Un témoin de la bataille de Malplaquet
Au Camp du Quesnoy, le 13 Septembre 1709.
Monsieur et très cher Père,
J'ai reçu celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en datte du dernier aout, laquelle me fut rendue par M. Barrault au camp de Denaing, la citadelle de Tournay ayant été obligée de se rendre faute de vivres et de munitions ; nous avons quitté ce camp le 7 de ce mois pour nous retirer du coté de Mons et tacher de rompre les desseins des ennemis qui en voulaient à cette place ; nous fûmes camper ce jour-là à Kieuvrin, trois lieues par de là Valenciennes. Le 8, les Ennemis ayant passé la Haine, M. le Chevalier de Luxembourg ne l'attaqua pas à leur passage à cause de l'infériorité de son détachement ; ils entrèrent dans nos lignes et vinrent camper à Gerriel pour investir Mons. M. le Maréchal de Villars, pour mettre à couvert tout le pays de Bavay et Maubeuge et reppousser les ennemis de manière qu'ils ne puissent faire leurs courses en deçà de Mons, résolut d'avancer et de passer la rivière d'Hosneau pour s'emparer de la trouée de Bavay ou d'Aulnois dans laquelle nous entrâmes le lundi 9, après avoir fait faire à une armée la plus belle marche, et la plus forte et la plus déterminée qui se soit encore vue. Le Dimanche, la veille, il nous passa en revue avec M. le Maréchal de Boufflers, et gratieusa chaque troupe en particulier de manière que chacun fut content. Lorsqu'il vint à passer devant les gendarmes de la garde, M. le Maréchal de Boufflers, pour nous faire honneur et nous rendre justice, dit tout haut : « Voilà une troupe invincible ». A quoi M. le Maréchal de Villars ajouta : « Et invaincue ». Ce jour là on fit marcher tous nos équipages du coté de Valenciennes et chacun se disposa à voir l'Ennemi de moment en moment ; nous restâmes couchés en bataille, et la nuit le pain fut distribué à toute l'armée. Le Lundi 9 nous marchâmes aux Ennemis, passâmes l'Hosneau et entrâmes dans la trouée d'Aulnois, qui devient à présent fameuse par la grande bataille qui s'y est donnée et dont on parlera dans tous les siècles, Dès notre arrivée, nous nous rangeâmes aussitôt en bataille, nous dressâmes nos batteries de canons au nombre de 80 pièces et reçumes la bénédiction de nos aumôniers, tout prêts à recevoir les Ennemis qui marchaient à nous en grande diligence du côté d'Aulnois, mais nous ne fîmes ce jour-là que nous canoner de part et d'autre ; les ennemis avaient 150 pièces en batteries, avec plusieurs mortiers qui faisaient un carrillon terrible et qui nous ont abîmé une infinité de braves gens et de chevaux. Le matin nous fîmes 4 à 500 maraudeurs prisonniers. Le 10 mardi au lever du soleil on recommença à se canoner jusqu'au soir. Toute la nuit on avait travaillé à faire des retranchements au haut de la trouée du côté d'Aulnois, et le soir on dressa des fascines. M. le Marquis de Coatquin, maréchal de camp, eut la jambe emportée d'un boulet de canon. M. d'Albergothy, lieutenant général, eut une conférence d'une demi-heure avec quelques officiers des ennemis qui purent profiter de ce moment pour reconnaître nos retranchements. Nous perdîmes quinze chevaux dans l'Escadron, avec un de tué et 5 de blessés ; il y eut deux coups de canon sur l'Escadron arrêté près de nous, un boulet vint donner dans le poitrail du cheval de M. de Frontigny, un de nos brigadiers qui est près de Saint-Quentin, qui sortit par le fondement et vint percer le poitrail d'un autre cheval qui le suivait. L'autre coup est plus surprenant et si je ne l'avais vu je ne le croirais pas, un boulet vint directement mourir au pied d'un cheval, lui emporte le fer sans le blesser.
