Turgot et le lieutenant de police d'Angoulême

Sans s'arrêter à ces injonctions de l'intendant, le lieutenant de police d'Angoulême, Constantin de Villars, prétendit opposer sa propre autorité à celle même de la loi. Le 30 mars 1770, il fit défense à toutes personnes ayant du grain dans leurs maisons, en magasin ou autrement, d'en retenir au delà de ce qui leur était absolument nécessaire pour leur subsistance et celle de leur famille; il leur enjoignit d'en faire conduire au marché la plus grande quantité possible; il enjoignit à tout grainetier conduisant du grain à Angoulême de le conduire droit au marché, sans pouvoir en décharger ni serrer ailleurs. De plus, il fit défense aux grainetiers de remporter chez eux, après le marché, les grains non vendus et il leur ordonna de les mettre dans un dépôt indiqué par lui.

Ces dispositions draconiennes pouvaient avoir une portée considérable. « Elles prohibent équivalemment tout commerce de grains, dit Turgot, et rendent impossible l'approvisionnement, non seulement de la ville d'Angoulême, mais encore de plusieurs provinces, puisque, dans les circonstances fâcheuses où la médiocrité des récoltes a réduit l'Angoumois, le Limousin et une partie du Poitou et du Périgord, les peuples ne peuvent être alimentés que par les grains achetés dans d'autres provinces ou en pays étrangers par les marchands, soit d’Angoulême, soit d'autres lieux..... lesdits grains ne pouvant arriver à leur destination qu'après avoir été débarqués et entreposés dans les magasins du faubourg de l’Houmeau, sous Angoulême. » Plusieurs chargements de grains, « destinés pour la ville d'Angoulême, soit pour l'intérieur des deux provinces d'Angoumois et du Limousin, » venaient justement d'arriver « à Charente » et on les avait embarqués sur la rivière « pour être transportés à Angoulême »: si l'ordonnance du lieutenant de police n'était pas rapportée, les marchands commissionnés par Turgot lui-même seraient obligés de « contremander lesdits grains pour les soustraire à la vente forcée qu'on voudrait leur prescrire ou de les vendre tous dans le même lieu, au risque de déranger le cours de leur commerce et de priver les autres parties de la province de leur subsistance. »

Il fallait faire vite. Par son ordonnance du 3 avril 1770, Turgot fit défense « à toute personne d'exécuter ladite ordonnance du sieur lieutenant de police »; en conséquence, « il sera libre à toutes personnes de vendre ou d'acheter les grains, tant dans les marchés qu'ailleurs, lors et ainsi que bon leur semblera, comme aussi de les porter et faire porter librement partout où ils le jugeront à propos, et généralement d'en disposer ainsi et de la manière qu'ils aviseront. »

Mais, dit Dupont de Nemours, « l'infraction de la loi par un magistrat spécialement chargé de la police, parut à M. Turgot d'une si grande et si dangereuse conséquence, qu'en même temps qu'il la réprimait directement, il crut devoir être appuyé dans cette mesure par un arrêt du Conseil. Sa demande à ce sujet fut portée par un courrier, qui rapporta, en effet, l'arrêt du Conseil, proposé par M. Turgot. » Cet arrêt, en date du 8 avril, confirmait purement et simplement l'ordonnance rendue par Turgot cinq jours auparavant. De plus, ordre était donné au citoyen Constantin de Villars « de se rendre incessament à la suite du Conseil pour rendre compte de sa conduite! ».

Source : Le commerce des céréales en France au dix-huitième siècle, de Georges Afanassiev.

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