Napoléon 1er et les Prussiens

Napoléon 1er et les Prussiens (1806-1807).

M. Alfred Rambaud, faculté des lettres de Caen.

De 1792 à 1806, la France révolutionnaire ou impériale n'avait grandi qu'aux dépens de l'Autriche et de ses alliés. C'était avec la Belgique autrichienne qu'elle s'élait étendue vers le nord ; c'était avec les possessions de l'Autriche ou de ses alliés qu'elle avait créé les républiques ou les royautés vassales de l'Italie ; c'était avec les dépouilles des princes ecclésiastiques, c'est-à-dire avec la clientèle autrichienne en Allemagne, qu'elle avait indemnisé les États germaniques qu'elle dépossédail sur la rive gauche du Rhin ; c'était avec la Souabe autrichienne, avec le Tyrol autrichien, avec les biens des chevaliers et des comtes d'Empire, autre catégorie de clients autrichiens, que Napoléon avait doté Bade, la Bavière, le Würtemberg, créé la clientèle française de la Confédération du Rhin. C'était à l'Autriche qu'il avait pris la couronne impériale d'Occident, héritage des Otton et des Hapsburg. La Prusse assistail à ces désastres de son ancienne rivale, dans une neutralilé moins attentive qu'inquièle ; elle restait non impassible, mais à peu près immobile dans l'Alle. magne du Nord. Plus d'une fois elle avait projeté d'armer, une fois même elle avait armé contre la France devenue, à son gré, trop puissante ; mais jamais ses armées n'avaient reparu, depuis la paix de Bâle, sur nos champs de bataille. Et pourtant, à certains signes, on pouvait prévoir un conflit prochain. Tout contribuait à le hâter : les exigences et l'ambilion de Napoléon, surtout les faules et les maladresses de la Prusse. Elle avait repoussé, puis recherché, repor ssé encore l'alliance de Napoléon. Elle avait armé contre lui a l'époque d'Austerlitz, puis s'était laissé imposer le traité de Schenbrünn, qu'elle ne voulut ensuite ni rompre, ni ratifier complétement. Elle acceptait le Hanovre avec avidité, le refusait avec une révolte de pudique orgueil, puis l'acceptait définitivement en donnant à entendre que c'était bien à contre-cœur et qu'elle ne le gardait que pour le rendre à son propriétaire, enfin entrait dans une colère violente en apprenant que Napoléon, lassé de ces bésitations, avait précisément offert de le restituer à l'Angleterre. Ce dernier incident, venant après l'affaire d'Anspach, après les récits exagérés sur les ambitions de Murat, grand-duc de Berg, acheva d'exaspérer le parti de la guerre. On n'écouta plus les partisans de l'alliance française. On ne demanda plus ni explications, ni réparations ; on était tout à sa passion, à son amour-propre froissé : la cour, l'armée, le peuple, se précipitaient d'un mouvement aveugle vers une guerre insensée, inégale, mal préparée. En arrivant à celle période fatale de l'histoire de Prusse, nous avons malheureusement, pour la bien comprendre, une expérience que n'avaient pas nós devanciers.

I.

La reine Louise de Mecklenburg-Schwerin, le prince Ferdinand, les ministres Stein et Hardenberg, les généraux Rüchel et Blücher, ne laissèrent pas au roi le temps de se reconnaitre. Schulenburg-Kehnert, Brunswick lui-même, Brunswick, le prince de la paix, ainsi que l'appelaient les hobereaux du parti de la guerre, furent entraînés comme les autres. Les journaux de Berlin prêchaient la guerre contre les Français. Ca spirituel « Berlinois » s'est donné le plaisir récemment de recueillir, sous le titre de Littérature française pendant la guerre de 1870, les « morceaux choisis » des hableries et des fanfaronnades de nos journaux: il pourrait se donner le même plaisir avec la presse berlinoise de 1806. Au théâtre, on ne voulait que des pièces belliqueuses ; on applaudissait avec frénésie les passages à allusions de Wallenstein et de la Pucelle d'Orléans. Aux marionnettes on se donnait le plaisir de rosser Bonaparte. La foule faisait des démonstrations menaçantes devant les hôtels des ministres suspects de vouloir la pair ; les jeunes officiers allaient aiguiser leurs sabres sous les fenêtres de l'ambassadeur de France. Quiconque parlail de paix était un traitre. Dans un mémoire adressé au roi, le 2 septembre, les princes Henri, Guillaume, Ferdinand, le prince d'Orange, le duc de Brunswick, dénoncerent formellement les ministres pacifiques commes responsables de « l'impudent abus que faisait Bonaparte des désirs pacifiques de Votre Majesté ».

Napoléon suivail avec calme et attention ces mouvements de la cour et de l'opinion prussienne. Son armée à ce moment élait encore presque lout entière en Allemagne : il n'avait qu'un pas à faire pour franchir les montagnes de Thuringe. Dès le 9 septembre, il ordonnait à Berthier de faire reconnaitre le haut Palatinat, les défilés du Frankenwald, la Thurioge. Le 10, il ordonnait à son grand-écuyer Caulaincourt de faire arranger ses lunetles. Il prescrit à Mortier de tenir la main aux fortifications de Mayence ; il prévoit le cas où par suite d'une bataille perdue par la France, l'ennemi se porterait sur le Rhin. Il prévoit tout, même ce qui est à ce moment le plus improbable : la défaite.

Pourtant il déplorait, plus sincèrement qu'on ne le croit généralement, cette guerre qui devenait chaque jour inévitable. Il avait fondé sur l'alliance prussienne les plus grandes espérances. Sa politique le portait à s'étendre, non dans le nord de l'Allemagne, mais dans le sud de l'Europe. Il consentait volontiers à accorder à la Prusse plus d'homogénéité et une plus grande situation sur la mer Baltique et sur la mer du Vord. Il eût pu l'écraser l'année précédente, après le traité de Potsdam : il ne l'avait pas fait, il l'avait au contraire agrandie, fortifiée : signe certain qu'il ne voulait pas lui faire la guerre. Dans une lutte avec la Prusse, la vicloire la plus complète n'en était pas moins une hypothèse embarrassante. Il fallait se mettre sur les bras les affaires de la Pologne et de l'Allemagne du Nord, se détourner de l'Espagne, de l'Italie, de la mer, des colonies. La Prusse abattue, que serait-il de ses dépouilles ? La détruire était difficile, la conserver dangereux. Dans celle guerre, beaucoup à perdre, rien à gagner en puissance réelle. C'est ce qui explique plus tard sa haine contre la Prusse vaincue, qui l'avait obligé à la vaincre ; ses fureurs contre la reine Louise, Brunswick, les hobereaux : tous ceux qu'il regardait comme les auteurs de celle guerre fatale.