Le Mercredi 11, jour qui fut jour de la bataille d'Oudenarde qui se donna l'année dernière au 11 juillet qui était aussi un mercredi, toute la Maison du Roy, et la Gendarmerie portèrent la fascine aux retranchements et vers nos batteries pour y faire des épaulements. Un brouillard épais qui suivit l'aurore. favorisa nos travailleurs et donna le temps à toute la cavalerie de faire plusieurs mouvements sans que les ennemis aient pu nous inquiéter par leur canon, qui de leur côté se disposaient à venir nous forcer dans nos retranchements. Sur les huit heures du matin, le brouillard étant dissipé par le soleil, qui m'a paru cette journée luire plus que jamais, nous nous vîmes en présence des Ennemis qui marchaient à nous tout de bon ; nous commençâmes à les saluer de toute une artillerie qui sur la droite et sur la gauche fut pendant trois bonnes heures des mieux tirée ; ensuite le combat commença, ils nous attaquèrent tout d'un coup par la droite, la gauche et le centre avec 20.000 grenadiers. Nous les repoussâmes sur la droite fort vigoureusement, mais sur la gauche ils nous forcèrent après cinq heures de résistance, et le centre ne tenant presque plus a rien, les gardes françaises et les gardes suisses ayant plié – sans quoi nous aurions gagné la bataille – M. le Maréchal de Villars qui était déjà blessé assez dangereusement au jaret d'un coup de balle, après avoir eu son cheval tué sous lui, pour donner le temps à toute notre infanterie de se retirer, fit amener toute la Maison du Roy qui chargea les ennemis sur la droite, pendant que la gendarmerie chargeait sur la gauche. Ce combat de cavalerie fut aussi violent et aussi opiniâtre que celui d'infanterie ; pendant trois grandes heures nous les chargeâmes d'une manière qui, si la cavalerie blanche qui était derrière nous avait voulu nous suivre, il ne serait pas revenu un seul de leurs cavaliers; dès que nous paraissions, il se rampaient et se sauvaient ; mais la Maison du Roy s'affaiblissant à force de combattre et de perdre du monde, après voir chargé des 6 et 7 fois et même par pelotons, et se voyant abandonnée du reste de notre cavalerie, pour ne pas tomber entre deux feux, l'infanterie des ennemis étant toute avancée à droite et à gauche dans les bois, qui commençaient déjà à nous canarder, nous nous retirâmes de cette maudite trouée pour revenir sur la hauteur entre Taisnières et Bavay, mais en si bon ordre et avec une contenance si hardie et si fière qu'ils n'osèrent nous poursuivre ni charger notre arrière garde ; de l'aveu des ennemis mêmes, on n'a jamais fait une plus belle retraite, Nous leur avons bien abandonné le champ de bataille, que nous ne pouvions garder, notre infanterie ayant été repoussée et la leur s'étant emparée des bois ; mais nous leur avons tué deux fois plus de monde, pris plus de drapeaux et d'étendards, fait presque autant de prisonniers et leur ayant pris autant de canons. Jamais bataille n'a été plus sanglante que celle-ci, et de mémoire d'homme on n'a jamais essuyé une si terrible canonade et qui ait duré plus longtemps. Ils jettaient jusqu'à des bombes (au milieu de nos escadrons qui nous enlevèrent des douzaines de chevaux à la fois avec plusieurs hommes.
M. Beudiac (?) qui est dans la gendarmerie, frère de M. Reise (?), a eu son cheval tué d'un éclat de bombe, on l'a cru mort, mais il est revenu en bonne santé. La Maison du Roy a le plus souffert de cette canonade ; nous étions juste derrière l'infanterie et nos batteries, dont quelques-unes ayant cessé de tirer, faute de munitions, furent démontées par les leurs et d'autres nouvelles qu'ils dressèrent directement vis-à- vis les mousquetaires et nous, gendarmes, dont plus de 80 furent en un instant tués ; ils nous choisissaient et nous tiraient , comme avec le fusil. Notre cavalerie a beaucoup souffert aussi de cette canonade. Je ne compte pas à moins de 50.000 hommes, de part et d'autre, qui sont hors de service Les ennemis, de leur propre aveu, perdent vingt-cinq mille hommes, mais ils en perdent bien davantage. Nos prisonniers qui viennent de leur armée rapportent que sur le champ de bataille, à l'endroit où étaient nos retranchements, il y a des monceaux de corps morts de la hauteur d'un homme ; ils s'en étaient même trouvés dans le milieu du combat pour faire des retranchements. On doit demain envoyer un détachement sur le champ de bataille pour enterrer les corps morts, de concert avec les ennemis, qui en enverront aussi un, et pour retirer les pauvres blessés qui languissent depuis deux jours.
