainement un métier très-disticile et où les habiles font tous les jours des fautes. Pour commander une armée, comme pour gouverner un Etat, il ne faut qu'un seul homme, mais il faudrait à cet homme des lumières et une prévoyance plus qu'humaines. Dans le gouvernement d'un Etat et le train ordinaire des affaires, tout se fait à tête reposée et après de mûres délibérations. Dans la conduite d'une armée, il faut savoir agir souvent sans délibérer; il faudrait que vous pussiez prévoir tout ce qui doit ou peut arriver; et l'art de l'ennemi est de vous donner le change sur ce qu'il vous prépare ou pour le fond ou pour l'exécution. Le plus habile capitaine, s'il est de bonne foi, avouera qu'il a fait des fautes dans les campagnes qui lui ont été les plus glorieuses; qu'il a échoué dans une entreprise bien concertée, et réussi dans une autre qui paraissait téméraire. Il n'y a ni mesures, ni bon conseil, ni nombre de troupes, ni bravoure qui puissent assurer un général de la victoire. Un rien, dans un jour de bataille, jette le découragement et l'épouvante dans une armée, deux heures avant pleine d'ardeur. Un coup de vent, un nuage de poussière décide de la perte ou du gain d'une bataille. Demandez à cette armée pourquoi elle fuit devant un ennemi qu'elle a battu la veille ? personne n'en sait rien.

« Il est d'usage, dit-il encore, que nous prenions nos grenadiers parmi nos plus beaux hommes. Ne vaudrait-il pas mieux qu'ils fussent choisis parmi les plus braves, et que le grade de grenadier fût la récompense du mérite plutôt que le prix de la taille ? On y perdrait pour la montre, mais on y gagnerait pour la force; et l'on se procurerait un moyen facile de récompenser le soldat. »

Le trait suivant, raconté par le prince, ne mérite-t-il pas d'être cité ? « Il arrivé souvent qu'une observation judicieuse et importante, dont un officier se fait honneur, lui a été suggérée par un soldat. Le maréchal de Turenne avouait qu'il avait souvent rencontré de vieux soldats qui pénétraient ses desseins les plus secrets, et qui lui travaient un plan de campagne raisonné, peu différent de celui qu'il se proposait de suivre. Je me rappellerai toujours que, sur un rapport avantageux que me fit M. de Vendôme, j'ordonnai qu'on gratifiât de dix louis un sergent du régiment de Navarre. Cet homme ne voulut en recevoir qu'un seul, en disant : je le conserverai toute ma vie, et me souviendrai que je le tiens de mon général. Deux mois après, le même soldat fit de nouveau parler de lui. Je fis alors faire des informations sur sa conduite, qui avait été constamment la même pendant trentedeux ans qu'il avait servi. De sergent qu'il était, je le fis capitaine. Il eut encore la délicatesse de demander à remplir ce grade dans un autre régiment, parce que, disait-il, il aurait honte de se voir l'égal de ceux qu'il avait respectés jusqu'alors comme ses supérieurs. Mais tous les officiers de son régiment voulurent qu'il restât parmi eux, et il y resta. On ne saurait imaginer le bon effet que cela produisit dans le régiment et même dans toute l'armée. J'ai compris qu'il serait à propos que, dans tous les régiments, il se trouvât au moins un capilaine de fortune, qui eût commencé par être soldat.

Ce serait un encouragement toujours parlant, tant pour le soldat que pour l'officier même, qui doit avoir à coeur que le soldat ne lui soit point préféré.»

Suivant les maximes du duc de Bourgogne, il n'est pas permis de faire en pays ennemi tout le mal que l'on pourrait y faire. « Les hostilités inutiles, sont, disait-il, de véritables injustices. Faire la guerre à des paysans désarınés qui offrent de donner tout ce qu'ils ont, brûler leurs moissons, arracher leurs vignes, couper leurs arbres, incendier leurs cabanes, c'est une lâcheté et un brigandage qui laisse dans les cours un sentiment profond de haine que les pères transmettent à leurs enfants, et qui éternise les antipathies nationales. La cupidité des gens de guerre peut occasionner des dés ordres, contre l'intention des chefs; mais l'officier doit répondre du soldat, le général de l'officier, et le souverain du général. Quelques exemples de sévérité, après des ordres précis, peuvent prévenir tous les excès en ce genre. »

On reconnaît la justice autant que l'humanité de ce prince, dans ce passage de ses écrits : « Les charges de l'État doivent être payées par ceux qui jouissent des biens de l'Etat. Les grêles, les inondations, la mortalité des animaux, et d'autres fléaux semblables, sont de justes raisons d'accorder des exemptions ou des modérations de subsides à un canton, à un village, à un particulier. — Emprisonner pour une modique somme un misérable réduit à ne pouvoir la payer, parce qu'il aura essuyé une longue maladie, ou parce qu'il sera chargé d'élever un troupeau d'enfants, qui mangent du pain sans en gagner, c'est une cruauté que personne n'est autorisé à exercer au nom du roi. »