Il fit des efforts sérieux pour la prévenir. Dans une note du 12 septembre 1806, il insiste sur le caractère impolitique d'une pareille lutte :

« L'Empereur ne peut estimer la conduite du cabinet de Berlin ; il a cela de commun avec loute l'Europe. Si quelquefuis même il ne consullait que son caur, il ne serait pas impossible qu'il désirat d'humilier le cabinet de Prusse. Mais la raison d'État sera que l'Empereur sera toujours ami de la Prusse. Sa politique s'étend sur le midi et non sur le nord. Il est ridicule de penser que l'Empereur voulût faire la guerre à la Prusse pour que la Bavière eût Bayreuth et le duc de Clèves Münster.... L'Empereur désire véritablement ne pas tirer un coup de susil contre la Prusse. Il regardera cet événement comme un malheur, parce qu'il vient troubler des intérêts déjà assez compliqués, qui l'empêchent d'évacuer l'Allemagne avec honneur. »

Il exprima les mêmes sentiments à l'ambassadeur Knobelsdorff, que la cour de Prusse lui avait envoyé en septembre, moins peut-être pour tenter un nouvel elfort de rapprochement que pour gagner du temps pour les préparatifs militaires.

Ce n'est pas que Napoléon n'eût vis-à-vis de la Prusse les torts les plus graves. Sans parler de ces agrandissements incessants qui, après chaque guerre, rendait une guerre nouvelle inévitable, il avait manqué aux égards qu'il devait à un allié, à une puissance qui avait sa légitime susceptibilité et et son passé honorable. Après lui avoir imposé le Hanovrc, il l'offrait à l'Angleterre. Après lui avoir imposé son alliance, il refusait de se laisser contenir dans ses projets d'agrandissement. Mais la Prusse avait bien plus de torls encore. Sa politique de 1805 est la plus perfide qu'on puisse s'imaginer: la minime affaire d'Anspach ne l'autorisait pas à armer sur les derrières de Napoléon. Ayant accepté les traités de Schœnbrünn et de Paris, elle devait les exécuter loyalement, franchement, et ne pas se poser devant l'Europe en victime de Napoléon. Acceptant son alliance, elle ne devait pas aflecter d'en rougir. Assez avide pour prendre le Hanovre, elle ne devait pas faire la prude offensée devant ses anciens alliés. Elle avait tort de se résoudre à la guerre sur de vains bruils. Elle avait tort de ne pas dire ce qu'elle voulait et de ne savoir faire ni la paix, ni la guerre.

II.

Quoi qu'il en soit, dans les premiers jours d'octobre, les deux armées se trouvaient pour ainsi dire en présence, l'une dans le bassin du Mein, l'autre dans le bassin de la Saare, séparées seulement par la ligne du Frankenwald el de la forêt de Thuringe.

Qu'était-ce que l'armée prussienne pour lutter avec l'armée française ? Les historiens allemands ont décrit à plaisir les vices et les abus dont elle souffrait, les ont peut-être exagérés pour excuser sa défaite.

Tous ces vices se résument en un mot : c'était une armée gâtée par la paix. Depuis la guerre de Sept ans, elle n'avait fait aucune guerre aussi sérieuse. Des expéditions comme celles de Pologne, de Champagne, de Mayence, du Rhin, où la Prusse ne combattait, pour ainsi dire, que d'une main, étaien! plus propres à tromper une nation et une armée sur leurs propres forces qu'à les éclairer. Nous avons pu faire depuis, pour notre propre compte, cette expérience. En outre, l'armée prussienne de 1806 formait dans la nation une nation à part, et l'on pouvait dire de la Prusse qu'elle « n'était pas un pays qui avait une armée, mais une armée qui possédait un pays ». Cette caste de vainqueurs campée en Prusse ne se recrutait même pas exclusivement parmi les nationaux : toules les classes de la nation avaient des motifs différents pour s'exempter du service militaire, nobles, bourgeois, profesfesseurs, ouvriers, paysans mêmes. Une bonne partie des soldats et des officiers de l'armée prussienne étaient étrangers à la Prusse ; on obtenait les soldats par le raccolement, on attirait les officiers par le prestige des lauriers de Frédéric. Rien d'insolent comme l'officier pour le bourgeois qu'il vexait à plaisir, pour le soldat qu'il dressait à coups de poing ou à coups de bâton. Cette armée, en somme, datait de la guerre de sept ans ; elle était commandée presque par les mêmes généraux qu'en 1756 ; ceux-ci ne voyaient de salut que dans les procédés, dans les recettes militaires du grand Frédéric, sans voir qu'un nouvel art de la guerre venait de surgir au milieu du bouleversement européen. L'armement et l'habillement du soldat était fort médiocre ; en revanche, quatre jours avant léna, on rappelait aux soldats les règlements qui prescrivaient d'égaliser exactement les bottes de paille. La routine était tout dans cette armée, la science rien. Le corps d'officiers et même le corps d'état-major avaient la réputation d'une médiocre instruction ; le ministre Bulow disait de son frère le général « qu'il était le plus sot des Bulow, mais le plus intelligent des officiers d'étal-major ». Une chose qui alourdissait étrangement cette armée, c'était la vieillesse d'une grande partie de ses membres. A part les princes, généraux de naissance, elle n'avait que des vieillards à sa tete: des trois seld-maréchaux, l'électeur de Cassel avait soixanletrois ans, le duc de Brunswick soixante et onze, Moellendorf quatre-vingt-deux. Des sept généraux d'infanterie, quatre avaient soixante ans, un autre était octogénaire. Des vingt-quatre lieutenants-généraux, neuf étaient septuagénaires, onze sexagénaires. Il en était de même pour les généraux de cavalerie et les autres grades de l'armée. Si nous examinons la composition d'un régiment nous le trouvons encombré de vieux sous-officiers et de vieux soldats. Il y avait, en quantité, des soldats de quarante, de cinquante, de soixante ans. Du corps de sous-officiers plus de la moitié avaient de quarante à soixante ans. Voilà ce qui restait à l'armée prussienne de ses triomphes de la guerre de sept ans : un héritage de vieux procédés, de guerriers vieillis et d'illusions funestes.

Jamais pourtant le grand Frédéric n'aurait pu manifester autant de contentement de ses armées victorieuses que n'en marquaient ses successeurs pour celle de 1806. Rüchel déclarait à ses soldats dans une revue « qu'il y avait dans l'armée prussienne quantité de généraux de la force de M. Bonaparte ». Knesebeck ayant eu l'imprudence en 1805 de présenter à la commission d'organisation militaire un plan de réorganisation sur les bases adoptées plus tard par Scharnhorst, il lui fut répondu « qu'on ne pouvait comprendre comment on osait conseiller la complete réorganisation d'une armée qui était, depuis si longtemps, pour l'Europe, et qui devait rester pour elle, un modèle inimitable, et comment on osail proposer de la réduire au role d'une simple milice nationale ».