Nous ne perdons pas plus de 500 prisonniers, et 1.500 hommes hors de combat ; beaucoup d'officiers de distinction tués ou blessés, dont on ne peut pas encore donner une liste exacte. Voici les noms de quelques-uns que je sais et que vous pouvez connaître :
Blessés
M. le Maréchal de Villars.
M. d'Albergothy, Lieutenant général.
M. le Comte de Tournemines, Brigadier.
M. le Duc de Guiche.
M. le P. Charles, prisonnier.
M. de Massé, Maréchal des Logis des Mousquetaires noirs.
M. des Vignaux, Maréchal des Logis, jarret emporté.
M. Keringnart (?), cuisse emportée.
M. Dauzat, sous-Brigadier.
(Officiers des Mousquetaires noirs.)
M. du Codiou, des Grenadiers à cheval.
M. de Taville, gendarme de Soissons.
M. le Marquis de Gaulnier (?).
M. le Marquis d’Equevilliers, officier des gendarmes de la Garde.
Tués
M. de Tournefort, Maréchal de brigade dans les Gardes du Roy.
M. du Clozel, garde du corps, d'un boulet de canon à la tête.
M. Vaubripiat (?), garde du corps, d'un boulet de canon dans l'estomac.
M. de la Fosse, sergent des Grenadiers à cheval.
M. Viart, Maréchal des Logis des Mousquetaires.
M. le Chevalier de Crouy, Brigadier d'armée.
M. le Baron de Palavicini, Lieutenant général.
M. de Chemerault, Lieutenant général.
M. de Canly (?), sous-Brigadier des Mousquetaires noirs.
M. Degrainbert, Commandant des Mousquetaires gris.
Plus de 500 gardes du Roy sont tués ou blessés. Plus de 120 mousquetaires, 20 à 30 cheveaux légers. Plus de 60 gendarmes de la Garde. Trente grenadiers ou environ hors de combat. M. de Champagnac a eu un cheval de tué sous lui ; nous perdons une infinité de chevaux ; nous avons des Régiments tout défaits, surtout celui de Bretagne où il ne reste pas 150 hommes ; je n'ai encore pas eu de nouvelles du cousin et du fils de M. Redon qui y étaient ; ni de M. Barault, frère de Mademoiselle de la Haye.
Pour moy, grâce au Seigneur, je suis revenu de cette cruelle bataille en très bonne santé et mes chevaux en bon état ; je n'ai pas monté mon limousin dans l'action, mais ma jument qui m'a tiré d'affaire on ne peut pas mieux. Si je n'avais pas eu cette précaution, je n'en serais jamais revenu ; mon limousin m'aurait emporté avec sa trop grande ardeur au milieu des ennemis. Je l'ai échappé belle plus de mille fois et il me semble aujourd'hui que je suis ressuscité ; il ne devait pas revenir un seul du combat qui a duré jusqu'à 4 et 5 heures du soir. Les ennemis couchèrent sur le champ de bataille, et nous nous sommes retirés au Quesnoy. Le lendemain ils sont rentrés dans leur camp à Geuvixf, pour se disposer à faire : le siège de Mons, d'où nous entendons déjà le canon. Ils sont fâchés d'avoir donné cette bataille qui leur est beaucoup préjudiciable par la perte considérable qu'ils ont fait à leurs troupes; ils n'ont que l'honneur du champ de bataille dont le Prince Eugène et Mylord Malborough profitent seuls et non les alliés ; le Prince Eugène a été blessé d'un coup de balle qui lui a effleuré la joue ; c'est lui seul qui a voulu que l'on nous attaque. M. de Malbarough et les Etats de Hollande s'y étaient opposés ; pour 3 drapeaux et 4 ou 5 étendards qu'ils nous ont pris, nous en avons plus de 30 à eux et huit pièces de leurs canons ; ils n'en ont que sept des nôtres. Nous ne savons pas encore le nom qu'elle portera, notre grand bataille. Si c'est celui du lieu où était le quartier général, c'est la bataille de Taisnières ; si c'est celui du champ de bataille, c'est la bataille de Malplaquet. C'est M. de Boufflers qui commande à présent, il a combattu le roi d'Angleterre à la tête de la Maison du Roy comme un lion. Nous allons travailler à couvrir Maubeuge et , ce pays-ci par des lignes que l'on va tirer.