« Il est juste, dit ailleurs ce prince, que l'on fournisse les armées de vivres; il est juste que le soldat soit yêlu; il est juste qu'il reçoive exactement sa paye; mais il est inique que l'État, pour ces objets et autres qui y ont rapport, paye quinze ce qu'un particulier, faisant pour son compte, payerait dix et peut-être moins encore; il est inique qu'au milieu de la misère générale, un petit nombre de gens d'affaires s'élèvent de la poussière et amassent des fortunes monstrueuses. »

Les réflexions suivantes prouvent avec quelle sagacité le duc de Bourgogne avait étudié les systèmes d'économie politique : « De quelque utilité que soit le commerce extérieur ou avec l'étranger, ses avantages ne seront jamais comparables pour la France avec ceux que lui procure l'agriculture, qui sera toujours le plus riche fondement de son commerce. Un État, riche en fonds de terres bien cultivées, l'est toujours beaucoup plus que celui qui ne l'est qu'en marchandises. Quelques années d'interruption dans le commerce écrasent une nation qui n'a point d'autres ressources. Celle qui tire sa subsistance de ses fonds de terre sera rarement réduite aux mêmes extrémités... Ce serait une erreur grossière d'imaginer que toutes les nations doivent subsister et devenir florissantes par les mêmes moyens. En France, l'étendue et la fertilité du sol nous indiquent que l'agriculture doit faire la source de nos richesses et la principale force de l'État. Le commerce ne doit avoir que le second rang. Au contraire, le commerce sera de première nécessité chez un peuple nombreux qui a peu de terres et trop peu pour en tirer sa subsistance. Il faut alors que son commerce et son industrie suppléent au sol qui lui manque. »

Dans son histoire de Fénelon, le cardinal de Bausset a publié, sous forme de notes, des mémoires particuliers pour un plan de gouvernement, copiés sur le manuscrit original de la main de l'archevêque de Cambrai, à la date du mois de novembre 1711. Si l'on rapproche ces notes des écrits et des maximes du dauphin, on reconnaîtra facilement l'identité des principes entre l'ancien précepteur et son royal élève. Ce sont les mêmes vues sur les réformes à opérer, sur l'ordre à établir dans les dépenses, sur les impôts, sur les assemblées dans les provinces, sur les assemblées générales du royaume, à l'instar de celles des pays d'états, comme en Languedoc, en Bretagne, en Bourgogne, en Artois et en Provence.

Celte grasale et sublime maxime que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois était si avant imprimée dans l'âme du dauphin, qu'elle lui avait rendu le luxe et la guerre odieux. Il se donnait la peine d'étudier les affaires qui se présentaient à juger devant le roi aux Conseils des finances et des dépêches, et si elles étaient grandes, il y travaillait avec les gens du métier, chez lesquels il puisait des connaissances, sans se rendre esclave de leurs opinions.

Le dauphin avait pour principe de ne condamner jamais personne sans avoir approfondi l'accusation. Et cette sage précaution, dit son historien, ne lui paraissait nulle part plus nécessaire qu'à la cour, pour ne pas s'exposer à blesser la justice. Les envieux du maréchal de Villars, afin de le perdre dans l'esprit du prince, avaient persuadé à la dauphine que cet illustre guerrier avait appelé le duc de Savoie en duel. La princesse demanda justice à son mari de l'insulte faite à son père. Le dauphin promit d'exa miner l'affaire; et le fait éclairci se réduisit à une calomnie, qui pourtant n'était pas sans vraisemblance. Le duc de Savoie, commandant ses troupes en personne, était monté sur une éminence pour reconnaître l'armée française; et le maréchal de Villars, sur une autre assez voisine, pour observer l'armée du duc. Villars ayant fait signe à un des officiers qui le précédaient de ne pas avancer plus loin, le duc de Savoie crut que ce ge te s'adressait à lui; et, se tournant vers les officiers de sa suite : « Je ne comprends rien, leur dit-il, aux gestes que fait le maréchal de Villars. Serait-il assez fou pour vouloir se battre avec moi ? ». Ces paroles rapportées quelques jours après au maréchal, il répondit : « Je sais trop le respect que je dois à M. le duc de Savoie pour lui faire une pareille proposition; mais, s'il me la faisait, je ne suis pas homme à m'y refuser. » Villars, au retour de sa campagne, étant venu faire sa cour au dauphin : « Monsieur le maréchal, lui dit ce prince, vous avez su qu'on avait voulu nous brouiller; mais comptez que, de ma part, vous ne serez jamais brouillé qu'avec nos ennemis.)

Le nom du duc de Savoie figure encore dans l'anecdote suivante. Lors de la campagne de 1708, Louis XIV dit au duc de Bourgogne : « C'est ici, mon fils, une de ces occasions où nous devons à la nation de nous montrer nous-mêmes. Vous irez prendre le commandement de l'armée; mais songez que vous me donneriez du chagrin, si j'apprenais que vous vous exposassiez comme vous avez fait devant Brisach. » Le prince assura le roi qu'il réglerait sa conduite sur celle que tiendrait le duc de Savoie; et, deux jours après, il se mit en route pour la Provence. Quand il prit congé de la duchesse sa femme : « Eh bien, lui dit-il en riant, aurez-vous le courage de prier Dieu pour un mari qui va combattre contre votre père ? Priez du moins pour l'un et pour l'autre. »

Fin.

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