L'issue de la campagne qui s'ouvrait les 7, 8 et 9 octobre par le passage des défilés du Frankenwald du colé des Français ne pouvait guère élre douteuse. Non que la disproportion des deux armées fût considérable : l'armée française comptait environ 170 000 hommes, dont 30 ou 40 000 auxiliaires allemands ; l'armée prussienne 160 000 hommes, dont 20 000 Saxons. Mais il fallait songer à la disproportion réelle entre l'empire français et la Prusse de cette époque ; le premier avec ses provinces du Rhin, de Belgique, de Piémont, ses royaumes feudataires de Hollande, d'Italie, de Naples, de la Confédération du Rhin, pouvait compter sur les ressources de cinquante millions d'habitants ; le royaume de Prusse n'était peuplé que de neuf millions huit cent mille habitants ; les secours lointains de l'Angleterre, de la Suède ou de la Russie ne pouvaient compenser cette disproportion. Une bataille perdue pour la France était un échec, pour la Prusse la ruine.

A cette armée de paix, de tradition, de caserne, on allait opposer une armée qui, en 1792, était sortie des entrailles de la nation française, qui avait grandi dans les camps et sur les champs de bataille ; qui s'était formée, au milieu des succès et des revers, une tactique à elle, un art militaire, non de tradition et de recettes, mais d'inspiration el d'expérience, une armée vieille de gloire, jeune d'années ; à ces compagnons décrépits de Frédéric II, qu'on trainait presque malgré eux sur le champ de bataille, des généraux dont les étals de service contrastent glorieusement avec l'extrait de naissance. Des sept lieutenants de Napoléon, les plus agés étaient Augereau (cinquante-neuf ans) et Bernadotte (quarante-deux ans) ; mais Murat n'avait que trente-neuf ans ; Ney, Soult, Lannes, trente-sept ; Davoust trente-six. L'Empe reur lui-même n'avait que trente-sept ans. On pouvait attendre de cette belliqueuse jeunesse une constance indomp table dans le danger, une ardeur infatigable dans la pour suite de la victoire.

Tandis que l'armée prussienne se mouvait péniblement avec les 33000 chevaux, les 12 000 valets, les carrosses, les pianos qui encombraient ses colonnes, Napoléon, ses lieute nants et ses officiers avaient conservé quelque chose de la simplicilé républicaine. Un officier portait tout avec lui ; ur maréchal n'avait que des cantines ; Napoléon n'était pas en core le fastueux potentat de 1812.

Le quartier général prussien était encombré de personnages inutiles : la reine, les princes, qui venaient passer de revues ; Lombard et le pamphlétaire Gentz qui rédigeaient des manifestes ; Hardenberg et Haugwitz qui disputaient sur le système politique. Le duc de Brunswick, sur l'expérience duquel tout le monde comptait, demandait conseil à tout le monde. On avait eu d'abord la prélention de prendre l'offensive ; mais Napoléon ne laissait ce soin à personne. Puisqu'il fallait l'attendre, par où déboucherail-il ? Par la haute Saale ou par le haut Mein ? par Hof ou par Eisenach ? Non-seulement on ne savait comment on livrerait bataille, mais on n'était pas sûr qu'on ne ferait pas la paix. Le 7, Napoléon avait reçu un ultimatum prussien qui le sommait d'évacuer l'Allemagne du Sud et de laisser l'Allemagne du Nord libre de se confédérer. Ce document, par son contenu, indiquait le désir de la paix ; par sa forme, la rendait impossible. Il était accompagné d'une lettre du roi, longue, passionnée, pleine de récriminations. Napoléon l'appelait « un mauvais libelle...., une rapsodie copiée des journaux anglais...., un mauvais pamphlet contre la France, dans le genre de ceux que le cabinet anglais fait faire par ses écrivains à 500 livres sterling par an.... Le roi de Prusse n'a sûrement pas lu cette rapsodie.... On nous donne rendez-vous d'honneur pour le 8 ; jamais Français n'y a manqué ; mais comme on dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois et marchons, sans nous coucher, sur la Saxe ».

On cherchait encore un plan dans l'armée prussienne ; Napoléon était si sûr du sien que, le 13 octobre au soir, la veille d'Iéna, sur les hauteurs du Landgraffensberg, il pouvait divulguer à ses soldats que l'armée prussienne était tournée par sa gauche, dans la situalion de Mélas à Marengo, de Mack à Ulm.

Pourtant, après le combat de Schleitz et de Saalfeld, ou s'était montrée en pleine lumière l'infériorité de cette fameuse cavalerie prussienne, et où la mort de Louis-Ferdinand avait inauguré tristement cette triste guerre, Napoléon fit encore une tentative pour décider le roi à la paix. Il lui écrivit :

Que V. M. m'en croie : j'ai des forces telles que toutes ses forces ne peuvent balancer longtemps la victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang? A quel but ? Je tiendrai à V. M. le même langage que j'ai tenu à l'empereur Alexandre deux jours avant la bataille d'Austerlitz. Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatisés, plus ennemis d'Elle qu'ils ne le sont de moi et de ma nalion, ne lui donnent pas les mêmes conseils pour la faire arriver au même résultat ! Sire, j'ai été votre ami depuis six ans. Je ne veux point profiter de cette espèce de vertige qui anime ses conseils et qui lui ont fait commettre des erreurs politiques dont l'Europe est encore tout étonnée et des erreurs militaires de l'énormité desquelles l'Europe ne tardera pas à retentir.... Sire, V. M. sera vaincue ; elle aura compromis le repos de ses jours, l'existence de ses sujets sans l'ombre d'un prétexte. Elle est aujourd'hui intacte et peut traiter avec moi d'une manière conforme à son rang ; elle trailera avant un mois dans une situation différente.... Sire, je n'ai rien à gagner contre V. M. Je ne veux rien et n'ai rien voulu d'elle. Cette guerre est une guerre impolitique.... Ce n'est pas pour l'Europe une grande découverte que d'apprendre que la France est du triple plus populeuse et aussi brave et aguerrie que les États de V. M. Je ne lui ai donné aucon sujet réel de guerre. Je prie V. M. de ne voir dans cette lettre que le désir que j'ai d'épargner le sang des hommes et d'éviter à une nation, qui géographiquement n'est pas ennemie de la mienne, l'amer repentir d'avoir trop écouté des sentiments éphémères qui s'excitent et se calment avec tant de facilité parmi les peuples ».

Assurément, il y avait dans cette lettre des expressions acerbes et dures. Les idées sont vraies ; les sentiments, nous les croyons sincères. La démonstration de sa supériorité sur la Prusse une fois faite à Schleitz et Saalfeld, Napoléon offrait de s'arrêter, de renoncer à une victoire certaine, à des conquêtes assurées. A-t-on été aussi généreux que lui après Wissembourg, après Reichshoffen, quand la preuve de nos erreurs politiques et militaires était acquise pour l'Europe ! A-t-on offert de se retirer sans démembrer la France ? Napoléon a du moins sur son triste imitateur cette supériorité : il a écrit cette lettre.