Les ennemis ont perdu une infinité d'officiers, près de 70 colonels et 7 généraux ; ils se sont servis dans leur artillerie de pierriers pour abîmer une infanterle qui en a beaucoup souffert ; il y eut de leurs bombes qui ont tué quelques quinze chevaux à la fois. Par cette bataille, les Français ont recouvré leur ancienne gloire et de l'aveu des ennemis, on ne peut combattre avec plus d'intrépidité et de bravoure que nous n'avons combattu, surtout la Maison du Roy, dont M. de Malborough, le Comte de Tilly et autres généraux des Ennemis ont fait tout publiquement l'éloge.
Nous espérons que les Ennemis ne pourront faire le siège de Mons, leur arméé étant toute délabrée, et nous pensons bien nous cantonner vers la fin de ce mois.
Vous excuserez mon griffonage, je n'ai pas eu le temps de peindre ni de polir.
J'assure de mes respects très humbles, ma très chère Mère, salue avec votre permission mes frères et sœurs et Mademoiselle de Belleville, sans oublier tous nos bons amis ; c'est avec soumission que je me dis, Monsieur et très cher Père,
Votre très humble et très obéissant fils,
Dehagues de Belleville.
(Bulletin de la Société historique de Compiègne, 1938)
Monsieur et très cher Père,
J'ai reçu celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en datte du dernier aout, laquelle me fut rendue par M. Barrault au camp de Denaing, la citadelle de Tournay ayant été obligée de se rendre faute de vivres et de munitions ; nous avons quitté ce camp le 7 de ce mois pour nous retirer du coté de Mons et tacher de rompre les desseins des ennemis qui en voulaient à cette place ; nous fûmes camper ce jour-là à Kieuvrin, trois lieues par de là Valenciennes. Le 8, les Ennemis ayant passé la Haine, M. le Chevalier de Luxembourg ne l'attaqua pas à leur passage à cause de l'infériorité de son détachement ; ils entrèrent dans nos lignes et vinrent camper à Gerriel pour investir Mons. M. le Maréchal de Villars, pour mettre à couvert tout le pays de Bavay et Maubeuge et reppousser les ennemis de manière qu'ils ne puissent faire leurs courses en deçà de Mons, résolut d'avancer et de passer la rivière d'Hosneau pour s'emparer de la trouée de Bavay ou d'Aulnois dans laquelle nous entrâmes le lundi 9, après avoir fait faire à une armée la plus belle marche, et la plus forte et la plus déterminée qui se soit encore vue. Le Dimanche, la veille, il nous passa en revue avec M. le Maréchal de Boufflers, et gratieusa chaque troupe en particulier de manière que chacun fut content. Lorsqu'il vint à passer devant les gendarmes de la garde, M. le Maréchal de Boufflers, pour nous faire honneur et nous rendre justice, dit tout haut : « Voilà une troupe invincible ». A quoi M. le Maréchal de Villars ajouta : « Et invaincue ». Ce jour là on fit marcher tous nos équipages du coté de Valenciennes et chacun se disposa à voir l'Ennemi de moment en moment ; nous restâmes couchés en bataille, et la nuit le pain fut distribué à toute l'armée. Le Lundi 9 nous marchâmes aux Ennemis, passâmes l'Hosneau et entrâmes dans la trouée d'Aulnois, qui devient à présent fameuse par la grande bataille qui s'y est donnée et dont on parlera dans tous les siècles, Dès notre arrivée, nous nous rangeâmes aussitôt en bataille, nous dressâmes nos batteries de canons au nombre de 80 pièces et reçumes la bénédiction de nos aumôniers, tout prêts à recevoir les Ennemis qui marchaient à nous en grande diligence du côté d'Aulnois, mais nous ne fîmes ce jour-là que nous canoner de part et d'autre ; les ennemis avaient 150 pièces en batteries, avec plusieurs mortiers qui faisaient un carrillon terrible et qui nous ont abîmé une infinité de braves gens et de chevaux. Le matin nous fîmes 4 à 500 maraudeurs prisonniers. Le 10 mardi au lever du soleil on recommença à se canoner jusqu'au soir. Toute la nuit on avait travaillé à faire des retranchements au haut de la trouée du côté d'Aulnois, et le soir on dressa des fascines. M. le Marquis de Coatquin, maréchal