III.

Si le passé pouvait consoler du présent, jamais victoire ne fut plus complète. Le même jour, à léna, sous les yeux de Napoléon, 100 000 Français écrasaient 70 000 Prussiens sous les ordres de Hohenlohe et de Ruchel ; à Auerstaedt, Davoust, avec 30 000 Français seulement, arrêtait et repoussait victorieusement une autre armée de 70 000 hommes qui avait à sa tête le roi de Prusse, le duc de Brunswick et Moellendorff. Cette armée se battit bien ; les chefs firent bien leur devoir ; Schmettau fut tué, Moellendorff et Brunswick mortellement blessés, le roi eut deux chevaux tués sous lui. Une foule d'officiers restèrent sur le champ de bataille. Chacune des deux armées prussiennes fut vaincue à l'insu de l'autre et se consolait en pensant que l'autre était victorieuse. Hohenlohe accablé espérait se rallier avec le secours de l'armée de Brunswick ; le corps de Brunswick vaincu, espérait se renforcer de ceux d'Hohenlohe pour enfoncer enfin Davoust. Mais ce ne furent pas deux armées qui firent leur jonction ; ce furent deux déroutes qui se inelèrent, se confondirent, s'écoulèrent en désordre, vers le seul chemin resté libre : 21 000 hommes tués ou blessés, 18 000 prisonniers, 315 canons, tels furent les premiers fruits de la victoire. Davoust, qui n'avait que 44 canons, en avait conquis 115.

Ce qui rendit le désastre plus effroyable encore, c'est la promptitude et l'acharnement avec lesquels les Français poursuivirent la victoire. L'infanterie de Soult, Lannes, Ney, Augereau, l'innombrable cavalerie de Murat se précipitèrent sur les traces de ces débris d'armée. Dans leur marche diagonale du sud-ouest au nord-est, du champ de bataille d'Iéna à la mer Baltique, ils réussirent du même coup à les gagner de vitesse et à les couper de leur ligne de retraite sur la Russie. Le roi consterné avait abandonné à Hohenlohe et à Kalkreuth la direction du corps principal. Dès le lendemain d'Iéna, les Français paraissaient devant Erfurth, - place forle renfermant le prince d'Orange, 10 000 soldats, d'immenses approvisionnements, beaucoup de fuyards et de blessés. Erfurth se rendit à la première sommation. Le 17 octobre, le général Dupont attaqua, près de Halle, la réserve de l'armée prussienne, forte de 17 à 18 000 hommes, postée dans une position formidable et commandée par le prince Eugène de Würtemberg. C'était le seul corps intact qui restat de l'armée prussienne. Il fut battu et dispersé. Cependant la grande armée prussienne serrée de près par les Français avait réussi à alteindre Magdeburg et å y passer l'Elbe. Nous n'avons plus besoin de notre imagination pour nous figurer le tableau qu'elle présentait : des troupes harassées, affamécs, qui ne trouvaient de vivres nulle part, qui jalonnaient leur route d'artillerie abandonnée, de soldats épuisés, de cadavres d'hommes et de chevaux ; des généraux qui se rejetaient la responsabilité de la défaite ; des soldats qui n'obéissaient plus à leurs officiers et qui attribuaient tous leurs malheurs à leur incapacité, à leur trahison ; des bandes de déserteurs, des nuées de maraudeurs ; le paysan ruiné, consterné, pillé. Du moins on espérait atteindre l'Oder. Mais on perdit le temps en contre-marches : les Français n'en perdaient pas. A Prentzlau, au nord de Berlin, on fut ou l'on se crut entouré : le prince de Hohenlohe se rendit prisonnier avec 12 000 hommes (28 octobre). Un autre corps, composé de 4200 fantassins, 2000 cavaliers, huil canons, sous Hagen, ne put aller plus loin que Pasewalk (29 octobre). Un troisième, sous Bila, qui était arrivé jusqu'à Anklam et qui complait s'embarquer, ne fut pas plus heureux. On ramassa en chemin le grand parc d'artillerie. Restait la colonne de Blücher, renforcée de celle du duc de Weimar et qui complait dans ses rangs les plus énergiques officiers de l'armée prussienne : le duc de Brunswick-OEls, celui de Saxe-Weimar, York de Wartenburg, Scharnhorst, Dörnberg, tous destinés à être célèbres au jour de la revanche. Elle comptait filer le long du littoral de la Baltique et atteindre la Vistule ; mais les Français élaient déjà arrivés au bord de la mer. Malgré son épuisement, elle rebroussa chemin, talonnée par Soult, Bernadotte et Murat, se jeta dans Lübeck, malgré les protestations des habitants, y livra un combat acharné qui fit à la ville un mal énorme (6 novembre), réussit à s'en échapper, mais fut obligée de capituler à Ratkau (7 novembre). 14 ou 15 000 hommes posèrent les armes. Du moins Blücher put faire insérer dans la capitulation « qu'il ne se rendait que faute de munitions ». De toute l'armée qui avait combattu à léna et Auerstaedt, il ne restait plus un seul soldat. Quand l'armée auxiliaire des Russes s'approcha de la Vistule elle ne trouva plus d'armée principale avec laquelle elle pât faire sa jonction.

Parallèlement à cette série de désastres en rase campagne, une série de capitulations de places fortes, dont le récit encore aujourd'hui exaspére les historiens allemands. Spandau, la citadelle de Berlin, s'était rendue sans tirer un coup de canon. Le 23 octobre, son gouverneur Benekendors écrivait au roi qu'il se ferait sauter avec la forteresse ; le 25 il capitulait. « Le major de Benekendorff, raconte Bignon, qui venait de rendre cette forteresse sans un seul jour de défense, n'avait d'autre souci que de se débattre avec un officier français relativement à de petits objets de basse-cour qu'il prétendait compris dans les effets que la capitulation l'autorisait à emporter. » Stettin, forte place sur l'Oder, avait 5000 hommes de garnison, de l'artillerie en sulfisance, des vivres et des munitions en abondance ; on pouvait s'attendre à y voir arriver le prince de Hohenlohe. Le 29 octobre, un corps français de 800 cavaliers et 2 canons vint sommer la place en annonçant la prochaine arrivée de Lannes et Murat. Le gouverneur von Romberg, agé de quatre-vingt-un ans, n'hésita pas à se rendre prisonnier de guerre. Napoléon à ce propos écrivit ce mot qui pèse encore sur le cæur de nos conquérants : « Si votre cavalerie légère, écrivait-il à Murat, prend ainsi des villes forles, il faudra que je licencie mon corps de génie et que je fasse fondre mes grosses pièces ». A Küstrin, ville trèsforte sur l'Oder qui la mettait à l'abri d'un coup de main, le colonel Ingersleben, qui avait 2400 hommes de garnison, fut sommé par une division française qui le même jour poursuivit sa marche dans une autre direction, ne laissant à la tête de pont de l'Oder qu'un seul régiment : c'est à ce régiment qu'il se rendit (1er novembre) ; encore fut-il obligé de fournir aux Français des bateaux pour pénétrer dans la place, altendu qu'il avait fait sauter le pont. Enfin le 22 novembre Magdeburg, qui n'était investi que depuis 13 jours, . capitula avec 24 000 hommes, dont 10 000 complétement valides, 6 ou 7000 chevaux, 600 pièces de canon, devant une force assiégeante de 6000 hommes. Les places fortes de Hanovre n'avaient pas fait une meilleure résistance. Plus tard, quand la Prusse voulut se relever, ces « capitulards » furent traduits devant des conseils de guerre : plusieurs furent condamnés à mort.

En novembre, le roi de Prusse n'avait plus d'autres ressources que : 1° Dans le nord, les forteresses : de Dantzig, qui ne se rendit que le 25 mai 1807 ; – de Kœnigsberg, qui ne fut prise qu'après la bataille de Friedland ; - de Colberg, que la ténacité de Gneisenau, les hardiesses du futur partisan Schill, la bravoure de sa bourgeoisie, encouragée par le vieux distillateur Nettelbeck, maintinrent jusqu'à la fin en dépit du bomhardement ;- de Graudentz, qu'un général d'origine française, L'homme de Courbière, agé de soixante-ireize ans, défendit également à outrance. Vainement on lui déclarait qu'il n'y avait plus de royaume, ni de roi de Prusse : « Eh bien, répondait-il, je suis le roi de Graudentz » ; 2° une petite armée de 14 ou 15 000 hommes qui, sous le général Lestocq, autre Français d'origine, se distingua à Eylau et à Friedland, mais ne pouvait rien changer à la situation ; 3° la Silésie, où après quelques capitulations honteuses, comme celles de Breslau et de Schwednitz, les autres forteresses se défendirent longtemps et où les gouverneurs organiserent une armée auxiliaire de francs-tireurs, de gardes nationales, d'officiers prussiens, qui avaient manqué à la parole donnée.

La France était encombrée de prisonniers prussiens. Napoléon avait prescrit d'accorder aux soldats une nourriture abondante, aux officiers une solde convenable. Mais comme il en avait environ 140 000, il n'entendait pas supporter une dépense inutile ; il prescrivait de les employer aux travaux publics, aux ateliers de Rochefort, aux ouvrages du Languedoc, ou de les mettre à la disposition des cultivateurs. « Cela aura l'avantage, disait-il, qu'il en restera beaucoup en France ». Il en faisait aussi offrir à la cour d'Espagne : « Cela aura l'avantage de peupler l'Espagne, parce que si ces prisonniers sont bien traités, ils resteront dans le pays ». Il stipulait seulement qu'on ne les enverrait pas aux mines d'Amérique. Sa haine contre la faction belliqueuse de Berlin reparaissait encore dans ces prescriptions : « Je vous recommande les gendarmes, écrivait-il au général Dejean; ce sont des freluquets et des polissons. N'en laissez pas venir à Paris, et placez-les à Dijon avec ordre de les tenir ferme ».

IV.

Nous avons laissé Berlin sous les excitations belliqueuses de la Cour, du théâtre, des journaux. « Les régiments traversaient la ville avec des chants de victoire, la foule se précipitail sur leur passage, s'associait à leur enthousiasme, et aucun nuage de pressentiment n'obscurcissait ce beau ciel d'espérance (Lombard). » Le Libéral, l'Ami de la Maison, l'Indicateur, l'Observateur de la Sprée, entretenaient cette fièvre patriotique, ne permettaient pas qu'on vit dans la mort de Louis-Ferdinand autre chose qu’un accident insignifiant. Tout d'un coup la nouvelle se répand dans la capitale qu'on vient de remporter une grande victoire : le prince de Hohenzollern a complétement battu Soult ; Murat est prisonnier ; le grand parc d'artillerie française est enlevé.... Les Français étant à Naumbourg, il est évident qu'ils étaient pris entre deux feux. Le gouverneur Schulenburg-Kehnert distribuait luimême à la foule enthousiasmée les bulletins de victoire. Le 17, au matin, on apprit la nouvelle d'Iéna. Le gouverneur fit placarder la célèbre affiche : « Le roi a perdu une bataille ; maintenant la tranquillité est le devoir du bourgeois et je vous demande de le remplir. - Signé Schulenberg. » La désillusion fut cruelle ; la panique excessive; toute la haute société déserta à l'instant la ville qui se remplissait en même temps des fuyards de la campagne, encombrant les rues de leurs voitures et de leur pauvre mobilier. Les libraires surtout, qui se souvenaient de l'exécution du libraire Palm, et ne se souciaient pas d'être « décorés du Palmen-orden », ne perdirent pas de temps pour fuir. Les Français n'élaient encore qu'à Halle (17 octobre) : on les croyait aux portes de Berlin. Le gouverneur Schulenburg fit sa sortie en grand uniforme, escorté de toutes les caisses publiques, mais abandonnant d'immenses approvisionnemenls dont les Français allaient faire leur profit. Puis, la ville se trouva dans cette situation pleine d'angoisses qu'ont connue depuis tant de villes françaises, entre l'État qui l'abandonnail, la livrait, se retirait avec ses fonctionnaires, ses soldats, ses trésors, - et l'ennemi qui arriyait, Le 24 octobre on aperçut du côté de la porte de Brandebourg des uniformes verts. Les optimistes déclarèrent que c'était l'avant-garde de l'armée russe. Les optimistes ont toujours tort en pareil cas. C'était la cavalerie française. Artillerie légère, hussards, chasseurs, ils entrèrent par plusieurs portes dans Berlin, musique en tête, au milieu d'une foule immense, qui ne manifestait aucune velléité liostile, qui subissait la réaction de la peur passée, c'est-à-dire une curiosité tout à fait rassurée, presque reconnaissanle. On alla même visiter les nouveaux venus dans leurs campements hors de la ville. Le général Hullin, un des héros de la Bastille, entra en fonction le même jour comme commandant de place de Berlin; Davoust arriva à son tour ; l'Empereur, en récompense de sa belle conduite à Auerstaedt, avait décidé que son corps entrerait le premier dans la capitale. Il ful harangué à la porte de Potsdam par les magistrats, et une députation leur répondit courtoisement, leur donna le conseil de former une milice bourgeoise pour la garde de la ville. Voilà deux traits qui manquent à la dernière invasion : aucun général prussien ne peut se vanter d'avoir été harangué aux portes de nos villes, aucune de nos villes n'a mérité assez la confiance du vainqueur pour qu'on l'engageât à former une garde civique. Le 26, arrivèrent de nouvelles troupes. Le 27, Napoléon fit son entrée dans la capitale de ce même Frédéric dont il venait de dépouiller le tombeau à Potsdam. Le corps municipal, conduit par le commandant de place, Hallin, lui présenta aux portes les clefs de la ville; à l'entrée du château il retrouva les mêmes députations. « Je ne le vis sourire qu'une fois, dit l'auteur d'une relation contemporaine, quand ses yeux s'arrêtèrent sur un groupe de Berlinois qui melaient leurs acclamations à celles des soldats français. » Sa petite taille, son visage sévère, son teint olivâtre, son regard d'aigle, son simple costume déjà légendaire, au milieu de ce brillant cortége de généraux, de ces étincelants cuirassiers, de ces magnifiques grenadiers à cheval, de cette garde 'invincible, inspirait à la population un sentiment indéfinissable de terreur, d'admiration, de respect, d'amertume profonde, de curiosité émue. On lui présenla le chancelier et les ministres, puis le clergé protestant, les cours de justice. Avec celles-ci, il s'entretint de l'organisation judiciaire de la Prusse ; à celui-là il prescrivit de « rester tranquille et de porter obéissance et respect à César ». Il se montra fort au courant des manifestatione antifrançaises qui avaient signalé le début de la guerre ; il se complut dans de violentes sorties contre le prince de Hatzfeld, les courtisans, les femmes qui se melent de politique : « Ce bon peuple de Berlin est victime de la guerre pendant que ceux qui l'ont attirée se sont sauvés. Je rendrai cette noblesse de cour si petite qu'elle sera obligée de mendier son pain. » Peut-être ne serait-elle pas venue manger le nôtre. Il joua aussi la clémence d'Auguste avec le prince de Hatzfeld, la magnanimité d'Alexandre avec les femmes de la famille royale : la veuve du prince Henri, la princesse Auguste et son mari, la princesse électorale de Hesse-Cassel, sœur du roi. Le soir, la municipalité ordonna des illuminations générales.