de camp, eut la jambe emportée d'un boulet de canon. M. d'Albergothy, lieutenant général, eut une conférence d'une demi-heure avec quelques officiers des ennemis qui purent profiter de ce moment pour reconnaître nos retranchements. Nous perdîmes quinze chevaux dans l'Escadron, avec un de tué et 5 de blessés ; il y eut deux coups de canon sur l'Escadron arrêté près de nous, un boulet vint donner dans le poitrail du cheval de M. de Frontigny, un de nos brigadiers qui est près de Saint-Quentin, qui sortit par le fondement et vint percer le poitrail d'un autre cheval qui le suivait. L'autre coup est plus surprenant et si je ne l'avais vu je ne le croirais pas, un boulet vint directement mourir au pied d'un cheval, lui emporte le fer sans le blesser.
Le Mercredi 11, jour qui fut jour de la bataille d'Oudenarde qui se donna l'année dernière au 11 juillet qui était aussi un mercredi, toute la Maison du Roy, et la Gendarmerie portèrent la fascine aux retranchements et vers nos batteries pour y faire des épaulements. Un brouillard épais qui suivit l'aurore. favorisa nos travailleurs et donna le temps à toute la cavalerie de faire plusieurs mouvements sans que les ennemis aient pu nous inquiéter par leur canon, qui de leur côté se disposaient à venir nous forcer dans nos retranchements. Sur les huit heures du matin, le brouillard étant dissipé par le soleil, qui m'a paru cette journée luire plus que jamais, nous nous vîmes en présence des Ennemis qui marchaient à nous tout de bon ; nous commençâmes à les saluer de toute une artillerie qui sur la droite et sur la gauche fut pendant trois bonnes heures des mieux tirée ; ensuite le combat commença, ils nous attaquèrent tout d'un coup par la droite, la gauche et le centre avec 20.000 grenadiers. Nous les repoussâmes sur la droite fort vigoureusement, mais sur la gauche ils nous forcèrent après cinq heures de résistance, et le centre ne tenant presque plus a rien, les gardes françaises et les gardes suisses ayant plié – sans quoi nous aurions gagné la bataille – M. le Maréchal de Villars qui était déjà blessé assez dangereusement au jaret d'un coup de balle, après avoir eu son cheval tué sous lui, pour donner le temps à toute notre infanterie de se retirer, fit amener toute la Maison du Roy qui chargea les ennemis sur la droite, pendant que la gendarmerie chargeait sur la gauche. Ce combat de cavalerie fut aussi violent et aussi opiniâtre que celui d'infanterie ; pendant trois grandes heures nous les chargeâmes d'une manière qui, si la cavalerie blanche qui était derrière nous avait voulu nous suivre, il ne serait pas revenu un seul de leurs cavaliers; dès que nous paraissions, il se rampaient et se sauvaient ; mais la Maison du Roy s'affaiblissant à force de combattre et de perdre du monde, après voir chargé des 6 et 7 fois et même par pelotons, et se voyant abandonnée du reste de notre cavalerie, pour ne pas tomber entre deux feux, l'infanterie des ennemis étant toute avancée à droite et à gauche dans les bois, qui commençaient déjà à nous canarder, nous nous retirâmes de cette maudite trouée pour revenir sur la hauteur entre Taisnières et Bavay, mais en si bon ordre et avec une contenance si hardie et si fière qu'ils n'osèrent nous poursuivre ni charger notre arrière garde ; de l'aveu des ennemis mêmes, on n'a jamais fait une plus belle retraite, Nous leur avons bien abandonné le champ de bataille, que nous ne pouvions garder, notre infanterie ayant été repoussée et la leur s'étant emparée des bois ; mais nous leur avons tué deux fois plus de monde, pris plus de drapeaux et d'étendards, fait presque autant de prisonniers et leur ayant pris autant de canons. Jamais bataille n'a été plus sanglante que celle-ci, et de mémoire d'homme on n'a jamais essuyé une si terrible canonade et qui ait duré plus longtemps. Ils jettaient jusqu'à des bombes (au milieu de nos escadrons qui nous enlevèrent des douzaines de chevaux à la fois avec plusieurs hommes.
M. Beudiac (?) qui est dans la gendarmerie, frère de M. Reise (?), a eu son cheval tué d'un éclat de bombe, on l'a cru mort, mais il est revenu en bonne santé. La Maison du Roy a le plus souffert de cette canonade ; nous étions juste derrière l'infanterie et nos batteries, dont quelques-unes ayant cessé de tirer, faute de munitions, furent démontées par les leurs et d'autres nouvelles qu'ils dressèrent directement vis-à- vis les mousquetaires et nous, gendarmes, dont plus de 80 furent en un instant tués ; ils nous choisissaient et nous tiraient , comme avec le fusil. Notre cavalerie a beaucoup souffert aussi de cette canonade. Je ne compte pas à moins de 50.000 hommes, de part et d'autre, qui sont hors de service Les ennemis, de leur propre aveu, perdent vingt-cinq mille hommes, mais ils en perdent bien davantage. Nos prisonniers qui viennent de leur armée rapportent que sur le champ de bataille, à l'endroit où étaient nos retranchements, il y a des monceaux de corps morts de la hauteur d'un homme ; ils s'en étaient même trouvés dans le milieu du combat pour faire des retranchements. On doit demain envoyer un détachement sur le champ de bataille pour enterrer les corps morts, de concert avec les ennemis, qui en enverront aussi un, et pour retirer les pauvres blessés qui languissent depuis deux jours.
Nous ne perdons pas plus de 500 prisonniers, et 1.500 hommes hors de combat ; beaucoup d'officiers de distinction tués ou blessés, dont on ne peut pas encore donner une liste exacte. Voici les noms de quelques-uns que je sais et que vous pouvez connaître :
Blessés
M. le Maréchal de Villars.
M. d'Albergothy, Lieutenant général.
M. le Comte de Tournemines, Brigadier.
M. le Duc de Guiche.
M. le P. Charles, prisonnier.
M. de Massé, Maréchal des Logis des Mousquetaires noirs.
M. des Vignaux, Maréchal des Logis, jarret emporté.
M. Keringnart (?), cuisse emportée.
M. Dauzat, sous-Brigadier.
(Officiers des Mousquetaires noirs.)