Les Prussiens seraient disposés à nous faire croire qu'ils ont inventé l'administration des pays occupés. Napoléon, à peine arrivé à Berlin, organisa sa conquête. Il avait déjà statué sur le sort de l'Allemagne entre le Rhin et l'Elbe, et l'avait parlagée en six gouvernements militaires. Pour la rive droite de l'Elbe, il établit un gouverneur général et un intendant général pour toute la Prusse ; les provinces conquises, à la date du 2 novembre, furent partagées en dix départements, à la tête de chacun desquels se trouvait un commandant militaire, un intendant ou inspecteur aux revues, assisté d'un receveur. Chaque commandant correspondait avec le gouverneur général à Berlin, chaque intendant départemental avec l'intendant général. Les intendants devaient administrer, les receveurs percevoir les impots directs et indirects, les revenus du roi, les contributions extraordinaires qu’un décret du 15 octobre, daté d'Iéna, avait fixé à 100 millions pour les pays entre l'Elbe et la Vistule, dont 10 millions pour Berlin. Nous avons été habitués depuis à de tout autres chiffres. La justice ordinaire continuerait à être rendue par les tribunaux du pays. Les autorités locales de Berlin continueraient leurs fonctions, mais elles devaient préter serment :

« Je jure d'exercer loyalement l'autorité qui m'est confiée par S. M. l'Empereur des Français, roi d'Italie, et de ne m'en servir que pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité publique ; de concourir de tout mon pouvoir à l'exécution de toutes les mesures qui seront ordonnées pour le service de l'armée française, et de n’entretenir aucune correspondance avec ses ennemis. »

Ce serment fut prêté docilement, mais non sans quelque douleur, par le chancelier, les ministres de la justice et des cultes, le chef du département des mines, etc.. Les principales villes devaient etre surveillées par une milice locale : 1600 hommes à Berlin, 40 à Stettin , 60 à Halle. Le reste du pays devait être soigneusement désarmé et les armes enfermées dans les forteresses. Toutefois il conseillait à Clarke de n'armer à Berlin que 800 hommes sur 1600, « sous prétexte que les fusils manquent; un fusil peut servir à deux hommes; ils se le passeraient». Dès son arrivée à Berlin, Napoléon avait reconstitué la municipalité : 2000 bourgeois notables avaient élu parmi eux un conseil de 60 personnes. Napoléon donna l'ordre de s'informer des moyens de faire marcher les postes, le commerce, d'assurer l'approvisionnement de la capitale, etc. Il ne fit pas rédiger des Moniteurs officiels de ses nouveaux gouvernements, auxquels il eût été obligé de procurer des abonnés à coups d'amendes et de prison; les journaux de Berlin lui suffisaient parfaitement, et il s'en servait avec beaucoup de dextérité pour agir sur l'opinion, comme le prouvent les deux lettres suivantes à Fouché et à Clarke, gouverneur général de Prusse :

« Faites faire, dans les journaux, écrivait-il à Fouché, des articles qui représentent le roi de Prusse comme ayant chassé d'auprès de lui MM. Zastrow, Stein, Schulenburg, Moellendorf et les vrais Prussiens ; comme étant aujourd'hui tout à fait mené par M. Herdenberg, entièrement à la disposition de la Russie. Faites sentir que ce monarque, dans son abaissement, est encore plus petit par la conduite qu'il tient que par ses malheurs ; qu'à la suite de l'empereur de Russie, dont il est moins que l'aide de camp, il entend souvent des propos durs contre sa nation et son armée ; qu'en réalité on ne fait aucun cas de ses intérêts et de ceux de ses peuples dont la détresse ne parait point le toucher ; qu'il ne fait autre chose que de chasser les ministres qui avaient l'opinion d'être pacifiques, pour s'entourer de ceux connus par une haine furibonde contre la France ; que du reste son armée se monte à peu près à 12 000 hommes; qu'il n'a presque plus rien de sa province de Silésie et que le peu qui lui reste est brûlé, réduit, saccagé par les Cosaques. Napoléon. »

« Faites mettre dans les journaux de Berlin, écrivait-il à Clarke, que le régiment de Platz, officiers et soldats, s'est débandé dès qu'on l'a mis sous les ordres des Russes ; qu'ils sont accablés par ceux-ci de mauvais traitements, et que la plus grande mésintelligence règne entre les Prussiens et les Russes. Napoléon. »

Les autorités militaires de Berlin, le gouverneur Clarke, le commandant Hullin, l'administrateur Bignon, firent leur possible pour protéger les habitants, quelquefois contre leurs propres autorités. Le prince de Hatzfeld, gourerneur civil, ayant invité la corporation des marchands à faire au gouverneur français un présent d'un million, Clarke refusa par ordre de l'empereur, qui se montra mécontent de cet excès de zèle. Quand il fut question du désarmement, la municipalité afficha une proclamation portant la peine de mort contre les récalcitrants. Le commandant Hallin écrivit aux magistrats une lettre, communiquée aux journaux, portant « qu'il était fort étonné que les magistrats se fussent permis d'édicter de leur chef une semblable pénalité quand rien de sa part ne les y autorisait ». Il est vrai que l'empereur le blâma de cette démarche : Hullin était le premier commandant qui se plaignit «de ce qu'on exécutât trop bien ses ordres ». Hullin s'efforçait d'établir une exacte discipline parmi les troupes. Il disait que « le soldat doit vivre, mais non s'enrichir aux dépens du bourgeois », Il mettait le holà entre le hourgeois et l'officier prussien que le premier poursuivait de reproches el de sarcasmes sanglants.