M. du Codiou, des Grenadiers à cheval.
M. de Taville, gendarme de Soissons.
M. le Marquis de Gaulnier (?).
M. le Marquis d’Equevilliers, officier des gendarmes de la Garde.
Tués
M. de Tournefort, Maréchal de brigade dans les Gardes du Roy.
M. du Clozel, garde du corps, d'un boulet de canon à la tête.
M. Vaubripiat (?), garde du corps, d'un boulet de canon dans l'estomac.
M. de la Fosse, sergent des Grenadiers à cheval.
M. Viart, Maréchal des Logis des Mousquetaires.
M. le Chevalier de Crouy, Brigadier d'armée.
M. le Baron de Palavicini, Lieutenant général.
M. de Chemerault, Lieutenant général.
M. de Canly (?), sous-Brigadier des Mousquetaires noirs.
M. Degrainbert, Commandant des Mousquetaires gris.
Plus de 500 gardes du Roy sont tués ou blessés. Plus de 120 mousquetaires, 20 à 30 cheveaux légers. Plus de 60 gendarmes de la Garde. Trente grenadiers ou environ hors de combat. M. de Champagnac a eu un cheval de tué sous lui ; nous perdons une infinité de chevaux ; nous avons des Régiments tout défaits, surtout celui de Bretagne où il ne reste pas 150 hommes ; je n'ai encore pas eu de nouvelles du cousin et du fils de M. Redon qui y étaient ; ni de M. Barault, frère de Mademoiselle de la Haye.
Pour moy, grâce au Seigneur, je suis revenu de cette cruelle bataille en très bonne santé et mes chevaux en bon état ; je n'ai pas monté mon limousin dans l'action, mais ma jument qui m'a tiré d'affaire on ne peut pas mieux. Si je n'avais pas eu cette précaution, je n'en serais jamais revenu ; mon limousin m'aurait emporté avec sa trop grande ardeur au milieu des ennemis. Je l'ai échappé belle plus de mille fois et il me semble aujourd'hui que je suis ressuscité ; il ne devait pas revenir un seul du combat qui a duré jusqu'à 4 et 5 heures du soir. Les ennemis couchèrent sur le champ de bataille, et nous nous sommes retirés au Quesnoy. Le lendemain ils sont rentrés dans leur camp à Geuvixf, pour se disposer à faire : le siège de Mons, d'où nous entendons déjà le canon. Ils sont fâchés d'avoir donné cette bataille qui leur est beaucoup préjudiciable par la perte considérable qu'ils ont fait à leurs troupes; ils n'ont que l'honneur du champ de bataille dont le Prince Eugène et Mylord Malborough profitent seuls et non les alliés ; le Prince Eugène a été blessé d'un coup de balle qui lui a effleuré la joue ; c'est lui seul qui a voulu que l'on nous attaque. M. de Malbarough et les Etats de Hollande s'y étaient opposés ; pour 3 drapeaux et 4 ou 5 étendards qu'ils nous ont pris, nous en avons plus de 30 à eux et huit pièces de leurs canons ; ils n'en ont que sept des nôtres. Nous ne savons pas encore le nom qu'elle portera, notre grand bataille. Si c'est celui du lieu où était le quartier général, c'est la bataille de Taisnières ; si c'est celui du champ de bataille, c'est la bataille de Malplaquet. C'est M. de Boufflers qui commande à présent, il a combattu le roi d'Angleterre à la tête de la Maison du Roy comme un lion. Nous allons travailler à couvrir Maubeuge et , ce pays-ci par des lignes que l'on va tirer.
Les ennemis ont perdu une infinité d'officiers, près de 70 colonels et 7 généraux ; ils se sont servis dans leur artillerie de pierriers pour abîmer une infanterle qui en a beaucoup souffert ; il y eut de leurs bombes qui ont tué quelques quinze chevaux à la fois. Par cette bataille, les Français ont recouvré leur ancienne gloire et de l'aveu des ennemis, on ne peut combattre avec plus d'intrépidité et de bravoure que nous n'avons combattu, surtout la Maison du Roy, dont M. de Malborough, le Comte de Tilly et autres généraux des Ennemis ont fait tout publiquement l'éloge.
Nous espérons que les Ennemis ne pourront faire le siège de Mons, leur arméé étant toute délabrée, et nous pensons bien nous cantonner vers la fin de ce mois.
Vous excuserez mon griffonage, je n'ai pas eu le temps de peindre ni de polir.
J'assure de mes respects très humbles, ma très chère Mère, salue avec votre permission mes frères et sœurs et Mademoiselle de Belleville, sans oublier tous nos bons amis ; c'est avec soumission que je me dis, Monsieur et très cher Père,
Votre très humble et très obéissant fils,
Dehagues de Belleville.
(Bulletin de la Société historique de Compiègne, 1938)