V.

Cependant les affaires du roi de Prusse allaient mal. La résistance de la Silésie n'avait de sens que si l'Autriche se décidait à y faire entrer son armée, et l'Autriche ne bougeait pas. La résistance de Colberg n'avait de sens que si l'Angleterre s'en servait comme d'un point de débarquement, el l'on ne voyait rien paraître à l'horizon. La Russie soutenait médiocrement l'allié, réfugié à Memel, qui n'espérait qu'en elle. Elle ne combattait, on peut le dire, que mollement, et au lieu de faire tous ses efforts pour reconquérir les États de Frédéric-Guillaume, elle envoyait à ce moment-là même 40000 hommes en Valacbie.

Après léna, le roi de Prusse avait écrit à Napoléon pour répondre à la lettre impériale d'avant la bataille, pour lui demander un armistice (15 octobre) : c'était chose impossible, et Napoléon refusa. Le 18 octobre, Frédéric-Guillaume lui envoya Lucchesini pour réitérer sa demande : il était résigné à céder le Hanovre, Bayreuth et la rive gauche du Weser. « V. M.I., écrivit-il à l'empereur, a trop bien relevé la dignité des trônes par l'éclat de ses vertus, et Elle connaît trop bien le prix de l'honneur en Sa qualité de premier capitaine de son siècle, pour attendre d'un chef d'une nation généreuse et d'une armée qui vient de faire ses preuves de valeur, des sacrifices incompatibles avec la sûreté de nos peuples et l'honneur de nos armes. » Mais les circonstances étaient changées ; le grand malheur que déplorait d'avance Napoléon était arrivé : il avait été obligé de vaincre la Prusse. Maintenant il ne voulait plus ménager en elle un allié possible, mais écraser un ennemi désormais irréconciliable. Sa correspondance, ses bulletins où il attaque, avec une verve de soldat licencieux, le roi de Prusse dans ses affections les plus sacrées,

pmuvent que la passion avait pris la place de la raison d'État. Après les désastreuses capitulations, le 6 novembre, le roi se résolut à consentir à la cession des territoires de la rive gauche de l'Elbe et même, au besoin, à entrer dans la ligue du Rhin ! Les négociateurs Zastrow et Lucchesini sentaient malheureusement le terrain se dérober chaque jour sous eux par suite de nouveaux désastres militaires. Les exigences du vainqueur croissaient. Napoléon déclarait publiquement, dans le trentième bulletin, son intention de conserver en gage les États prussiens jusqu'à ce .que les colonies de l'Espagne, de la Hollande, de la France, fussent restituées, et l'indépendance de la Turquie assurée ! Enfin le 16 novembre, à Charlottenburg, Duroc déclara aux envoyés, qui n'avaient pas encore pu même voir l'empereur, qui'on leur accorderait un armistice à condition que toutes les places, qui à ce moment tenaient encore, telles que Thorn, Graudentz, Dantzig, Colberg, Breslau, Glogau, Hameln, Nienburg, ouvriraient leurs portes, que l'armée prussienne se retirerait sur Memel, que l'armée russe évacuerait les États prussiens. Ils signèrent ces conditions : Lucchesini a avoué plus tard que ces négociations n'étaient pas sérieuses, qu'on ne voulait que gagner du temps pour empêcher Napoléon de soulever la Pologne. En effet, le roi et ses ministres refusèrent la ratifi. cation : ils ne voulaient pas, disaient-ils, d'un armistice qui permettait à Napoléon de dicter la paix aux conditions qui lui plairaient. Encore quelques mois, et Napoléon allait conquérir ces places qu'on lui refusait, rejeter l'armée prussienne et l'armée russe où il demandait qu'elles se retirassent, dicter å la Prusse une paix autrement dure que celle qu'il lui eût accordée en novembre 1806.

Après la bataille d'Eylau, où une demi-victoire si chèrement acquise avait donné à réfléchir à Napoléon, il envoya au roi de Prusse le général Bertrand porteur des conditions les plus favorables. A ce prince si complétement ruiné, il offrait de nouveau la paix et son alliance, la paix avec la restitution de tous ses États : aussitôt après la signature, l'armée française évacuerait tout le royaume. Nous a-t-on, après une lutte autrement honorable pour nous, offert de telles conditions ? Le roi de Prusse dans son aveuglement, le parti de la guerre dans sa haine insensée contre la France, refusèrent. On envoya seulement à Napoléon le colonel Kleist pour le tromper, pour gagner du temps, pour permettre à l'armée russe de se reformer : ce sont les historiens allemands eux-mêmes (Hausser, III, 75) qui font cet aveu. Les ennemis de la France jouaient là un jeu aussi funeste que perfide. Ils exposaient la Prusse à être effacée du rang des États ; car il n'était alors donné à personne de prévoir que Napoléon ferait l'immense folie de 1812 et qu'il viendrait un moment où avec l'aide de l'étranger et la complicité de la démence impériale, la Prusse pourrait se relever.

Alexandre, pour lequel le roi de Prusseoassectait de se sacrifier, le trahit à Tilsitt. On connaît la scène du radeau. Celui qui avait promis à Frédéric-Guillaume de vaincre ou de mourir avec lui, consentit à ce qu'on inséråt dans le traité du 7 juillet 1807 cette clause outrageante : « Par condescendance pour l'empereur de toutes les Russies.... » La Prusse fut obligée, le 12 juillet, de traiter avec Napoléon sur les bases de l'arrangement franco-russe. On lui arrachait ses provinces de Westphalie et Magdeburg, pour en faire un royaume français ; sa Pologne, pour en faire le grand-duché de Varsovie, Dantzig, pour en faire une ville libre ; elle cédait à la Saxe une route militaire à travers la Silésie pour aller en Pologne, plus le cercle de Cottbus en Lusace. Alexandre lui-même acceptait, des dépouilles de son allié, le Palatinat de Byalistock. La Prusse reconnaissait la dépossession de ses alliés, les princes de Brunswick, de Hesse-Cassel, d'Orange-Fulda, indemnisés par une simple pension. Elle reconnaissait les nouveaux États de Naples, Hollande, Varsovie, Westphalie, etc. ; l'occupation par les Français du Hanovre, des villes hanséatiques, de la Poméranie suédoise ; elle acceptait ce dur et ruineux régime du blocus continental ; elle payait des contributions, elle réduisait son armée ; elle descendait de 9 744 000 habitants à 4 938 000, de 120 millions de revenus à 90. Elle redevenait plus petite qu'au temps de Frédéric II en face d'une France autrement puissante. D'après une convention spéciale, les Français devaient évacuer la rive gauche de la Vistule avant le 20 août, celle de l'Elbe avant le 1er octobre, Stettin et d'autres forteresses avant le 16, moyennant toutefois que les contributions ordinaires et extraordinaires seraient intégralement payées. Mais l'avarice ou la pauvreté prussienne se débattirent longtemps coatre les exigences de Napoléon, qui ne peuvent pourtant pas être comparées à celles de l'empereur Guillaume, et l'évacuation en fut relardée.

Rien n'avait pu arracher à Napoléon des conditions plus douces. Alexandre avait imaginé d'essayer sur l'esprit du conquérant l'influence de la reine de Prusse, et son mari l'avait fait venir à Tilsitt. Il fallait que ces deux têtes couronnées eussent bien peu le sentiment de la délicatesse pour faire paraitre en suppliante devant Napoléon cette femme qu'il avait si grièvement insultée ; bien peu de connaissance de leur adversaire pour penser qu'une reine si belle, si spirituelle, si éplorée, si persécutée qu'elle fût, pourrait entrer en balance avec les calculs de son ambition. Elle n'obtint rien que des compliments et la promesse, singulièrement éventuelle, de restituer à la Prusse Magdeburg et son territoire, dans le cas où la Westphalie, à la paix générale, obtiendrait le Hanovre.

VI.

Cette paix de Tilsitt a été sévèrement jugée au point de vue du droit des gens, sévèrement jugée aussi au point de vue politique. Napoléon n'avait détruit la Prusse qu'à moitié ; il n'avait créé la Westphalie, restauré la Pologne, agrandi la Saxe qu'à moitié. Des historiens français pensent qu'il eût été à la fois plus généreux et plus politique de rétablir entièrement la Prusse après une leçon si complète, et d'attacher à sa fortune un État anciennement et solidement constitué, que de créer de nouveaux royaumes sans vitalité, sans racine dans le passé. C'est peut-être une illusion de la générosité française. Avant léna, après léna, après Eylau, les cooseillers du roi avaient tout refusé de Napoléon. Dans leur haine contre la France, ils avaient préféré jouer le salut de leur patrie que de prendre la main deux fois tendue vers eur. L'expérience la prouvé : le Prussien ne pardonne pas, n'oublie pas ; soixante années de paix, les bons offices, les bonnes relations, le souvenir même d'une double vengeance (1814-1815), sont impuissants à assouvir les ressentiments. L'empereur Guillaume ne s'est souvenu, ni de ce qu'il élait entré à Paris en victorieux à la chute de l'Empire, ni de ce qu'il y avait été reçu en hôte, il y a cinq ans : il ne s'est rappelé qu'une chose, c'est qu'il est le fils de la reine Louise. Lombard, à la fin de son livre, fait appel à la générosité de l'Empereur et du peuple français, et parait croire que cette magnanimité ramènerait la paix et la félicité universelles. Lombard était Français d'origine, et connaissait mal ses nouveaux compatriotes. Napoléon en rétablissant la Prusse, en la rendant deux fois plus forte après Tilsitt, l'eût rendue simplement deux fois plus puissante pour l'ingratitude. On ne se fût souvenu que de la défaite, non de la générosité. « Il est fort probable que la cour de Prusse, rétablie dans ses États jusqu'aux bords du Rhin, n'eût jamais été qu'une puissance humiliée, rancuneuse, secrètement ingrate, à laquelle eût pesé le bienfait même de la conservation, » Telle était la fatalité de cette guerre que Napoléon appelait si justement une guerre impolitique : elle n'avait pas de dénoûment dans une paix.

« D'ordinaire, dit Bignon, dans une page qu'on croirait écrite pour la situation actuelle, d'ordinaire les haines politiques s'éteignent dans les batailles. Ici les haines survivent à la guerre. La paix n'est que nominale ; elle est écrite dans le traité ; elle n'est pas entrée dans les âmes, ni pour la Prusse, ni pour la France. »

Napoléon un moment eut une idée étrange. Peu de jours après son entrée à Berlin : « Il y a ici des jacobins, n'est-ce pas ? dit-il à Bignon. J'y serais volontiers une république. » « Sur une simple remarque de ma part, ajoute l'historien, cette idée passa comme un éclair, et il est probable qu'elle ne se présenta plus à son esprit. » L'idée d'une république à propos de la Prusse, et dans la tête de Napoléon, était en effet assez déplacée. Toutefois, il ne renonça pas tout de suite à l'idée d'une révolution libérale en Prusse : il disait à Dresde, à une députation prussienne : « Je vous eusse donné une constitution, et qui sait si vous eussiez été moins heureux ? » Un moyen, en effet, de paralyser un Hohenzollern, était de le mettre au régime constitutionnel.

Puisqu'on ne pouvait ni se réconcilier, ni transformer constitutionnellement la Prusse, quel parti prendre? Un seul peut-être, terrible à appliquer en notre siècle, mais dont - l'emploi eût paru presque légitime, appliqué à un État qui avait grandi par la conducte, la spoliation, le démembrement de ses voisins. Eût-il été impossible à Napoléon d'étendre la Saxe jusqu'à la Baltique, ou la Westphalie jusqu'à Postdam, de faire de Berlin une ville libre, de transplanter ailleurs ou d'indemniser à prix d'argent la maison de Hohenzollern ? En détruisant l'État prussien, on détruisait un système politique, non une nation ; car il n'y a de peuple en Allemagne que le peuple allemand. En brisant le bâton de Frédéric-Guillaume ser et l'épée de Frédéric II, on n'assaiblissait pas l'Allemagne, on n'otait à l'humanité aucune de ses forces essentielles. Nous ne perdions ni Humboldt, ni Fichte, qui d'ailleurs est un Saxon, ni Niebuhr, qui est Danois : on rendait seulement une certaine catégorie de grands hommes fort improbable. Est-il bien sûr que cette monarchie militaire, qui exploitait la guerre comme une industrie, eût laissé, après seulement cent années d'une existence si chétive et si tourmentée, plus de souvenirs ou plus de regrets après elle que la république des Mamertins ou celle des Cosaques Zaporogues ? Pourtant Napoléon lui-même ne put se résoudre à ce terrible moyen: preuve nouvelle du caractère impolitique de cette guerre où la victoire devenait presque aussi féconde en embarras, en complications, en conséquences désastreuses, que l'est ordinairement une défaite.

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